1916.09.28.De Worms et Cie Bayonne

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Worms & Cie

Bayonne, le 28 septembre 1916
Messieurs Worms & Cie - Paris

Messieurs,
Nous avons reçu vos lettres des 23 et 26 courant au sujet du projet de raccordement avec le tramway basque.
Avant que vous puissiez prendre une décision, il nous paraît utile d'ajouter quelques explications, qui nous paraissent indispensables, car nous avons l'impression que, si sur le fond de l'affaire, vous reconnaissez que l'opération envisagée présente un intérêt indiscutable, nous ne la voyons pas tout à fait du même point de vue quant à la manière de la réaliser.
En résumé, ce qui vous a frappé le plus, c'est la perspective d'un prix d'achat de terrain assez élevé, et, en second lieu, l'idée que, par un artifice de diplomatie on aurait pu avoir ou on pourrait obtenir des conditions d'achat éventuelles bien meilleures que celles que vous envisagez.
Vous nous permettrez de vous parler en toute franchise, sans voir dans nos explications autre chose que la justification des moyens qui paraissent les plus propres à atteindre le but commercial cherché.
Nous ne devons pas vous laisser ignorer que le signataire de la présente possède, personnellement, une connaissance assez ancienne et complète de la question des terrains dans le port de Bayonne. Il y a déjà une vingtaine d'années qu'il s'en occupe par suite de ses relations de famille, et il croit être assez bien placé pour posséder la question à fond. Depuis des années il a eu l'occasion de causer en voisin avec MM. Molinié ou Larran, et il connaît leurs dispositions habituelles d'esprit.
Vous nous reprochez, comme une faute, d'avoir pris contact avec M. Molinié d'une part, et M. Larran de l'autre, et de leur avoir fait connaître que nous voulions acheter leurs terrains. Evidemment, le procédé classique consiste à employer un homme de paille ou à demander des offres au porteur par un officier ministériel. Nous ne nous sommes pas privés d'y avoir recours en d'autres circonstances quand cela nous a paru opportun. Mais, dans le cas qui nous occupe, et connaissant les dispositions antérieures de M. Larran ou de M. Molinié, la diplomatie la plus opportune nous a paru, et nous paraît encore être celle que nous avons employée.
En ce qui concerne M. Molinié, il ne sait pas si la demande de prix que nous lui avons faite concerne la Maison Worms & Cie, ou personnellement M. Le Roy, propriétaire d'un terrain assez important situé à proximité du sien, et susceptible de lui être relié par un pont. Vous supposez bien que nous ne sommes pas encore tellement naïfs que nous nous soyons déboutonnés devant ces Messieurs comme avec vous. Et nous sommes même persuadés que si l'on avait demandé à M. Molinié une offre anonyme par un notaire ou par un étranger, comme vous le suggérez, il n'aurait même pas réduit le prix de 30 F le mètre qu'il a commencé à nous demander. C'est parce que nous lui avons fait comprendre que ce n'était pas la peine d'étudier une affaire nouvelle du moment que le prix d'acquisition la rendait impossible, et qu'il savait qu'il avait devant lui non un intermédiaire quelconque, ou un spéculateur, qu'il s'est décidé à baisser un peu la main. Nous ne disons pas que M. Molinié, ou ses héritiers, n'accepteraient pas une offre ferme à 20 F le mètre. Mais cela nous paraît fort douteux. Un renseignement rétrospectif, authentique, vous permettra d'en juger.
En 1888, il y a donc 28 ans, M. Larran, père du propriétaire actuel des deux terrains contigus, voulut acheter la parcelle de M. Molinié ; il lui en demanda 60.000 francs. Depuis cette époque, M. Molinié n'a jamais descendu au-dessous de son prix, et ce n'est pas après 28 ans d'attente, alors que le quartier entre dans une nouvelle période de développement, qu'il faut s'attendre, quelle que soit la diplomatie que l'on emploie vis-à-vis de lui, à ce qu'il lâche son terrain au-dessous du prix de 20 à 2,5 F le mètre. Que ce soit en vue d'un échange ou d'une utilisation propre, il faut se rendre à l'évidence que, quiconque eût voulu ou voudrait disposer du terrain Molinié aura à payer 20 à 25 F le mètre au bas mot, et peut-être plus cher par la suite.
Quant à M. Larran, les choses ne se sont pas passées telles que vous vous les représentez d'après l'exposé, forcément incomplet dans ses détails, fait par nous. M. Larran n'a pas fait marcher ou intervenir M. Plisson quand nous lui avons parlé de son terrain le Lundi 21 août dernier à 4 heures du soir : c'est parce que, le matin du même jour, nous avions appris d'une façon toute fortuite, par un ami commun qui nous parlait des projets de M. Plisson, que ce dernier était entré en pourparlers avec M. Larran pour les terrains dont il est question ici, au commencement du mois d'août. Il y avait là un danger immédiat pour l'existence même du plan que nous avions conçu, et nous avons dû nous inspirer de nos seules lumières pour agir sans retard. Comme M. Larran était de passage à Bayonne le même jour, nous nous décidâmes à le sonder, et voici quelles furent nos raisons, qui subsistent toujours : ou les velléités de M. Plisson se heurteraient aux prétentions élevées de M. Larran, et il abandonnerait les pourparlers entamés ; ou bien il s'accrocherait à l'affaire, et l'ouverture que nous faisions à M. Larran sous un prétexte très modeste(en vue d'une étude que nous voulions faire si le prix qu'il en demandait était raisonnable) aurait pour effet de rendre l'affaire plus onéreuse pour notre concurrent.
