1977.12.19.De Jean Desouches.Témoignage

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1927. Si je suis entré à la Maison Worms, ce fut, si l'on peut dire, à la suite d'une erreur. Allant voir mon parrain, il me dit : « Mon ami Michel Goudchaux m'a demandé si, puisque tu as terminé ton service militaire, tu n'entrerais pas dans sa Maison ? » - « Que fait-il, ton ami ? » - « Je ne sais pas très bien ; je crois qu'il a des bateaux. » (Mon parrain était un peintre.) Pour moi, des bateaux, cela ne pouvait aller qu'en Amérique ; j'avais traversé l'Atlantique six fois, avant d'avoir neuf ans, et je rêvais d'y retourner. Je vais donc au 45, boulevard Haussmann, où M. Goudchaux me reçoit comme neveu de son ami, et termine : « Je vais te présenter à mon directeur général ; désormais, tu ne me connais plus. » - « C'est évident, Monsieur. » A la porte à côté, M. Robert Delteil : « Alors, vous avez tous ces diplômes ! Vous ne savez rien. » - « Je le sais, Monsieur. » - « Alors, nous allons nous entendre. Est-ce que l'étranger vous plairait ? » - (Avec enthousiasme.) « Oui, Monsieur. » - « Quand je parle de l'étranger, je pense à l'Europe centrale. » (Quelle douche froide !) « Très bien. » - « Bon, trouvez-vous au Havre le 1er novembre. »

C'est l'allemand qu'il faut savoir pour aller en Europe centrale, et je ne sais que l'anglais et l'espagnol : j'ai un mois avant d'aller au Havre, je file chez Berlitz, et, à coup de leçons particulières, je commence à apprendre l'allemand à toute vitesse. Au Havre, je retrouve Pierre Darredeau, camarade de promotion HEC, engagé après moi. Chez Berlitz, il n'y a pas de professeur d'Allemand : on m'écrira quand il y en aura. Avec Pierre Darredeau, nous commençons notre stage en passant dans tous les services. Puis nous sommes embarqués, toujours comme stagiaires, sur le "Pomerol", qui se rend en mer Baltique ; nous faisons escale à Dantzig, où nous trouvons comme sous-directeur un ancien HEC, M. Péquignot, qui nous dit : « Mes pauvres petits, on m'a envoyé ici pour six mois, et j'y suis depuis six ans ! » (Eh! si l'on apprend chez Worms que je sais l'allemand, je suis bon pour remplacer le père Péquignot : Arrêtons aussitôt mes leçons.)

1928 Nous rédigeons notre rapport de voyage. Les navires de la Maison chargeaient en Baltique, entre autres, des "DBB" (deals, boards & battens, en fait, des planches) à pleines cales, et il y avait toujours moins lors du pointage au port de débarquement qu'il y en avait sur les connaissements, rédigés par les chargeurs mais signés par le représentant de l'armateur : ce dernier payait ces différences. Beaucoup plus tard, M. Péquignot, devenu membre de la DGSM (direction générale des Services maritimes), m'a dit : « Vous n'y avez rien vu, du haut du pont où vous étiez pour voir ce qui se passait. Les DBB arrivaient le long du bord sur des wagonnets qui étaient comptés pleins ; de temps en temps, les hommes qui les poussaient arrivaient à faire filer un wagonnet plein au milieu de ceux qui avaient été déchargés ; il continuait à suivre le circuit des rails, et revenait avec les wagonnets pleins, il était donc compté deux fois ! »

Puis, nous entrons, Pierre Darredeau au service du trafic, dirigé par M. Atgier, moi au service lignes anglaises et en consignations, dirigé par M. George Tate ; ces deux services faisaient partie de la DGSM, et se trouvaient au Havre ; dans le mien, une grande partie de la correspondance se faisait en anglais, soit avec les succursales anglaises, soit avec les armateurs qui nous confiaient leur représentation pour veiller sur leurs intérêts lorsque leurs navires venaient dans les ports où nous avions des succursales. Parmi eux, se trouvait la Det Bergenske Dampskisselskab, de Bergen. Dans notre service se trouvait M. Rognerud, qui parlait norvégien.

Avec Pierre et moi, avait été engagé aussi Louis Castan, à qui nous avons facilité le stage ; nous formions un trio d'amis, et nos affectations successives nous séparèrent sans jamais affecter notre profonde amitié. Tandis que Pierre Darredeau se mariait le premier, et restait au Havre, Louis Castan était envoyé à Boulogne-sur-mer comme fondé de pouvoirs, et épousait en 1931 ma sœur ; il termina sa carrière comme directeur de la succursale de Bordeaux, le plus beau fleuron de la Maison Worms.

1929. En 1929, je fus envoyé à Dieppe, comme fondé de pouvoirs du directeur, Raymond Bouterre ; deux navires de la Maison reliaient deux fois par semaine Dieppe et Grimsby, [ces navires étaient alors le "Pessac" et le "Listrac"] rapportant d'Angleterre notamment du charbon ; il y avait aussi des navires en consignation, en particulier les Norvégiens ; ma connaissance de l'anglais y était utile.

1931. En 1931, la Maison m'envoie à Anvers, où il y avait surtout des consignations, et il fallait parler anglais avec les équipages ; les navires de la Maison y passaient régulièrement. Mon directeur, Paul Potocki, me pria de servir d'adjoint au secrétaire du Cercle français, M. Mannoni, qui dirigeait l'entreprise de manutention qui nous servait. Le Cercle était très fréquenté, et ce secrétariat occupait tout mon temps libre.

