1944.11.22.De Hypolite Worms.Fresnes.A Raymond Meynial.Original

Original

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22 novembre 1944

Mon pauvre Raymond,
Si je vous écris ce n'est pas pour épiloguer sur l'abominable complot dont je suis la victime, je ne pense qu'à cette pauvre Dolly qui doit être désemparée. J'aurai en ce qui me concerne tout le courage qu'il faudra pour surmonter ces nouveaux obstacles, confiant et sûr, comme je le suis, de toute votre énergie et de toute votre affection.
Mais en attendant la communication qui doit nous être faite du nouveau document qui a dû être donné au juge, je voudrais vous entretenir d'un certain nombre de choses que j'ai dites hier et ce matin à Lénard, ne sachant pas s'il vous les répètera fidèlement. J'ai eu l'occasion d'en parler également avec Albertini, mon compagnon de cellule, dans le jugement et l'habileté duquel j'ai entière confiance, et à son avocat, notre ami, Eugène [Frot], qui sont entièrement d'accord avec ce qui suit :

1° Il faut vérifier si le ministre de l'Intérieur avait bien l'intention ou l'ordre de nous interner administrativement à notre sortie de Fresnes, et ce malgré les assurances de R. M. J'en doutais hier, mais j'en doute moins maintenant, à la suite de ce que je viens d'apprendre :
Hier soir, à 8 heures, un détenu de droit commun, qui fait fonction d'infirmier, est venu frapper à ma porte et à celle de Gabriel pour nous dire : « Ne vous couchez pas ! Je viens d'entendre au greffe que vous étiez mis en liberté ce soir. » J'ai crû que c'était une blague et je me suis couché quelques minutes plus tard. Or ce matin Gabriel me donne le mot de l'énigme, et le voici :  deux inspecteurs de la police judiciaire se sont présentés hier soir à la comptabilité générale de la prison pour dire que nous allions être libérés tous les deux et qu'on nous remette entre leurs mains dès les formalités d'écrou accomplies ! !
La menace du procureur général était donc vraie. Il est bon que R. M. le sache et connaisse cet aspect de la question.
En attendant Eugène Frot, qui est très ami avec Blumel, le chef de cabinet de Tixier, se renseigne pour savoir ce qu'il y a de vrai dans cette menace et je le saurai bientôt. En attendant, Albertini signale que la préfecture de police a peut-être les moyens ou le droit d'arrêter et d'interner en dehors du ministère de l'Intérieur.

2° A partir du moment où notre affaire passe sur le plan politique il faut la traiter et nous défendre comme tel, et je pense qu'il faudrait que nous prenions un troisième avocat, mais un politique, soit qu'on le désigne comme avocat, soit qu'en le rémunérant largement on l'utilise à des fins de démarches politiques pour toutes démarches, contacts, etc.
Comme personnalités nous avons pensé (et ce sont Albertini et Frot qui ont mis les noms en avant, Lénard les approuve) en premier à André [Le Frocquer], accessoirement Paul [Boncour], Félix [Gouin] (qui ne pourrait pas être nommé avocat parce que président de l'assemblée consultative mais pourrait travailler dans la coulisse) et [Depreux]. On semble en tous cas convaincu sur le premier nommé surtout. Il s'agit de le prendre comme avocat. Je ne sais pas ce qu'en peut penser Poignard que je n'ai pas encore vu depuis le dernier incident, mais je vous signale, en tout cas, que si une démarche doit être faite auprès de lui, il faut absolument éviter que Lénard y aille seul, il faut à tout prix que Poignard l'accompagne.
Tant que notre affaire n'était que commerciale, nos trois avocats, Lénard, Poignard et Bizos étaient suffisants, mais je crains que maintenant cela ne suffise plus, car sur le plan politique je les crois insuffisamment armés.
Du reste je ne vous cache pas que depuis quelques temps je suis ennuyé parce qu'ils sont débordés de besogne et nous ne les voyons plus aussi souvent, ni suffisamment longtemps lorsqu'ils viennent à la prison.
Lénard prend tout le temps de nouveaux clients depuis 10 jours il n'y en a plus que pour [Ardant]. Il est toujours aussi affectueux pour moi mais je le vois tout juste 5 minutes entre deux portes. Quant à ses 2 secrétaires c'est très bien pour les commissions personnelles mais ils connaissent mal nos dossiers et ce n'est pas eux qui peuvent faire des demandes. Je ne suis pas le seul à m'en plaindre. François L. est dans le même état d'esprit.
Il n'y a pas du reste qu'Ardant, il a encore d'autres clients ici et ailleurs aussi sans doute. Quant à Poignard il vient 2 fois par semaine. Lui aussi je ne le vois que très peu. Il se plaint d'être surchargé de besogne. Un de ses principaux clients ici semble être Georges Prades ! ! Ce n'est pas reluisant. En ce qui le concerne du reste il est bien certain qu'il n'avait pas beaucoup de soucis à mon égard jusqu'à hier puisque depuis 15 jours il est convaincu que ma libération est une question d'heures. Je pense qu'il viendra me voir aujourd'hui.
Quant à Bizos, je n'en parle pas et je laisse à Gabriel le soin de dire ce qu'il en pense.
Il faut mettre ordre à cela et il faut qu'un homme politique se charge de nous sur le plan politique car on ne peut pas demander à nos deux avocats de faire les démarches ; même s'ils en avaient le goût et l'habileté, ils n'en auraient pas le temps.

