1944.11.07.De Gaston Bernard.Au juge Georges Thirion.Note 02

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Affaire : Ministère public contre Worms Hippolyte, Le Roy Ladurie Gabriel

Note n°2
De Gaston Bernard, expert-comptable
à Monsieur Thirion, juge d'instruction
au Tribunal de première instance
de la Seine

Monsieur le juge d'instruction,
Par votre ordonnance, en date du 12 septembre 1944, vous avez bien voulu me commettre dans cette affaire, aux fins d'expertise.
Dans une première note, je vous ai indiqué que la Maison Worms & Cie, société en commandite, ayant son siège 45, boulevard Haussmann à Paris, comprenait quatre branches, à savoir :
1°) Importation de charbon,
2°) Armement maritime,
3°) Constructions navales,
4°) Compartiment bancaire.
Cette première note vous a fait part du résultat de mes recherches préliminaires relativement aux constructions navales.
Je vous prie de trouver ci-après, le résultat de mes premières investigations en ce qui concerne les opérations effectuées par la Maison Worms & Cie dans le cadre de son activité bancaire.

En l'état actuel des recherches, après examen des scellés et sous réserve de ce qui pourrait résulter de l'étude de la comptabilité et de tous documents qui seraient versés au dossier de l'expertise, il apparaît que :
dès le 25 octobre1940, les autorités allemandes pourvurent la Banque Worms & Cie d'un commissaire de nationalité allemande.
Ce Commissaire, nommé aux termes de l'ordonnance du 20 mai 1940 et de celle du 18 octobre 1940, fut Monsieur von Ziegesar.
Cette nomination eut lieu en raison des attaches britanniques de Monsieur Worms et parce que la Maison Worms pouvait être considérée comme entreprise juive aux termes des ordonnances allemandes et les lois françaises.
Les pouvoirs de Monsieur von Ziegesar étaient très étendus. En effet, le paragraphe 2 (2°) de l'ordonnance du 20 mai 1940 spécifiait : "Pendant la durée de l'administration provisoire, toutes les attributions du détenteur ou du propriétaire et des personnes ordinairement compétentes pour la suppléance ou pour l'administration, seront suspendues". De plus, le paragraphe 3 (1°) stipulait que : "L'administration provisoire était autorisée à toutes les affaires et actions d'ordre juridique et non juridique relatives à la gestion".
Dès le début de l'occupation, Monsieur Le Roy Ladurie, directeur des Services bancaires de la Maison Worms & Cie, avait été délégué par Monsieur Worms pour centraliser les rapports de ladite Maison avec les autorités allemandes, exception faite de questions relatives aux chantiers du Trait, aux Services maritimes et aux Services charbonniers.
Pratiquement, par conséquent, c'est seulement en ce qui concerne les Services bancaires que Monsieur Le Roy Ladurie avait à faire aux autorités allemandes.
Monsieur von Ziegesar ayant été nommé, ainsi qu'il a été dit par ordonnance du 25 octobre 1940, Monsieur Le Roy Ladurie obtint, immédiatement, du ministère des Finances, la désignation d'un commissaire adjoint français en la personne de M. O. de Sèze qui devait en cas de difficultés éventuelles, représenter le gouvernement français.
Malgré l'étendue des pouvoirs dont il était investi, Monsieur von Ziegesar renonça, dès les premiers jours de son commissariat, à accomplir des actes de gestion directe. Toutefois, il résulte des renseignements recueillis qu'il ne négligeait pas de se tenir au courant de l'activité générale de la maison, prenant chaque jour connaissance de l'intégralité du courrier de la veille.
En 1941, Monsieur von Ziegesar fut remplacé par un autre commissaire allemand, Monsieur Falkenhausen.
Des investigations effectuées, il résulte en l'état actuel, que l'activité de la Banque Worms dans le cadre des relations avec les Allemands, a été la suivante :
- établissement de rapports commerciaux avec la Commerzbank et ouverture d'accréditifs documentaires pour cette banque,
- avances à des industriels travaillant pour la Kriegsmarine,
- ouverture d'accréditifs documentaires pour la Deutschbank,
- ouverture d'un compte créditeur au profit du Rustungkontor.
Chacune de ces activités fait, ci-après, l'objet d'une étude spéciale.

