1962.02.06.De Worms & Cie.Note

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6.2.62

Les associés de MM. Worms & Cie ont la profonde douleur de faire part du décès, survenu le 28 janvier dernier, de M. Hypolite Worms, chef de la Maison. En portant cette douloureuse nouvelle à la connaissance de tous ceux avec lesquels ils entretiennent - et parfois depuis longtemps - des relations d'affaires, et à celle de l'ensemble du personnel des divers établissements contrôlés par la Maison, ou liés à elle de diverse manière, ils croient nécessaire de retracer les principales étapes de la carrière d'un homme qui fut leur ami autant qu'il fut leur chef.

Né à Paris en 1889, M. Hypolite Worms entra, en 1909, dans la Maison que son grand-père avait créée en 1848. Pendant cinq ans, en Angleterre, en Égypte, en France, il fit l'apprentissage du métier qu'il devait illustrer pendant cinquante ans. En 1914, aux premiers jours de la guerre, il devenait le chef de la Maison, succédant à M. Henri Goudchaux, pour lequel il avait le plus grand respect, et qui lui avait témoigné, tout jeune, la plus grande confiance. Il n'allait pas cesser, jusqu'à sa mort, d'être l'âme de la Maison. Il donna d'abord sa mesure pendant la guerre. Non seulement il prit une part prépondérante dans le ravitaillement en charbon anglais de la France en guerre, mais encore, à l'appel du gouvernement, il fonda les Chantiers du Trait, qui allaient devenir un important chantier de constructions navales. La croix de chevalier de la Légion d'honneur lui fut décernée à cause des mérites qu'il s'était acquis pendant cette période.

Après la guerre, son effort ne se ralentit point. Non seulement il donna un nouvel essor aux activités traditionnelles de la Maison, en étendant leur champ d'action à la Baltique, à la Pologne, à la Rhénanie, et en les développant à Port-Saïd et à Suez, mais encore il entreprit de lui en donner de nouvelles, qui allaient, en quelque sorte être pour elle comme une autre naissance.

En 1929, il appela auprès de lui Monsieur Jacques Barnaud, et en étroite union avec lui, sur le modèle des merchant bankers anglais, il créa une banque d'affaires, qui se haussa peu à peu au niveau des plus grandes. Quelques années plus tard, toujours avec le concours de Monsieur Jacques Barnaud, il lançait la Maison dans l'armement au long-cours, en prenant le contrôle de la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire de navigation, dont il était encore le président lorsqu'il disparut. Sous sa direction quotidienne la Compagnie allait prendre dans l'Océan Indien, à Madagascar, à La Réunion, à l'Ile Maurice, puis dans le Golfe Persique, une place de choix, avec une flotte qui compte aujourd'hui parmi les plus modernes et les plus homogènes de l'armement français.

Quelques années plus tard, à la demande du gouvernement français, M. Hypolite Worms, peu de mois avant la seconde guerre mondiale, créait la Société française de transports pétroliers, afin de renforcer la flotte française de tankers. Porté là encore à la présidence de cette société d'économie mixte, M. Hypolite Worms devait lui donner un grand développement. Avec les larges participations que la Maison avait prises dans plusieurs autres compagnies, elle s'assura l'une des premières places parmi les transporteurs de pétrole.

Puis ce fut la guerre. Le gouvernement appela M. Worms à Londres, pour y présider l'exécutif franco-anglais des transports maritimes. Il s'y fit accompagner de deux de ses collaborateurs, devenus plus tard ses associés, M. Raymond Meynial et M. Robert Labbé. Il y accomplit une besogne de haute importance, qui lui fut facilitée par sa connaissance exceptionnelle non seulement de la langue anglaise, mais de l'Angleterre elle-même, qu'il aimait, qu'il comprenait, à laquelle il était attaché par les plus intimes liens, et dont il souhaitait passionnément que son destin fut toujours uni à celui de son propre pays. Quand l'armistice fut signé, M. Worms, encourant de grands risques, prit l'initiative de faire bénéficier la Grande-Bretagne de tous les contrats signés pour l'approvisionnement de la France, augmentant ainsi de façon très sensible ses moyens de résister à la pression allemande.

Quelques semaines après l'armistice, il rentra en France, malgré les dangers que ce retour présentait pour lui, parce qu'il ne pensait pas pouvoir abandonner sa Maison et son personnel dans la France occupée. Commencèrent alors ces tragiques années, où il fit tout son devoir. Elles devaient se terminer pour lui par une détention injuste, que vint interrompre un indiscutable non-lieu.

Revenu à son poste, il reprit la tête de la Maison. Dans ces quinze dernières années, elle prit une ampleur nouvelle, notamment pour tout ce qui touche à ses activités bancaires. Elle multiplia les initiatives, et s'étendit bien au-delà de la France, en Afrique et en Amérique notamment, s'imposant par son dynamisme et son esprit d'équipe. La cravate de commandeur de la Légion d'honneur, qu'on lui décerna en 1956, venait récompenser son labeur, et aussi réparer l'injustice subie douze années plus tôt. Il reçut cette réparation avec joie, car il avait souffert.

Cinquante deux ans après son entrée dans la Maison, voici qu'il vient de la quitter. Il l'a dirigée pendant quarante huit ans, plus longtemps qu'aucun de ceux qui l'ont précédé. Il l'avait reçue modeste. Il la rend grande et puissante. Il l'avait trouvée unie. Il a su lui garder son esprit et lui insuffler le sien. Ce sont ses méditations qui l'ont conçue, qui l'ont faite ce qu'elle est devenue. Jusqu'au bout il aura été son âme, et c'est pourquoi son absence se fait si douloureusement, si profondément sentir à ceux qui, comme nous, ont eu le rare privilège d'être associés, depuis tant d'années à ses pensées, à ses espoirs, à sa vie.

Derrière sa réserve, il y avait un grand cœur. Il a aimé tout le personnel placé sous ses ordres. Il n'était jamais si ému que lorsqu'il évoquait la vie d'un de ses anciens collaborateurs, et il sentait profondément que la force de la Maison était faite de tous les dévouements qu'elle avait suscités, depuis plus de cent ans, et plus émouvants encore quand ils étaient ceux des humbles qui la composaient.

Au moment où il disparaît, nous ne pouvons que demander à tous ceux qui composent la Maison d'être dignes de celui qui les a commandés pendant un demi-siècle. Il avait la passion du travail et de la justice. Il était la loyauté même, et sa probité intellectuelle était sans égale. Il a vécu pour la Maison. Il lui a donné toutes ses pensées. Et il est mort à la peine.

Communions dans son souvenir et, pour rester fidèles à sa mémoire, que chacun de nous se souvienne que la Maison qu'il nous laisse mérite que nous lui consacrions notre intelligence et notre dévouement. Nous lui devons de la vouloir encore plus grande, plus respectée et plus agissante.

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