3° Il est peut-être temps d'essayer de faire agir les Anglais. Je sais que [Duff Cooper] a des ordres stricts de ne pas s'immiscer à la politique intérieure française mais je pense aux journaux. Ne serait-il pas possible de s'aboucher avec les gens du Daily Mail pour leur expliquer l'histoire dans l'espoir qu'ils accepteraient de faire publier quelques remarques, même sans prononcer de noms, bien senties dans leur édition de Londres ; Daily Mail ou n'importe quel autre journal. Cela attirerait l'attention du gouvernement anglais est celle de [Duff Cooper]. Ce qu'il faudrait c'est que quelqu'un puisse exposer toute mon affaire à Duff Cooper d'une façon objective, même sans lui demander d'intervenir. A ce propos-là, j'ai signalé à Lénard que la femme de Maurice Dollfus, qui est Anglaise, est l'amie intime de lady Duff Cooper et je lui ai suggéré de faire arranger un dîner pour lui permettre à lui, Lénard, de rencontrer Duff Cooper. Pensez à cette question de journaux.
D'autre part je vous rappelle que lorsque l'officier anglais [Palfrey] est venu me voir dans ma cellule avec le journaliste américain et devant mon désir que mon nom ne soit publié dans la presse craignant que cela ne se retourne contre moi, il m'avait répondu d'un air sceptique : « c'est peut-être tout de même le seul moyen de vous faire rendre justice ». Or c'était certainement un membre de l'Intelligence service.
D'autre part il paraît qu'en publiant l'arrestation d'Ardant vendredi dernier la radio américaine a déjà parlé des éminents services que ce dernier avait rendus au 2ème bureau et des sommes qu'il avait versées à la Résistance.
Ce n'est pas ce genre de propagande que je désire pour moi, mais plutôt pour faire ressortir l'iniquité de l'interférence de la politique dans la justice, en citant le cas, sans donner de nom, d'un inculpé reconnu innocent que le juge d'instruction veut remettre en liberté mais que le gouvernement, ou les partisans, refusent de laisser faire.

4° J'ai rappelé à Lénard la conversation que Robert Labbé a eue avec Monick 3 jours après la libération et au cours de laquelle ce dernier a dit que ma situation était très critique, qu'il venait de passer 2 jours à me défendre, etc. Or, à ce moment-là, P. n'était pas encore revenu d'Alger ; ces discussions à mon sujet ont donc eu lieu aux réunions des comités de résistance. Vous pourriez donc, par Monick, savoir quels sont les éléments de ces comités qui me sont si opposés. Le savoir serait très utile pour guider nos recherches et nous permettre de nous défendre.
Voici le fruit de mes réflexions de ces dernières heures. Je vous en fais part en attendant de savoir ce qu'il y a dans le nouveau dossier et de connaître le résultat de la conversation que vous aurez, après, avec R. M. C'est lui en définitive ma seule planche de salut. Croyez-vous que je puisse compter sur son amitié, et surtout sur son énergie ? A-t-il lu le rapport d'expert, est-il convaincu que je suis la victime de ce qui prend l'allure d'une erreur judiciaire ?
Je crois du reste qu'il faudra maintenant faire avec les avocats un résumé très précis et très objectif du « cas Worms », pour le diffuser aussi largement que possible, d'abord pour attirer l'attention sur nous et ensuite pour éviter que ce qui nous reste d'amis ne finisse par nous croire un peu coupables, devant la lenteur de notre mise en liberté.
Mais naturellement en aucun cas je ne veux quitter Fresnes pour aller à Drancy ou à Saint-Denis.
Bien affectueusement

HW

Quid de Joliot-Curie ?


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