1933. Au printemps 1933, M. Potocki entre dans mon bureau, et me dit : « Je viens d'être appelé par un téléphone de Monsieur Delteil. Le fondé de pouvoirs de Hambourg vient de rentrer en France assez précipitamment ; le directeur de la succursale est donc seul, et, dans les circonstances présentes, la Maison veut qu'il y ait toujours deux Français à Hambourg. M. Delteil demande que vous y partiez ! » - « Mais je ne sais pas l'allemand ! » « C'est ce que je lui ai dit, et il m'a répondu qu'avec votre connaissance de l'anglais, vous apprendriez facilement l'allemand. » (Je faisais la moue : m'écarter de plus en plus de chez moi tandis que les jeunes filles que j'avais connues se mariaient toutes les unes après les autres ; je souhaitais que ma femme soit Française, et avoir le temps de la connaître auparavant.) M. Potocki ajoute : « Desouches, vous êtes célibataire, vous n'avez qu'à faire une valise, et la Maison a besoin de vous. » J'acceptai donc.

D'abord, bref stage au Havre pour savoir ce qu'il faut au sujet de Hambourg. J'y trouve Robert Dhorne, qui vient d'en revenir : il dit qu'il a fait, pour le compte de la Maison, des opérations financières qui risquent de lui avoir des ennuis depuis que le parti nazi est au pouvoir ; c'est pourquoi il est rentré.

M. Delteil me dit : « Votre mission est d'abord d'apprendre l'allemand de façon à remplacer le directeur, Louis de Louvencourt, lorsqu'il prendra ses vacances en 1934. » Quand j'arrive, la succursale a déjà fait passer une annonce demandant une chambre pour un étranger, et elle a reçu environ 70 réponses (l'étranger fait prime, tant on a la hantise de la délation au "parti") ; elle les a triées, et je commence par une pension de famille ; puis, ayant eu le temps de me familiariser avec la ville, je fais mettre une annonce disant ce que je veux trouver avec précision, et il n'arrive que 7 réponses. Je visite un samedi après-midi les 7 maisons, et choisis celle qui correspond seule à ce que je veux : vue sur l'Alster (affluent de l'Elbe qui traverse Hambourg en y faisant une large poche, sorte de lac), murs très clairs, chambre double : salon, chambre à coucher.

Leçons particulières chez Berlitz, qui n'a aucune difficulté à me trouver des professeurs différents ; plusieurs fois par semaine, le soir. J'apprends vite, en effet. (Un des employés me dira un jour que l'on voit que je ne suis pas Allemand parce que je ne fais aucune faute de désinence, alors qu'ils laissent souvent tomber la fin des mots en raison de la difficulté de les mettre au cas correspondant.) Quand arrive l'été 1934, M. de Louvencourt prend ses vacances, et je le remplace sans difficulté.

La succursale de Hambourg est à l'autre bout de l'extrémité de la grande ligne de la Maison, son "épine dorsale". Ce sont ceux de ses plus beaux navires qui la desservent: "Château-Larose", commandant Bouttier, « Château-Yquem", commandant Le Goefflec, se succèdent chaque semaine, déchargeant et rechargeant à Bordeaux, Le Havre, Hambourg ; d'autres navires viennent moins souvent, ayant fait escale entre temps dans les autres ports de France. Il y a aussi des consignations, par exemple les navires de la Compagnie Delmas-Vieljeux, de La Rochelle, qui apportent à Hambourg des bois d'Afrique (et dans d'autres ports allemands, mais où la Maison n'est pas installée).

1934. Après les vacances de M. de Louvencourt, je prends les miennes, à la fin de l'été. Pendant mon absence, le propriétaire de la maison que j'habite, décide de couper en deux le très grand appartement dont j'occupe deux chambres, pour en faire deux : je deviens donc son locataire direct, avec les trois chambres en façade, donnant sur l'Alster, et je prends à mon service la bonne très discrète qui travaillait pour mes deux loueurs. Ceux-ci, une fille et son frère, plus jeunes que moi, se lassent d'attendre que leur mère revienne de l'étranger : elle retourne en Angleterre poursuivre ses études, lui prend l'autre partie de l'appartement. Entre temps, ils m'ont présenté à leur oncle qui vit dans sa propriété à Blankenese, banlieue de Hambourg, et qui devient vite un ami ; nous sommes toujours en correspondance avec sa veuve et ses enfants.

Je reviens de France, fiancé, et y retourne pour me marier début janvier 1935.

1935. Désirant que nos enfants naissent en France (pour les questions de visas et d'ambassade), je demande à ma jeune femme de rester en France après l'été pour y attendre notre bébé. Et puis, la vie à Hambourg n'est pas gaie pour une jeune Française, je l'ai compris par les lettres qu'elle envoie en France. Elle est absente quand arrive M. Delteil pour une inspection : tout va bien. Je lui demande tout de même quelles sont ses intentions pour moi. « Eh bien, M. de Louvencourt en a encore pour sept ans ; si vous faites l'affaire, vous deviendrez alors directeur. » - « Dans ces conditions, Monsieur, je vous prie de me faire rentrer en France. » - « C'est à cause de votre femme ? » Vexé d'être ainsi percé à jour instantanément par cet homme, qui est un vrai chef, et connaît les hommes, je lui réponds : « Non, Monsieur, ma femme n'a rien à y voir. » - « Très bien, j'en rendrai compte aux associés. » Je sais que je viens de briser ma carrière chez Worms & Cie.

1935. Dans la semaine qui suit, le téléphone me réveille tôt un matin : la fille de mon directeur m'annonce que son père est mort dans la nuit. Je prends en main la pauvre famille écrasée par le choc, et, avec le concours du fondé de pouvoirs allemand, nous prenons toutes les décisions nécessaires pour le départ de Madame et des deux enfants avec le cercueil, et pour leur déménagement pour lequel nous avons mis en concurrence plusieurs firmes, etc. Au bureau, je prends la responsabilité des affaires financières.

