1944.11.29.De Jean Roger Blanc - Japy Frères.Au juge Georges Thirion.Déposition

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Audition de M. Blanc Jean Roger

L'an mil neuf cent quarante quatre, le 29 novembre, devant nous, Georges Thirion, juge d'instruction etc., a comparu :

Monsieur Blanc Jean Roger, 44 ans, chef de service aux Établissements Japy Frères, demeurant à Paris, 200, rue de Tolbiac, lequel, serment prêté de dire la vérité, dépose :
J'ai été désigné par le personnel employé de la Maison Japy Frères à Paris comme président du Comité d'épuration de cette entreprise.
Le Comité d'épuration n'a eu jusqu'à ce jour qu'à proposer l'exclusion de trois personnes dont l'attitude était antinationale. A aucun moment, au cours des séances du Comité, l'attitude de la direction générale n'a été critiquée par qui que ce soit.
M'occupant spécialement de la vente de la quincaillerie, je n'ai pas une vue d'ensemble de l'activité de la société, mais, néanmoins, il résulte des renseignements personnels et de mes propres constatations que celle-ci a toujours apporté tous ses soins à freiner au maximum l'exécution des commandes allemandes et à ne pas prendre de commandes d'armement. Je puis attester que des pressions allemandes se sont exercées d'une manière intensive pour obtenir de la maison Japy diverses fournitures et une augmentation du rendement. Pratiquement nous aurions dû fournir aux Allemands 70% de notre production jusqu'en octobre 1943. A partir de cette époque, en vertu d'accord franco-allemand, tout au moins en ce qui concerne la quincaillerie, nous aurions dû fournir 95% afin de pourvoir aux besoins allemands à la suite des destructions provoquées par les bombardements. En réalité un tel pourcentage n'a jamais été atteint et se situe autant que je peux en juger aux environs de 40%. Ce résultat n'a pu être obtenu que par la falsification systématique des états mensuels que nous étions obligés de fournir aux Allemands. Chaque mois je participais à la falsification de ces états d'accord et sur les instructions de la direction générale.
Je puis attester que la direction générale a toujours freiné l'exécution des commandes allemandes et à cet égard je puis relater un incident qui s'est produit fin juillet 1943, et auquel j'ai été mêlé. En l'absence de Monsieur Marin-Darbel et de mon directeur, j'ai reçu un coup de téléphone d'un Allemand, nommé Docteur Ohmann, qui m'a convoqué sur le champ à son service de l'avenue des Champs-Élysées. Cet Allemand m'a dit qu'il était délégué spécialement de Berlin pour enquêter sur les Établissements Japy qui pratiquaient selon ses propres termes, le sabotage systématique des commandes allemandes.
J'ai répondu à mon interlocuteur que je n'étais pas qualifié pour lui fournir des explications. Celui-ci m'a alors notifié qu'il voulait voir Monsieur Marin-Darbel en personne le surlendemain à 10 heures 30. J'ai accompagné Monsieur Marin-Darbel avec Monsieur Taupin, directeur des services de quincaillerie et Monsieur Staub, interprète. Le docteur Ohmann a reproché à Monsieur Marin-Darbel son sabotage, ajoutant qu'il avait tous pouvoirs pour prendre les mesures qui s'imposaient. Monsieur Marin-Darbel répondit que s'il y avait sabotage, il était imputable aux Allemands eux-mêmes qui avaient désorganisé les usines en prélevant 400 ouvriers au titre de la relève. Le docteur Ohmann releva ce propos en disant qu'il pouvait faire arrêter Monsieur Marin-Darbel sur le champ. A quoi celui-ci répondit « Vous pouvez m'arrêter, ce n'est pas cela qui vous fera avoir une casserole de plus ». Le docteur Ohmann proposa alors à Monsieur Marin-Darbel d'engager du personnel, soit sur place, soit en provenance d'autres régions. Monsieur Marin-Darbel s'y opposa en disant « qu'il ne voulait pas voir ce nouveau personnel à son tour requis pour la relève, car il passerait ainsi pour un traître vis-à-vis de ses ouvriers ». Monsieur Marin-Darbel ajouta qu'il n'embaucherait de nouveaux ouvriers que s'il lui était remis par une personne qualifiée un engagement formel aux termes duquel aucun nouveau prélèvement de personnel ne serait fait. Le docteur Ohmann éluda la question et déclara qu'il irait lui-même faire une enquête dans les usines. A la suite de cette enquête les Allemands firent signer un accord de production sous menace de fermeture, accord qui n'a pas été tenu.

Lorsque les tours Gridley de l'usine de Beaucourt eurent sauté, une satisfaction générale s'est manifestée au siège de Paris. J'ai rencontré ce jour-là M. Marin-Darbel qui ne m'a pas caché sa satisfaction de cet incident et qui m'a déclaré : « L'affaire Schuster est terminée. J'ai un gros poids de moins sur le cœur ».
En résumé, j'ai nettement l'impression que la direction de Japy n'a jamais recherché les commandes allemandes et n'a accepté celles-ci que contrainte et forcée.
J'ai fait un voyage aux usines en juin 1943.
J'ai pu constater que le personnel avec qui j'ai été en contact était pleinement d'accord avec la direction en ce qui concerne l'attitude que celle-ci avait adoptée vis-à-vis des Allemands. Le souci de la direction était d'éviter la fermeture des usines, qui aurait occasionné la réquisition du personnel, soit pour des usines d'armement en France, soit pour la déportation en Allemagne.
Je tiens à déclarer que la direction a toujours donné son appui à tous les réfractaires qui demandaient un emploi et qui ont été embauchés sous de faux papiers sans l'autorisation de l'inspecteur du travail. Ce fut le cas notamment pour mon fils qui fut affecté à une exploitation forestière dépendant de la Maison Worms et ensuite réembauché illégalement au siège de Japy.
Je n'ai pas perçu l'intervention directe dans l'attitude le la Maison Japy de Monsieur Le Roy Ladurie, mais j'ai eu l'impression, notamment après l'incident survenu entre Monsieur Marin-Darbel et le docteur Ohmann que Monsieur Le Roy Ladurie avait apporté son concours à Monsieur Marin-Darbel. Le lendemain de cet incident, Monsieur Marin-Darbel qui avait vu Monsieur Le Roy Ladurie, nous a réunis et nous a dit de continuer à freiner dans toute la mesure du possible les commandes allemandes et d'essayer de camoufler vis-à-vis du docteur Ohmann, qui devait se rendre aux usines, les fabrications destinées à la clientèle française.
Je suis persuadé qu'aucun membre du personnel de Japy n'est enclin à élever la moindre critique contre l'attitude de la direction pendant l'occupation.


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