Dans la première hypothèse, par suite de l'achat d'un autre terrain fait par M. Plisson dans la semaine suivante, M. Larran n'aurait plus que nous comme acheteurs éventuels lorsqu'il reprendra les pourparlers avec nous, et par conséquent, ce ne sont pas les velléités antérieures de M. Plisson qui pourront influer sur les prétentions définitives de M. Larran, s'il est disposé à réaliser maintenant.
Dans la seconde hypothèse, c'est-à-dire s'il continue les pourparlers pour acheter ou louer, notre prise de position dans l'affaire encouragera M. Larran à ne pas lâcher la main, et la rendra plus onéreuse pour lui. Nous devons dire, d'ailleurs que ce raisonnement appliqué spécialement à M. Plisson, puisqu'il faut toujours parler de lui à l'heure actuelle, s'applique à tout autre charbonnier qui voudrait s'installer sur le petit terrain Larran contigu au nôtre. Nous avons, en effet, tout intérêt pour la bonne desserte de notre embranchement à ne pas être encombrés sur les voies de quai par le voisinage immédiat d'un autre charbonnier. C'est là un détail de pratique et d'exploitation qui résulte de l'expérience. Dussions-nous donc ne rien faire avec M. Larran que notre intérêt est de manoeuvrer pour en éloigner une maison de charbons quelconque.
Mais ce sont là des raisons qui résultent de notre expérience personnelle et d'une longue pratique de la question, et ce n'est pas parce que nous vous les exposons tout au long que l'on doit en conclure que ces arguments là pèsent dans l'esprit de MM. Larran ou Molinié qui ignorent tout de nos affaires.
Quant au prix des terrains Larran, ne croyez pas, comme vous pourriez le supposer, que c'est parce que nous avons posé ce jalon en vue de nous étendre un peu sur un point, qui ne doit pas paraître indispensable aux yeux de M. Larran (car nous pourrions à la rigueur nous étendre par ailleurs, bien que cela ne réponde pas du tout à notre plan actuel) quant au prix, disons-nous, il nous suffira de dire qu'au mois de février dernier M. Larran interrogé pour une demande de location ou d'achat de ses terrains, indiqua 30 F le mètre, ou une location qui correspondait à 2 F le mètre carré par an. Évidemment, ce n'était pas son dernier mot, et il est possible que, lui aussi, demanderait à réfléchir si un acheteur sérieux lui offrait ferme 20 F le mètre. En 1912, lorsque nous fîmes l'étude de l'achat de nos terrains actuels (dont le prix de revient dû à des circonstances particulières, ne doit pas être pris comme terme de comparaison des transactions courantes) M. Larran avait demandé 35.000 francs du petit terrain de 2.300 mètres, soit 15 F le mètre ; et il demandait 100.000 francs du terrain A contenant 4.500 mètres, soit 22 F le mètre. Il a donc augmenté sensiblement ses prétentions depuis mars 1912 jusqu'à février 1916, et encore une fois, ce n'est pas notre ouverture, entourée de certaines précautions oratoires, qui lui fera augmenter son prix définitif lorsque, voyant que M. Plisson, déjà nommé, renoncera à poursuivre l'affaire, il se retournera vers nous.
Nous pensons vous avoir fourni amplement les raisons logiques de notre tactique qui n'eût pas été la même, si nous avions été moins bien renseignés que nous ne le sommes sur les positions respectives de toutes les pièces de l'échiquier.
Comme conclusion, si vous estimez qu'il y a lieu de ne pas abandonner le projet de raccordement que nous avons conçu, deux lignes de conduite s'offrent à nous :
La première consiste à ne pas bouger et à attendre un mois ou deux que nous ayons l'occasion de rencontrer M. Larran, et que l'affaire Plisson étant refroidie, il nous en cause lui-même. Cette attitude réservée et avantageuse pour causer avec M. Larran offre cependant l'aléa que nous vous avons déjà signalé : c'est que, malgré tout, notre compétiteur s'entende avec lui pour une vente ou location, et dans ce cas, même si nous tenions beaucoup à faire le raccordement projeté, nous n'aurions plus les mêmes facilités d'échange qu'aujourd'hui basées sur l'acquisition du terrain Molinié. Mais nous croyons que les chances de poursuite des négociations Plisson-Larran sont très fortement diminuées par le fait de l'acquisition que M. Plisson a faite un peu plus en aval depuis l'ouverture de ses pourparlers avec M. Larran.
La deuxième attitude présenterait l'inconvénient de nous obliger à prendre une prompte décision sur le fait même de l'acquisition du terrain Molinié, car nous ne pourrions pas offrir à M. Larran la possibilité d'un échange, avantageux pour lui à première vue, des parcelles B & C de notre plan sans nous déclarer acquéreurs du terrain Molinié à 25 F le mètre, sauf à essayer au préalable de marchander un peu.
Cette deuxième solution présente plus de certitudes pour nous, mais resterait encore soumise à l'aléa d'une discussion d'échange avec M. Larran.
Notre plan était conçu depuis longtemps et nous l'eussions laissé dormir jusqu'à la fin de la guerre, ce qui n'eût pu que le laisser mûrir, si l'intervention inopinée de notre compétiteur ne nous avait mis dans la nécessité de prendre brusquement position. Vous voudrez bien admettre qu'il ne suffit pas souvent de se tracer une ligne de conduite pour pouvoir la suivre, pour ainsi dire, passivement. La marche des événements oblige quelquefois les gens, qui ont le souci de l'avenir, de prendre, sous leur responsabilité, des initiatives dont ils se dispenseraient volontiers.
C'est à tout cela que nous faisons allusion dans notre lettre du 25 août dernier, écrite au moment où les visées de notre compétiteur venaient de nous être révélées, et où nous jugeâmes nécessaire de prendre des mesures de toute urgence pour les contrecarrer, tout en paraissant les ignorer.
Agréez, Messieurs, nos sincères salutations


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