M. Delteil revient, approuve ce que nous avons fait, et me dit : « Desouches, vous avez fait l'autre jour une grande bêtise : à la suite de votre réflexion, j'ai prévenu les associés que vous ne vouliez pas rester à Hambourg. Or, je m'aperçois, par toutes les initiatives que vous avez prises, que vous étiez l'homme qu'il nous fallait ici. Seulement, entre temps, on a désigné comme directeur ici celui de Prague dont on ferme l'agence. Quand il sera là, et que vous l'aurez mis au courant, vous rentrerez, et je vous chercherai un poste correspondant à vos possibilités. »

Puis, au bureau, il nous parle, à la fois au fondé de pouvoirs allemand et moi, et nous dit : « Je compte sur vous pour que vous fassiez marcher la Maison ensemble, jusqu'à l'arrivée du nouveau directeur. Vous êtes deux têtes sous le même "bonnet". (Je me dis : quelle erreur considérable ! Il oublie que Heinsohn est chef nazi dans son village et que je ne peux le tenir au courant de nos dispositions financières, qui nous donneraient de gros ennuis.) Effectivement, quelques jours après, arrive le directeur financier, qui me dit de la part du siège social : « Vous êtes le seul responsable financier. » - « Je l'ai bien compris ainsi, et ai agi conformément, mais je vous prie de le dire à mon collègue Allemand. » - « Non, je n'ai pas reçu instruction de le lui dire. »

Cela ne tarde pas. Celui-ci entre, un jour, dans mon bureau, ferme la porte derrière lui, et me dit : « Herr Desouches, vous savez ce qu'a dit le directeur général : que nous sommes ensemble pour gérer la Maison. Or, vous prenez des décisions sur le plan financier sans m'en parler. » - « Herr Heinsohn, je suis heureux que vous me posiez la question. Le directeur financier, quand il est venu, m'a dit de la part des associés, que j'étais seul responsable pour les questions financières. Comme le directeur général a prévu qu'en cas de désaccord entre nous, nous avions à nous adresser à lui, je vous prie de lui écrire afin qu'il vous réponde pour vous confirmer ce que je vous ai dit. » Il claque les talons, se met au garde à vous, et me dit : « Non, ce n'est pas nécessaire. » Et tout rentre dans l'ordre. Sans en avoir le titre, je suis en fait le seul directeur de la Maison, comme l'avaient prévu les associés, en voulant qu'il y ait toujours deux Français à Hambourg.

5 décembre 1935, le soir, téléphone de mon père : « Tu as une petite fille. » J'enrage de ne pouvoir quitter mon poste ; j'arrive au bureau le lendemain, tendu, et je lance à la volée, en allemand : « J'ai une fille. » C'est la réaction instantanée de mes employés, qui me détend brusquement : explosion de joie dans tout le bureau, et tous viennent me féliciter. Et c'est ainsi que je me rends compte qu'après tout, c'est en effet une heureuse nouvelle. Ce n'est qu'au moment de Noël que je peux filer à Paris, embrasser Anne-Marie et faire la connaissance de ma fille.

1936. Janvier 1936, lettre à ma direction générale, par un commandant de navire : « Chaque fois qu'Adolf Hitler doit faire un discours, nous sommes avertis par l'organisation professionnelle dont nous dépendons, de l'heure du discours, avec obligation de libérer le personnel une demi-heure avant l'écoute, et de lui donner une demi-heure après la fin du discours pour rentrer au bureau ; la durée d'absence ne sera pas récupérée. Notre ancien directeur mettait tout le personnel à la porte, et la fermait à clef, pour qu'on ne puisse pas dire que grâce à nous, certaines personnes avaient la possibilité de ne pas écouter la bonne parole. Nous autorisez-vous à installer, ces jours-là, un fil d'antenne et un poste récepteur pour que le personnel puisse rester sur place, comme le font beaucoup de firmes ? Coût : 70 marks. » Réponse : Accordé. Nous faisons l'achat, et l'un d'entre nous, Herr Lauter, se charge de l'installation chaque fois.

C'est ainsi que le 5 mars 1936, un samedi matin (c'était toujours un samedi matin), j'entends, comme tout mon personnel, AdoIf Hitler déclarer, au milieu d'un discours de plus de deux heures : « En ce moment, nos régiments sont en train de traverser le Rhin : nous avons effacé la honte qui nous interdisait d'occuper militairement la rive gauche. » Le discours terminé, j'appelle notre chef comptable, Fraülein Hey, et je lui dis : « Nous n'avons plus le temps de terminer ce travail avant la fermeture du bureau, nous le reprendrons lundi matin. » - « Mais, M. Desouches, lundi vous nous apporterez des bombes ! Parce que ça suffit comme ça ! » - « Je ne crois pas, Mademoiselle. »

Le lendemain dimanche, téléphone de Mme Arvengas, femme du consul de France : « Ah, vous êtes là ! Je ne sais pas du tout quoi faire, mon mari est en France, Madame Bassaget (l'épouse de l'agent commercial de France) est affolée... » - « Eh, bien, Madame, si vous voulez bien venir passer un moment chez nous, vous nous verrez très calmes autour du berceau de notre petite fille. Je crois que, malheureusement, la France ne bougera pas. Nous vous attendons. » Arvengas, Bassaget et nous étions les seuls Français là-bas.

