1944.11.25.De Gabriel Le Roy Ladurie et Hypolite Worms.Au juge Georges Thirion.Interrogatoire

Copie

Le PDF est consultable à la fin du texte. 

Interrogatoire des inculpés Worms et Le Roy Ladurie

L'an mil neuf cent quarante quatre, le 25 novembre, devant nous, Georges Thirion, juge d'instruction etc., a été amené le sieur Le Roy Ladurie, inculpé, déjà entendu, (assisté de Maître Bizos, son conseil).
Demande : Veuillez vous expliquer sur le rôle de la Maison Worms en ce qui concerne la société Japy.
L'inculpé répond : Les Établissements Japy Frère société anonyme au capital de 105.000.000 de francs, possèdent cinq groupes d'usines dans la région de Beaucourt, territoire de Belfort. Ses fabrications principales comportent les machines à écrire, l'horlogerie, les moteurs électriques de faible puissance, les pompes, l'émaillerie, articles de ménage, visserie, etc. Ils groupent environ 5.000 ouvriers et employés.

Depuis la guerre de 1914, la situation de Japy était devenue de plus en plus précaire au point qu'en 1938, la situation apparaissait comme sans issue. Un ensemble de créances considérables appartenant au Trésor, aux obligataires, aux établissements de crédit, aux fournisseurs étaient en souffrance. A la veille du dépôt de bilan et en plein accord avec la Banque de France et les pouvoirs publics, les représentants de la famille Japy Frères, M. Albert Japy et M. Jean Streichenberger, vinrent demander à la Maison Worms de soumettre à tous les intéressés un plan de redressement. Dès les premières semaines de 1939 l'accord était réalisé.
M. Pierre Pucheu, n'ayant joué au titre de directeur du Comptoir sidérurgique un rôle important dans les négociations, acceptait avec notre agrément le poste de directeur général. M. Gaston Japy conservait la présidence.
Dans une première augmentation de capital de 12 à 20.000.000 de francs le chiffre de notre prise d'intérêts (moins de 20.000 titres sur 133.000) demeurait sensiblement inférieur à celui des métallurgistes et de la famille. Ainsi dès les premiers jours était soulignée notre intention première de borner notre rôle à celui de banquier et de guide financier de l'entreprise.
Mais, la trésorerie demeurant insuffisante devant d'urgentes nécessités de renouvellement d'outillage, on décida au printemps 1940 de doubler le capital. Worms en tant que banquier n'hésita pas malgré la guerre à donner sa garantie à cette augmentation. Presque tous les autres actionnaires s'étant abstenus, près de 16.000.000 sur 20.0000.000 nous demeurèrent sur les bras, et c'est ainsi que depuis ce moment nous nous trouvons détenir un peu moins de 40% du capital social des Établissements Japy Frères, soit aujourd'hui 261.000 titres sur 700.000. Les autres actionnaires importants sont principalement Vernes et Cie, les Forges de Beautor, la famille Japy, etc.
Quel usage avons-nous fait des pouvoirs que nous conférait ce paquet d'actions ?
Il nous a amené à intervenir :

1°- Dans une certaine limite dans les questions de personnes, dans le conseil d'administration nous avons trois représentants : MM. Marin Darbel, Vinson, et de La Rozière. Nous avons laissé neuf sièges aux autres actionnaires.
Présidence, direction générale. Jusqu'à la fin de 1940 nous avons apporté nos voix pour la présidence à M. Gaston Japy. Pour la direction générale à M. Pucheu. En 1941-1942, pour la présidence direction générale à M. Albert Japy. En 1943 la double charge étant devenue trop lourde pour un seul homme, la présidence échut à M. Marin Darbel, la direction générale fut conservée par M. Albert Japy.
En dehors de ces cas précis, jamais, sans aucune exception, nous ne sommes intervenus dans aucune question de personne, celle-ci étant du ressort exclusif du président et du directeur général.