Rapports commerciaux avec la Commerzbank

Monsieur von Ziegesar était le directeur de la filiale de Cottbus de la Commerzbank. Ceci explique qu'il ait demandé l'établissement de rapports commerciaux entre cette Banque allemande et la Maison Worms & Cie. Monsieur Le Roy Ladurie déclare que d'ailleurs, il avait l'ambition d'être un jour désigné comme représentant de la Commerzbank à Paris.
Monsieur Le Roy Ladurie indique également que c'est dans ces conditions que, en 1940, il reçut la visite du docteur Hettlage, l'un des principaux dirigeants de la Commerzbank. Celui-ci tenu au courant par Monsieur von Ziegesar du dossier de la Maison Worms, lui aurait alors exprimé le désir de voir se nouer des liens étroits entre ladite maison et la Commerzbank. A ce moment, la donation faite à ses enfants par l'un des associés, Monsieur Goudchaux, n'était pas homologuée, et le Docteur Hettlage demande à devenir associé gérant aux lieu et place du dit Goudchaux.
Monsieur Le Roy Ladurie refusa et, de fait, aucune part d'associé de la Maison Worms ne fut cédée aux Allemands mais, ajoute Monsieur Le Roy Ladurie, afin d'adoucir ce refus et d'éviter à la Maison Worms et Cie les graves conséquences qu'aurait pu entraîner une attitude intransigeante, il fut obligé d'offrir à Monsieur Hettlage l'ouverture de rapports de correspondants qui seraient de nature à donner tous apaisements à l'Allemagne.
II apparaît que l'essentiel du mouvement du compte de la Commerzbank dans les livres de la Maison Worms provient du règlement d'accréditifs documentaires ouverts pour expédition de marchandises françaises en direction de l'Allemagne, sous le contrôle de différents services du ministère des Finances et plus spécialement de l'Office des changes.
Ces opérations étaient soit couvertes, soit non couvertes.
Dans le cas des opérations couvertes, le mécanisme était le suivant :
La Banque allemande demandait à la Banque Worms d'ouvrir sur ses caisses un accréditif simple ou irrévocable, en faveur d'une maison française, nommément désignée, accréditif utilisable contre documents justifiant l'expédition des marchandises (facture visée par la Chambre de commerce, lettre de voiture ou récépissé de la SNCF.)
Simultanément, la Banque allemande intéressée versait au clearing de Berlin la contre-valeur en Reichmarks du montant de l'importation et les fonds étaient transmis à l'Office des changes. Lorsque celui-ci était en possession de l'avis de crédit du clearing, il en avisait la Banque Worms et, après transfert matériel des fonds en faisait tenir couverture en un chèque ou un virement sur la Banque de France. La Banque Worms devait, en contrepartie, remettre le jeu complet des documents prouvant la facturation et l'expédition des marchandises.
Ainsi qu'on le voit, ce genre d'opérations ne comportait, de la part de la Banque Worms, aucun financement à proprement parler.
Au contraire, dans le cas des accréditifs non couverts, la Banque allemande qui ouvre l'accréditif, demandait à la Banque Worms de lui consentir le financement du transfert de clearing.
Des premières investigations, il résulte que les engagements de cette nature ont représenté un découvert moyen de F 1.500.000, chiffre assez peu important par rapport à l'activité générale de la Banque Worms. Dans la période qui a précédé la libération, ce découvert s'est accru en raison du retard apporté par l'Office des changes.
Dans l'ensemble, le montant des crédits documentaires payés pour le compte de la Commerzbank ressort à F 121.721.824, 45 en l'état de la documentation réunie. Ce chiffre apparaît très faible par rapport au total des exportations françaises sur l'Allemagne, ce total, qui n'a toutefois pu être vérifié en l'état actuel de la documentation réunie, dépasserait, en effet, 196 milliards.