Un lundi matin, stupeur en ouvrant le journal local. En première page, se trouve la photo de l'immeuble dans lequel nous occupons tout le deuxième étage, avec cette légende : « L'immeuble Hafen Haus (= la Maison du Port) que le Parti vient d'acheter pour y loger ses services. » (L'immeuble est en forme de U, seul entre deux canaux qui vont se jeter dans l'Elbe ; en face, le numéro est : 1, et la façade entre deux ponts.) Heinsohn est aussi surpris que moi ; je l'envoie aux renseignements - il a un cousin haut placé dans les instances du Parti. Il revient : C'est exact, le Parti a acheté cet immeuble dont le propriétaire a dit qu'il n'y avait que des locataires de peu d'importance. Le dialogue s'engage par personnes interposées : Nous - Heinsohn - son cousin - le Parti.

Nous - peu d'importance ? Nous avons un bail de 3 - 6 - 9 ans ; que veulent-ils dire ?

Le Parti - qu'ils pensent que nous serons d'accord pour partir spontanément.

Nous - et si nous restons, que se passera-t-il ?

Le Parti - Nous ne pouvons pas vous chasser, vous pouvez donc rester ; il y aura simplement au rez-de-chaussée un service auquel il faudra se présenter en entrant ("sich zu melden" ; je ne vois pas Monsieur Worms venant visiter sa succursale, et obligé de décliner ses nom et qualité.)

Nous - Je refuse. J'exige la libre entrée à tous nos visiteurs.

Le Parti - "Unmoglichl": impossible ; nous avons acheté cet immeuble très bien placé pour y mettre nos services.

Nous - Alors, nous acceptons de partir aux conditions suivantes :

1° - Vous pouvez nous proposer un autre local, mais nous ne l'accepterons que s'il nous convient bien.

2° - Si le loyer du nouveau local est plus onéreux que celui que nous payons ici, vous aurez à nous verser la différence. Si le nouveau bail est moins onéreux, la différence reste à notre profit.

3° - La totalité de tous les frais entraînés par le déménagement est à la charge du Parti.

4° - En dépit des règlements stricts du Parti sur les horaires de travail, et de l'interdiction de travailler le dimanche, le déménagement devra se faire de telle façon que je sois à même de téléphoner à ma Maison de Paris jusqu'au dernier moment du travail dans notre actuel bureau, et de le faire à l'ouverture suivante, le matin, dans notre futur bureau.

Tout est accepté, sans quoi j'exige l'entrée libre. Très vite, Heinsohn m'apporte une offre de location qui nous séduit : emplacement meilleur sur le port, bureaux clairs, loyer plus faible. Comme nous venons de mettre en concurrence plusieurs maisons de déménagement pour l'enlèvement du mobilier de notre défunt directeur, nous nous adressons à celle qui nous a fait le prix le plus réduit, en lui demandant un devis, spécifiant qu'il s'agit des finances du Parti. Heinsohn porte le devis en question à son cousin.

Le Parti – « Nous pouvons nous adresser à notre propre déménageur ? »

- « A votre aise. »

Et je vois arriver une sorte de colosse, ayant à peu près l'allure de la caricature du "bougnat", auquel d'abord, je ne comprends rien, jusqu'à ce qu'il prononce le mot "meubles" ; je lui dis de faire le tour des bureaux et de tout examiner.

Le Parti - « Vous vous êtes bien moqués de nous en nous envoyant votre devis exorbitant. Notre déménageur nous propose un prix de l'ordre du dixième du vôtre ; voyez vous-mêmes, voici son devis ! »

Ce devis du Parti, pour le déménagement du total, est inférieur au chiffre indiqué dans le nôtre pour le recours à une maison spécialisée pour le transport de nos deux coffre-forts, l'un de 1.500 k, l'autre de deux tonnes. J'envoie Heinsohn aux renseignements. Il me dit, avec un regard gêné : « Herr Desouches, ce n'est pas sérieux : cet homme n'a qu'un seul compagnon, et un camion tiré par deux chevaux ! » L'affaire est terminée. Notre déménageur s'occupera du travail, et tout se fera entre un samedi 14 h et le lundi suivant, 8 h 30, comme je l'ai exigé.

J'ai souvent les visites de M. Robert Malingre, le directeur financier, qui me dit qu'au siège, on est inquiet, car on ne peut pas croire que je réussisse. (En France, on ignore la faiblesse du Parti et d'Hitler ; en Allemagne, on le savait. Mon ami Huth, banquier à Hambourg, m'avait dit : « Que la France tape un bon coup de poing sur la table, et ce fou disparaîtra ! Sans quoi, il nous mène à une catastrophe ! Dites-le là-bas ! »)

Pendant tout ce temps-là, le travail continue normalement, aussi bien pour nous occuper des navires que pour assurer la correspondance avec les armateurs et la DGSM. Et nous voici donc dans nos nouveaux bureaux, mieux placés, plus clairs, avec un bail plus réduit, sans interruption de travail et sans avoir déboursé un pfennig.

Restent encore deux problèmes : « Heinsohn, dans notre ancien bureau, il y avait le gaz, sur lequel vos camarades et vous, faisiez réchauffer vos casse-croûtes à midi ; ici, il n'y pas le gaz, mais la cuisine est électrique. Vous savez qu'il faut des casseroles spéciales : il faut donc en acheter ! » - « Herr Desouches, il s'agit de l'argent des gens qui cotisent au Parti ! » - « Je regrette, notre Maison est française : je ne peux absolument rien inscrire comme dépense à ce titre. Tant que le Parti n'aura pas fourni le matériel culinaire nécessaire, vos camarades seront obligés de manger froid. » Le lendemain, nous avions les casseroles.

Enfin, je dicte une lettre (en allemand) au Parti pour lui dire que là où nous étions, le voltage était de 110 volts ; là où nous sommes maintenant, il est de 220 v ; il faut donc remplacer le récepteur TSF par un nouveau. Tant que cela n'aura pas été fait, le personnel de la Maison Worms sera privé d'écouter les discours communautaires (gemeinsam Empfang) de votre Führer. Le lendemain, nous avons le nouveau poste.

