1918.00.De Pierre Grillet.Les Constructions navales.Extrait

[Extrait d'une publication de l'Association nationale d'expansion économique, intitulée Les Constructions navales et signée par Pierre Grillet, 1918.]

Les nouveaux chantiers

Les préoccupations des sphères maritimes ne se bornent pas au problème de l’entretien de notre flotte marchande en temps de guerre, elles envisagent un problème plus vaste, la reconstitution et l’augmentation de cette flotte au lendemain de la paix. Certes, les ressources de nos chantiers jointes à celles des ateliers de réparations assureraient facilement en temps normal l’entretien de la flotte marchande ; mais on peut se demander s’ils suffiront pour les besoins qui surgiront de toutes parts lors de l’après-guerre. En supposant que les chantiers travaillent à fond et sans arrêt, ils pourront lancer un navire de 10.000 tonnes, ou 2 ou 3 cargos de 2 à 3.000 tonnes, par cale et par an, ce qui aboutit à une production moyenne annuelle de 300.000 tonnes. Ce débit maximum est insuffisant, étant donné que les besoins de notre flotte pendant la période de réfection sont évalués à 500.000 tonnes. Enfin, il faut escompter une demande considérable de matériel pour les travaux publics, dragues, remorqueurs, chalands, que jusqu’à présent il était presque impossible de se procurer en France. Il convient d’établir dans notre pays un organisme capable d’outiller nos entrepreneurs et de les dispenser d’avoir recours à l’étranger. Il paraît donc fort utile que de nouveaux chantiers viennent en aide aux entreprises anciennes. De divers côtés se fondent de nouvelles sociétés en vue des constructions navales. Le gouvernement favorise activement la création de ces groupements, dont une dizaine sont en voie de formation. Certains d’entre eux sont encore à l’état de projets ou d’études ; d’autres commencent déjà à bâtir leurs installations. La plupart de ces entreprises ne sont pas constituées de manière définitive ; il est donc extrêmement difficile de donner sur leur compte des renseignements précis.

Leur but est d’organiser la production continue de navires en série, pour que toutes les équipes de spécialistes soient sans cesse occupées et pour que tous les outils travaillent régulièrement. Les directeurs n’attendront pas les commandes pour mettre les navires en chantier ; dès qu’une cale sera vide, ils entreprendront la construction d’une nouvelle unité. Ils entendent toutefois se garder de la standardisation excessive qui pourrait rebuter la clientèle et ne pas construire un seul type de navire, mais choisir une série de types qui répondent aux diverses espèces de transports, et dans chaque type, plusieurs dimensions. Leurs types mêmes ne seront pas immuables et évolueront avec les progrès de l’industrie des constructions navales. Grâce à ces procédés, ils obtiendront un prix de revient raisonnable et comme la demande de navires sera certainement supérieure à l’offre pendant plusieurs années, ils peuvent compter sur la vente certaine et rémunératrice de toute leur production. Certains espèrent même vendre leurs navires avec un bénéfice minimum net de 15 0/0 ; d’après eux, les armateurs ne tarderont pas à rompre avec les anciennes pratiques et à contracter l’habitude de commander en régie, c’est-à-dire, paieront le prix de revient augmenté de 15 0/0, sans fixer aucun prix forfaitaire.