2°- Dans les questions financières
Au contraire, nous revendiquons là les responsabilités les plus étendues. L'assainissement de Japy Frères a été et demeure la raison essentielle de notre présence dans cette société. Nous nous sommes portés garants, toujours sur le plan moral, très souvent sur le plan juridique, de tous les engagements financiers de cette compagnie. Des arrangements avec les créanciers ont été [mot manquant] par nous et exécutés sous notre contrôle. Nous sommes intervenus dans les augmentations de capital, les émissions d'obligations, les avances de la caisse des marchés, etc., et nous avons personnellement consenti des avances directes, allant parfois jusqu'à 50.000.000 de francs.
Des responsabilités morales et matérielles aussi lourdes nous menaient naturellement à suivre la marche de l'entreprise, mais, à aucun moment, à intervenir dans sa gestion et à nous substituer aux organismes de direction seuls qualifiés. Cette tutelle toute relative n'a jamais donné lieu à une friction avec la présidence-direction générale. Nous avons notamment appuyé celle-ci sans réserves dans la lutte que pendant quatre années elle a menée contre l'occupant.
Dès le mois de septembre 1940, les autorités allemandes exigeaient une part très importante, sinon la totalité, des fabrications courantes. L'administration de la société a fait tout l'impossible pour réduire les livraisons allemandes par rapport à celles réservées au marché français, mais les autorités d'occupation après des discussions très difficiles, ont exigé que 70% leur soient réservés.
La direction forcée de s'incliner organisa alors par des moyens de fortune et en courant les plus grand risques, la falsification de tous les états mensuels remis aux autorités allemandes. En fait il a été livré au marché français, entre 55 et 75% au lieu des 25% autorisés. Ces états faux ont été fournis sur les instructions de la direction générale et avec l'accord et la connivence de tout le personnel. Des témoignages peuvent être recueillis auprès de MM. Marin Darbel, de M. Albert Japy, de M. Séverac. M. Jean Blanc, membre de la résistance, président du Comité d'épuration de la société pourra être utilement interrogé.

La question la plus brûlante fut naturellement celle de la fabrication du matériel de guerre proprement dit. Des pressions à ce sujet se firent sentir, en provenance principalement des organismes allemands locaux contrôlant directement les usines (Runstung de Besançon et la direction de l'aviation allemande à Paris). La politique générale adoptée et suivie en plein accord avec Worms fut de refuser toutes les commandes de ce genre sous les prétextes les plus divers : manque de main d'œuvre qualifiée, de machines outils de précision, etc.
Cette tactique réussit jusqu'en fin 1942. A ce moment quatre groupes d'usines sur cinq furent d'autorité placés "Runstung" et un officier contrôleur permanent fut désigné. Il fut alors impossible de refuser une commande de vis destinées à la fabrication des fusées. Nous croyons qu'en pratique l'exécution de cette commande fut presque entièrement sabotée. Nous nous souvenons que, sur les 18.000 pièces de première livraison, 48 seulement furent réceptionnées comme bonnes. Une seconde commande de ce genre, imposée fin 1943, donna lieu à de tels incidents (sabotage des machines, explosion d'un transformateur), qu'aucune livraison n'eut lieu. La direction de Japy Frères donnera elle-même sur cette longue [mot manquant] tous les éclaircissements nécessaires. Chez Worms, nous n'y avons pas été mêlés directement. Nous n'avons jamais connaissance des commandes et des dossiers, mais, à plus d'une reprise, par l'intermédiaire de notre commissaire gérant, le Majectic fit une vive pression sur nous à ce sujet. La direction générale a toujours trouvé auprès de nous, un soutien sans réserves dans sa politique de résistance. Dans un moment particulièrement difficile, j'acceptais d'accompagner M. Marin Darbel auprès du colonel Dietrich, chef du Runstung à Besançon. Lorsqu'en 1944, les autorités allemandes comprirent enfin l'inutilité de leurs efforts, elles procédèrent à la réquisition des machines aptes à des fabrications de guerre ; certaines d'entre elles ont été, croyons-nous, dirigées sur d'autres usines françaises.

Introduisons l'inculpé Hippolyte Worms, déjà entendu.
(Il est assisté de Maitre Lénard, son conseil.) Nous lui donnons lecture des déclarations ci-dessus de l'inculpé Le Roy Ladurie.
Il déclare : Je confirme les déclarations que vient de vous faire M. Le Roy Ladurie.

En résumé, la Maison Worms possède 38% du capital Japy. Elle y a trois administrateurs sur douze. Elle a une large responsabilité dans la gestion financière de la société. Elle en a une également, mais moindre, dans la politique générale de la société qu'elle suit dans ses grandes lignes. Elle a toujours conseillé de freiner les livraisons aux Allemands sur sa production courante, de toujours refuser de fabriquer du matériel de guerre et d'aller jusqu'à saboter la production. Je mets en fait que la société Japy est arrivée par ce plan-là à des résultats remarquables, étant donné qu'elle avait été en 1942, classée "Runstung" par les Allemands avec présence constante d'un officier allemand surveillant, ce malgré les accusations de sabotage et les menaces d'arrestation, malgré aussi la présence d'un commissaire allemand au sein de la Maison Worms, qui, pendant quatre ans, avait les pouvoirs d'exiger que cette dernière, donna à Japy des directives formelles toutes différentes en particulier de faire pression sur elle pour qu'elle accepte de fabriquer du matériel de guerre.
Pour tous détails sur la marche de la société, pour toute preuve de ce que j'avance, pour tous renseignements de quelque ordre que ce soit, je ne peux que demander que soient entendus le président des Établissements Japy, M. Marin-Darbel et le directeur général Albert Japy, car, encore une fois, la Maison Worms ne peut pas encourir de responsabilité dans la gestion de la société. Lecture faite, persistent et signent.


Back to archives from 1944