J'écris alors à ma direction générale (par le canal d'un capitaine de nos navires) que l'opération est terminée, et de façon satisfaisante.

L'atmosphère s'alourdit de plus en plus ; il n'y pas de jour que l'on apprenne par les journaux qu'une maison a fermé, car son directeur, le comptable et le caissier sont en prison : les trois qui doivent se mettre d'accord si l'on veut éviter l'emprise des autorités fiscales.

En tant que Maison étrangère, nous sommes constamment en rapport avec le contrôle des changes à qui nous avons dû demander des autorisations variées pour les différentes opérations que nous avons à effectuer pour le compte des armateurs que nous représentons, et dont les navires viennent à Hambourg ; et les circulaires se multiplient. La politique de la Maison a toujours été d'être parfaitement en règle avec la législation du pays où elle est installée.

Un matin, le caissier, Herr Ressel, un ancien combattant, et membre de l'association "Stahlhelm» (les Casques d'acier), m'apporte une nouvelle circulaire, et me dit, avec un sourire en coin : « Herr Desouches, avec ça, c'est fini : nous ne pouvons plus transférer aux armateurs étrangers les frets que nous encaissons en Allemagne. » - « Voulez-vous me laisser cette circulaire. » Et je la lis très attentivement, puis je rappelle le caissier et le chef comptable, Fraülein Hey, et leur dis en allemand : « Veuillez me dire si ce que je vais vous dire au sujet de cette circulaire est faux ? » Et je la leur explique à ma façon. « Eh bien ? » - « Nous n'avons rien à rétorquer. »

Mais il nous faut une autorisation du contrôle des changes pour continuer : si j'écris, je suis sûr d'avoir un refus ; si je téléphone, non plus. Il faut que j'y aille, et séance tenante. Chapeau, gants, je file. J'arrive, je connais, dans cette immense salle aux multiples tables, celle où se trouve le fonctionnaire qui s'occupe de nos affaires, je vais directement à lui, et, lui montrant ma circulaire, je lui demande : « Vous avez reçu cette circulaire ? » - « Oui. » - « Vous l'avez comprise ? » - « Non. » (Cela n'a rien d'étonnant, avec ces phrases interminables, pleines de subordonnées, et avec le verbe principal à la fin, plusieurs lignes plus bas ; j'en ai l'habitude.) « Eh bien, il y a chez nous un service spécialisé qui l'a étudiée, et voici ce qu'elle veut dire. » Et je lui sors mon explication. Lui : « Ah, comme cela c'est claire ! »

« Vous êtes donc d'accord avec moi ? » - « Oui, bien sûr ! » - « Alors, voulez-vous me donner l'autorisation nécessaire pour continuer notre travail ? » - « La voici ! » Je rentre au bureau, et nous continuons à faire marcher les affaires qui nous sont confiées. Je n'ai rien écrit à ce sujet ni aux armateurs, ni à ma Maison. (En ce qui concerne celle-ci, il n'y a pas de problème : depuis longtemps, la Maison s'y est prise de telle façon que nous n'avons jamais d'argent à lui transférer ; nous serions même en déficit si les navires des autres compagnies ne nous apportaient pas des profits.)

Parmi les armateurs les plus concernés, il y a la Compagnie Delmas-Vieljeux, dont les navires apportent d'Afrique des billes (troncs d'arbres) d'okoumé : les frets sont payables par les réceptionnaires, donc des firmes allemandes, qui nous payent en Deutsch marks ; notre rôle est de transférer ces marks en francs à Delmas-Vieljeux, par l'entremise de l'office des changes à Paris. Pour activer les opérations, le siège de La Rochelle a installé à Paris un petit bureau où se trouvent MM. Hangard et Lefébure.

Téléphone de Lefébure : « M. Desouches, comment faites-vous pour continuer à nous envoyer de l'argent, Königsberg dit qu'il ne peut plus, Lübeck non plus, ni Mannheim, ni Brême ? » (Quel imbécile ! Je leur tire une épine du pied, et il raconte cela par téléphone sans se douter qu'il y a une table d'écoute !) Je coupe aussitôt, dis que ce que nous faisons est absolument régulier, et demande, comme incidemment : « Vous ne venez jamais voir un peu ce qui se passe chez nous. » II comprend, et rapplique deux jours après. Je lui dis mon mécontentement. II réplique : « Nous n'avons pas l'habitude, en France, de penser qu'on écoute nos conversations ! » - « Ici, malheureusement, nous savons que ça existe. Encore, récemment, téléphonant à 11 h du soir de chez moi à ma mère, nous nous entendions mal, alors, j'ai brusquement parlé en allemand : "Vous voyez bien que notre conversation ne vous intéresse pas, je parle à ma mère, et nous entendons mal. Veuillez vous retirer !" II y eut un clic, et nous avons pu nous entendre beaucoup mieux. Une table d'écoute, pour être efficace, ne doit pas être connue. En ce qui vous concerne, voici comment je m'y suis pris pour obtenir du contrôle des changes l'autorisation de continuer à vous envoyer les frets qui vous sont dus. »

- « Mais, et nos agents dans les autres ports ? »

- « Ils ont lu la circulaire en allemand, car elle était bien destinée à arrêter les sorties des frets. Je l'ai lue en me disant comment, avec cette circulaire, vais-je pouvoir continuer à envoyer de l'argent ? Et j'ai découvert le joint dont je me disais qu'il devait nécessairement y en avoir un ; alors, je l'ai démontré au contrôle des changes. »

- « Que faire, alors, avec l'argent qui est en train de s'amonceler dans les autres ports ? »

- « Parmi nos nombreuses autorisations, il y en a une qui nous permet de recevoir l'argent qui vous est dû par un autre de vos agents. Donnez leur l'ordre de nous transférer les frets qu'ils vous doivent, et je me charge, grâce à mon autorisation nouvelle, de vous les faire suivre à Paris. » Ainsi fut fait. Chaque agent nous demanda le numéro d'autorisation que nous détenions pour recevoir l'argent qu'ils avaient en faveur de la Compagnie Delmas-Vieljeux. Sauf Brême, port voisin et concurrent de Hambourg ; de plus, la Compagnie D. V. y a comme agent une maison au nom français : Les Consignataires réunis.