Parmi les entreprises nouvelles, trois sont en cours d’installation et seront prêtes à produire à brève échéance. Ce sont :
1° Les chantiers maritimes de la Basse-Seine, créés par la société Worms aux environs de Caudebec, au capital de 25 à 30.000 millions. Ils sont très bien situés entre la voie ferrée et la Seine, pour les communications, l’approvisionnement et l’expédition. Cet établissement possédera six grandes cales de 135 mètres, trois bassins de radoub, installés avec les perfectionnements de la technique moderne ; s’il surmonte les difficultés que présente le recrutement de la main- d’œuvre, il fera naître une véritable cité ouvrière ; il espère mettre des navires sur cale dès la fin d’avril 1918 ; quatre cales sont déjà à moitié construites ; il sera doublé d’un atelier pour la construction des coques, machines et chaudières. Il compte lancer 30 à 40.000 tonnes de portée en lourd par an et construire uniquement des cargos en série, qui pourront jauger jusqu’à 30.000 tonnes.
2° Les chantiers de Caen, en bordure du canal maritime qui relie cette ville à la mer. La Société a acquis une vaste étendue de terrains qui comprend plus de 200 hectares d’un seul tenant ; le canal maritime, à niveau constant, reçoit déjà des navires calant 6 mètres de tirant d’eau et il va être incessamment agrandi en deux étapes successives, permettant le passage des navires calant 7 mètres, puis 7 m. 50. Ce chantier bénéficiera de l’extension que prendra le port de Caen en raison du développement de ce canal et des richesses agricoles et minérales de la région. Ce mouvement maritime lui apportera une clientèle précieuse de réparations, il bénéficiera de la proximité de la métallurgie normande ; la région est en outre admirablement desservie par les voies ferrées et fluviales pour recevoir les matières premières du nord de la France et de l’Angleterre. Les ateliers et les cales seront construits autour d’un vaste bassin communiquant avec le canal. Dix grandes cales de construction sont prévues ainsi que l’emplacement d’une dizaine de cales de fortune pour construire des chalutiers, des remorqueurs, des chalands, des dragues, etc. Pour assurer le plein travail sur toutes les cales et sur tous les ateliers, les ouvriers seront au nombre de 4 à 5.000. Le capital sera de 60 millions, 30 millions de capital actions et 30 millions de capital obligations.
3° Les chantiers maritimes du Sud-Ouest, à Bordeaux, plus modestes, sont établis à Bacalan ; ils possèdent quatre cales et vont bientôt produire.
Parmi les projets en cours d’études ou d’exécution, il convient de mentionner les projets sur la Gironde, à Pauillac, très appuyés par la Chambre de commerce de Bordeaux, mais très vagues ; le chantier serait très puissant, construirait des paquebots, des cargos, des chaudières et des machines ; il pourrait lancer 100.000 tonnes par an ; sur l'étang de Berre, le chenal est difficilement accessible, cet établissement devra se contenter de petits bateaux ; des usines de la Basse- Indre sur la Loire, pour construire en série des coques de cargos ; l’électromécanique du Bourget serait de la combinaison; à Paimbœuf, 6 cales pour construire des cargos en série. Le Creusot compte installer près du Havre, en bordure du canal de Tancarville, à côté de son atelier d’Harfleur un chantier de puissance indéterminée pour la construction de cargos en série.
M. de Monzie s’est préoccupé également de développer sur certains points des côtes de France et de créer en Algérie et en Indochine des chantiers pour la construction des navires en bois qui vont produire avant six mois. Déjà à Saint-Malo fonctionnent deux entreprises pour la construction des navires en bois, les Chantiers de Saint-Malo et les Chantiers de l’Ouest, qui sont en voie d’agrandissement considérable ; les chantiers de Saint-Malo disposent de 4 cales pour construire des bateaux jusqu’à 60 mètres de long ; les chantiers de l’Ouest font un très gros effort pour construire des bateaux en bois de façon industrielle ; ils disposent de ponts roulants et d’une dizaine de cales la plupart couvertes ; sur la Basse- Gironde se fonde la Société de constructions maritimes de la Gironde pour la construction des voiliers en bois avec moteur auxiliaire.
Enfin, le sous-secrétaire d’État compte mettre, à la fin des hostilités, à la disposition de l’armement français un plus grand nombre d’arsenaux, où se trouvent un personnel entraîné et un matériel de premier ordre.
Si les nouveaux chantiers parviennent à vaincre la double difficulté de s’approvisionner en matériaux métalliques, de s’assurer le concours d’un personnel de maistrance, leur production jointe à celle des entreprises navales déjà existantes permettra d’entretenir et d’accroître la flotte marchande française.

(1) Depuis que ce rapport a été rédigé, le gouvernement a déposé un projet de loi portant ouverture d’un crédit de 320 millions, sur lesquels 50 millions doivent être affectés à la construction de navires. Bien qu’il ne se propose nullement de constituer une Marine marchande d’État, il passerait lui-même des commandes directes qui offrent le triple avantage d’un contrôle constant de la fourniture des matières premières, de l’exécution du travail et de la construction en séries ; les navires ainsi construits seraient immédiatement cédés aux industriels et aux armateurs qui en feront la demande. Le prix de cession serait le prix de revient. Dans le cas où ces demandes feraient défaut, les navires construits seraient affectés aux besoins des services publics. Ce projet a été renvoyé par la Chambre aux deux commissions du budget et de la Marine marchande (22 décembre 1917).

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