Téléphone de Lefébure : « Merci, Desouches, mais et Brême ? » - « Brême n'est pas sous nos ordres ! » Il fallut qu'il fasse le voyage de Brême pour donner à son agent l'ordre d'envoyer à Worms Hambourg les frets qu'il encaissait, et qu'il devait à sa Compagnie.

Maintenant, me dis-je, c'est très joli de rendre service à une Compagnie française, mais je ne peux pas le faire au détriment de ma Maison ; or, le volume des transferts financiers est tel que j'ai à la comptabilité, un employé qui ne fait plus que cela. Il faut au moins que son salaire soit amorti. Je connais cette Compagnie : si je demande une commission spéciale pour le travail nouveau que nous faisons pour elle, cela fera toute une histoire avec mon siège, qui n'y comprendra rien ; de vive voix, j'arriverais peut-être à obtenir quelque chose, mais je ne peux quitter Hambourg, y étant seul. Je ne peux m'en tirer qu'en jouant sur les différences des variations du cours du change entre le mark et le franc, entre le jour où l'agent a encaissé en mark la contre-valeur du fret, et le jour où je transforme les marks reçus en francs pour les transférer. Il a fallu suivre avec soin les variations du cours du change ; je constatai avec satisfaction qu'avec l'aide de notre comptable, l'opération se faisait bien.

Quelque temps après, un capitaine de la Maison m'apporte une lettre de mon directeur général me disant : « Monsieur Worms a reçu de Monsieur Vieljeux un chèque de 3.000 francs à votre nom. » Y est ci-joint. « Explications ! » Je remets au même navire une lettre à mon directeur général, avec le chèque endossé au nom de Worms & Cie, avec simplement ces mots : « Sans explication. » (Je sus plus tard que ma réponse avait plu.)

Lefébure vient me voir : « Vous n'avez rien reçu de Monsieur Vieljeux ? » Je lui dis ce qui s'est passé. Il est consterné : c'est Hangard et lui qui ont trouvé que leur Maison devait faire quelque chose pour me remercier, et leur patron ne pouvait m'envoyer un chèque que par l'entremise du mien, qui n'y a rien compris. Quant à parler de commission à verser à ma Maison, personne ne comprendrait pourquoi ; il vaut mieux ne rien dire.

Il y a tout de même un risque : celui de laisser s'accumuler chez nous de l'argent appartenant à Delmas-Vieljeux, en cas de pépin ; aussi faisons-nous très attention, la comptable et moi, de façon que notre encaisse soit toujours aussi basse que possible.

Réunion à Berlin des conseillers du Commerce extérieur, par l'ambassadeur de France, André François-Poncet. Nous sommes nombreux, venus de toute l'Allemagne. Il parle. « Je sais que ce que je vous dis est écouté et enregistré. Cela m'est égal. Je vous dois de vous dire la vérité. Vous êtes tous inquiets et je partage votre inquiétude. J'ai multiplié les rapports au gouvernement : je sais que mes rapports sont restés dans des tiroirs, et qu'on ne les a pas lus parce qu'on ne veut pas les lire. »

Entre temps, mon futur successeur commence par m'écrire de France pour me demander de lui rechercher un terrain bien placé, car il a l'intention d'y faire construire. Stupéfait, je demande par écrit s'il n'y a pas erreur : non, c'est formel ! Je vais trouver notre notaire à Hambourg, qui me regarde avec stupeur, et me dit : « Ce Monsieur qui va venir diriger la Maison Worms veut acheter un terrain en Allemagne? » - « Aussi étrange que cela soit, ce sont ses instructions formelles. De toute façon, l'opération ne pourra se faire que lorsqu'il sera ici. Tout ce que je vous demande, est de pouvoir lui montrer ce que vous aurez trouvé. » II arrive. Il y a maldonne : il s'imaginait pouvoir acheter du terrain et faire construire avec des marks achetés à Prague, au marché noir ! Ses billets sont sans valeur : comme étranger, il ne peut payer qu'avec des devises fortes. C'est un grand admirateur d'Hitler et un antisémite virulent. Et c'est à lui que je vais laisser mon chic personnel, dont je me suis fait des amis ! Et cette succursale qui tourne bien ! En tout cas, il ne lui faut pas trois jours pour me dire : « Dites donc, Desouches, j'ai l'impression que cela vous fait plaisir de diriger la succursale. Moi, je préfère me promener au soleil. Alors, continuez, laissez-moi de temps en temps une lettre à signer, pour qu'on voie en France que je suis bien ici. » Ainsi fut fait, mais il n'était pas au bout de ses déconvenues. Pour expliquer celle-ci, il faut revenir en arrière.

Un jour, ayant envoyé notre caissier chercher au contrôle des changes une autorisation de transfert, il revient tout guilleret me dire : « Herr Desouches, l'autorisation a été refusée. » Je prends la feuille, et appelle au téléphone notre ambassadeur, qui me répond : « Merci, votre appel tombe à pic, nous sommes justement en discussion avec ces Messieurs qui prétendent qu'on ne fait aucune difficulté pour les opérations commerciales. » Une demi-heure après, notre caissier est appelé par son copain, du contrôle des changes, qui lui demande de rapporter d'urgence l'état refusé, car ce fut une erreur !

Mon successeur, donc, ayant un fils qui fait ses études en France, a demandé à la Maison qu'on lui donne une partie de son salaire en France ; cela lui fut refusé (comme étant contraire à la législation allemande). Alors, il me dit qu'il voudrait que le contrôle des changes lui refuse de transférer l'argent nécessaire aux études de son fils, afin de montrer ce refus à notre siège. « Qu'à cela ne tienne, lui dis-je, faites votre demande, et accompagnez-moi ! » Nous allons au contrôle des changes, présentons sa demande de transfert, et j'ajoute : « Ce Monsieur désire que vous lui refusiez l'autorisation qu'il vous présente. Cela ne peut que vous faire plaisir, et il sera content. »

L'employé va voir un chef de service un peu plus loin, lui explique ce dont il est question, et nous entendons la réponse : « Rien à faire, vous savez, c'est le type qui fait intervenir son ambassadeur quand on lui refuse quelque chose. Non, non, il faut accepter. » Mon bonhomme est tout déconfit, mais je lui dis : « Désolé pour votre petite combine, mais je vous prie de noter le crédit que nous avons acquis ici, et qui vous servira lorsque vous voudrez servir la Maison. »

Enfin, je peux prendre des vacances. Il était habituel à Hambourg, d'envoyer au directeur ou son adjoint lorsque l'un d'eux se trouvait absent, une enveloppe hebdomadaire contenant des copies des lettres ou documents les plus importants de la semaine. Je reçois donc mon courrier hebdomadaire pour me tenir au courant, et je constate que l'encaisse monte de semaine en semaine. Dès mon retour, je me précipite à la comptabilité, et demande une explication : « C'est le nouveau directeur qui a dit d'arrêter ces transferts, car ils ne sont pas réguliers. » Quand il arrive, je le secoue vertement et lui dis que ce n'est pas la peine que la Maison veuille qu'il y ait toujours un Français à la tête de sa succursale de Hambourg, s'il doit se comporter comme les directeurs allemands des maisons concurrentes. Et pour permettre au caissier et à la comptable de pouvoir répondre en cas de besoin, je rédige d'abord en allemand, puis en français, la justification des opérations que nous faisons avec l'accord du contrôle des changes. Et, d'urgence, je dégonfle notre encaisse en transférant tout ce qui a été reçu en mon absence.

Ces vacances de septembre 1937 m'ont permis de me trouver auprès de ma femme pour la naissance de notre premier fils. Je vais voir à Paris mon directeur général qui me dit : « Après ce que vous avez fait, nous savons que vous avez l'étoffe d'un directeur. Vous allez rentrer en France à la fin de l'année : il est plus intéressant pour vous d'être sous-directeur à Dunkerque, poste dont le titulaire va prendre sa retraite dans un an, que d'être directeur d'une petite succursale secondaire, je pense ? » - « D'accord, Monsieur. » Cela ne se réalisa pas : il prit lui-même sa retraite avant que j'aie été titularisé, et son successeur, qui ne me connaissait pas, refusa de me donner le titre de sous-directeur lorsque le poste devint vacant. N'attachant aucune importance au titre, pourvu que j'aie le travail, qui me plaisait, je ne réagis pas. Le résultat est que, rentré de captivité en août 1945, ce même nouveau directeur général me présenta à mon nouveau chef à Paris, comme fondé de pouvoirs, titre très banal. Et ce n'est qu'en 1955 que me fut donné le titre de directeur. Mais, j'anticipe sur les événements.

En janvier 1938, nous trouvons un logement dans une villa située sur la digue de mer à Malo-les-bains, et je me mets au travail ; il y en avait. La succursale de Dunkerque était une des plus importantes de la Maison, et j'aimais mon métier. Directeur, M. Duret ; sous-directeur, M. Sourdat ; celui-ci étant encore là, je suis envoyé à Dieppe pour y remplacer le directeur pendant ses vacances. J'y retrouve un travail et du personnel que je connais.

Mais, pour ma femme et moi, en arrivant à Dunkerque en janvier 1938, notre stupeur fut de découvrir que personne ne s'y souciait de la menace qui se gonflait en Allemagne. Les esprits étaient très excités par la guerre d'Espagne, et des camions collectaient dans les rues, des vivres et des vêtements en faveur du Fronte Popular. Trouvant urgent de réveiller les gens, je cherche une activité extérieure à mon travail, et qui corresponde à mes goûts : deux partis s'offrent, l'un dirigé par un certain Doriot, qui s'est déjà trompé dans sa vie, ce qui peut faire penser qu'il peut encore se tromper (ce qui arriva) - l'autre dirigé par un ancien Croix de feu, le colonel de la Roque. Je choisis celui-ci, et consacre mes soirées à expliquer aux gens que si la France continue, elle se trouve en danger ; je découvre que mes adversaires, généralement des communistes, ont la même méthode de raisonnement que celle des nazis, que je connais bien : ils répondent à côté de la question directe quand elle les embarrasse, et quand on a fait le tour du problème, ils reviennent sur le slogan du début, comme un disque.

Je m'occupe aussi de mes périodes militaires, interrompues du fait de ma présence en Allemagne (je les avais continuées tant que j'étais encore en Belgique) ; ma promotion a été arrêtée, de sorte que je suis lieutenant alors que mes camarades de promotion sont capitaines. En juillet 1938, l'Allemagne annexe les Sudètes. Je suis mobilisé d'urgence, convoqué à Nancy, et suis envoyé dans un faubourg de Nancy comme chef de section. Cette terminologie d'infanterie (alors que je suis artilleur) me surprend, et je trouve en arrivant un capitaine d'artillerie qui est commandant de compagnie, et des lieutenants qui sont comme moi, des artilleurs, qui sont des chefs de section. Les hommes que j'ai à commander ont été triés sur le volet : maires de leurs villages, pères de famille, etc. Tous les jours passent des camions qui transportent des troupes vers la frontière, et les soldats qui s'y trouvent, nous saluent en levant le poing en l'air !

Le soir où l'on fut à deux doigts de la guerre, nous reçûmes l'ordre d'être prêts pour aller avec un préavis de 20 minutes, de jour comme de nuit... à Nancy ! Alors, je compris : le gouvernement avait tellement peur de troubles dans les grandes villes, qu'il avait fait former des sections de protection pour y assurer l'ordre !

D'où ce choix d'hommes sélectionnés comme sûr si, pendant ce temps, en Allemagne...

La France n'était pas prête pour intervenir et arrêter à temps la catastrophe, comme le souhaitaient beaucoup d'Allemands que nous avions connus ; à cause de son penchant morbide pour la politique intérieure. Nous l'avons payé cher.

Je suis rappelé "immédiatement et sans délai" - alors qu'ayant maintenant trois enfants, j'aurais dû être mobilisé avec quelques jours de retard. Cette fois, je suis bien affecté à un régiment d'artillerie : il fera partie des divisions légères de cavalerie qui en mai 1940 se feront étriller sur la Meuse par des forces trop supérieures.

J'en sors vivant, de justesse, mais captif. Dans mon Oflag, mes camarades, surtout les plus jeunes, se demandent : « Pourquoi avons-nous perdu la bataille de la Meuse ? » Et en partant des faits concrets qu'ils ont constatés, ils arrivent aux responsabilités supérieures. Partant de là, (entre temps, nous avons su l'effondrement final du pays), ils en déduisent ce qu'il y aura à faire pour relever la France « lorsque nous rentrerons ». Les 6.000 officiers du camp y ont travaillé, chacun selon le genre d'activité qui lui convient, et tout le travail est ronéotypé, lorsque le doyen du camp, le colonel Meunier, m'appelle un matin d'avril 1942, pour me dire : « J'ai reçu un coup de fil de l'ambassade des prisonniers de guerre, à Berlin, qui me demande quelqu'un qui sache parler l'allemand très bien, qui connaisse si possible l'Allemagne, et qui soit "sûr". » (Ce mot de "sûr", a, entre nous, une signification très précise : pas un "collaborateur" - il y en a eu, même dans nos camps !). Je lui propose aussitôt deux capitaines, mais il les récuse, l'un, d'active, peut lui servir d'interprète si celui qu'il a lui est enlevé par les Allemands, l'autre parce qu'il est dominicain, et ajoute : « C'est à vous que je pense ; je sais que vous avez de nombreuses activités dans le camp, allez voir vos camarades, et donnez-moi votre réponse dans une demi-heure. » L'un de mes amis me dit : « Ce ne peut être que pour retrouver nos hommes (nous avons la hantise des hommes avec qui nous nous sommes battus, dont les Allemands nous ont séparés aussitôt, et dont nous ne savons rien, sinon qu'ils souffrent). A votre place, j'accepterais. » Dans ma baraque, « tu vas chez Scapini ? » - « Ah non, pas moi ! » (Deux de nos camarades, considérés un peu comme peu "sûrs", viennent d’y partir.) Je pars, et vais passer dix-huit mois à protéger nos soldats, très aidé par l'habitude que j'avais acquise à Hambourg de me heurter à l'administration allemande, et de gagner. Ayant compris très vite le genre d'hommes qu'il fallait pour réussir dans la mission difficile et dangereuse qui m'était confiée, j'ai indiqué à l'ambassade les noms des officiers de mon Oflag qui seraient susceptibles d'en faire autant dans les autres régions militaires. Ils vinrent. J'obtins du haut commandement allemand la liberté que j'estimais indispensable pour mener à bien ma tâche, et chacun de mes camarades l'obtint à son tour. En octobre 1943, nous fûmes tous renvoyés dans un autre Oflag que le nôtre, mais nous avions accompli notre tâche : outre la protection quotidienne de nos hommes, nous avions restructuré l'armée française prisonnière, pour faire face à tout événement.

Dans l'Oflag VI A, où j'arrivais, je trouvai le colonel Meunier, déplacé par les Allemands, et qui se trouvait de nouveau le doyen de cet Oflag. Je lui rendis compte de ce que j'avais fait pendant ce temps (car les Allemands avaient essayé de se servir de mon uniforme en faveur de la "collaboration", et j'avais été mis à rude épreuve pendant mon séjour à Berlin de juillet 1942 à juillet 1943, la presse française de Paris m'avait nommé, etc.) et lui dis que je trouvais indispensable de retourner à mon Oflag de départ afin d'expliquer à ceux qui y étaient restés ce que nous avions fait, moi et les autres, en leur nom, puisque nous avions retrouvé leurs hommes. II m'approuva, mais me répondit que les Allemands s'y opposaient. Grâce à un tour de passe-passe, il m'aide à y retourner, et c'est à l'Oflag IV D que l'armée russe nous trouva en 1945.

Rentré en France en août 1945, je me présente au siège à Paris, où Monsieur Labbé me demande de rester à Paris pour m'y occuper des affaires de l'Égypte, avec M. Pierre Grédy qui en était revenu. C'est ainsi que ma carrière, qui fut interrompue en juin 1938, se termina d'une façon très différente qu'avant la guerre, mais toujours pour m'occuper de la représentation des armateurs qui confiaient leurs navires aux succursales de la Maison à Alexandrie, Port-Saïd, Suez. Mais ceci serait une autre affaire.

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