Avances à des fournisseurs de la Kriegsmarine

II apparaît que ces avances ont eu lieu à la demande des deux commissaires allemands successifs (Monsieur von Ziegesar et Monsieur von Falkenhausen), sous la forme d'escompte de factures.
Le total de ces découverts a d'ailleurs, d'une façon générale, été en décroissant. En l'état de la documentation réunie, la position trimestrielle desdits découverts s'établirait comme suit :

31 mars 1941

F 32.684.617,85

30 juin 1941

F 15.164.913,24

30 septembre 1941

F 12.296.979,75

31 décembre 1941

F 13.325.067,17

31 mars 1942

F 5.139.264,06

30 juin 1942

F 5.560.523,80

31 décembre 1942

F 7.095.226,03

31 mars 1943

F 10.203.682,63

30 juin 1943

F 494.483,54

30 septembre 1943

F 494.463,54

31 décembre 1943

F 817.576,04

31 mars 1944

F 2.667.198,74

30 juin 1944

F 2.879.636,79

Il conviendra de procéder à un dépouillement des écritures relatives aux avances consenties par la Banque Worms pour le montant ci-dessus. Ce dépouillement permettra d'identifier les bénéficiaires desdites avances et du contrôler des déclarations de Monsieur Le Roy Ladurie aux termes desquelles ces opérations se seraient traduites, en définitive, par une perte importante représentée par des créances irrécouvrables.
En l'état actuel, il apparaît effectivement que les découverts suivants n'ont pu, quant à présent, être récupérés par la Banque Worms :

- Valentin Amoros

F 2.385.173,25

 - Paul Gauvin

F 116.763,15

- Michel Coiraud

F 377.700,39

Total égal à celui du découvert existant dès fin juin 1944

F 2.879.636,79

Accréditifs documentaires pour la Deutsche Bank et opérations avec Rustungskontor

Le mécanisme des accréditifs pour la Deusche Bank a été analogue à celui précédemment exposé à propos des opérations intervenues entre la Banque Worms et la Commerzbank. Ces accréditifs furent ouverts à partir de 1941 à la demande, semble-t-il, du second administrateur de la Banque Worms, Monsieur von Falkenhausen. Celui-ci avait, en effet, une situation d'une certaine importance dans le groupe de la Deustche Bank.
En l'état de la documentation réunie, il apparaît que le nombre et l'importance de ces accréditifs, ouverts pour la Deutsche Bank, ont été plus faibles encore qu'en ce qui concerne la Commerzbank. Leur total ressort, en effet, à F 16.606.127,10 seulement.
Quant aux opérations avec le Rustungskontor, elles n'ont entraîné aucune avance de la part de la Banque Worms. Celle-ci a, au contraire, servi des intérêts à cet organisme qui avait, chez elle, un compte de dépôt, lequel a fonctionné d'octobre 1943 à août 1944.
L'examen du compte ouvert au nom du Rustungskontor a montré que les intérêts payés à celui-ci ont formé un total de F 729.114,25, se décomposant comme suit :

- intérêts créditeurs au 31/12/43

F 139.119,08

- intérêts créditeurs au 31/03/44

F 344.393,15

- intérêts créditeurs au 13/06/44

F 248.195,52

Total des intérêts créditeurs

F 731.707,75

A déduire

Intérêts débiteurs (août 1944)

F 2.593,50


Différence égale

F 729.114,25

De ce qui précède, il résulte donc, en définitive, que de 1940 à 1944, des opérations (principalement ouvertures d'accréditifs) eurent lieu entre, d'une part, la Commerzbank et la Deutsche Bank d'autre part, la Banque Worms et ce, à la demande des commissaires allemands, M. von Ziegesar et M. von Falkenhausen) placés auprès de cette dernière, dès 1940, et munis des pouvoirs les plus étendus. La maison Worms n'a eu aucune initiative à cet égard.
Par ailleurs, et également à la demande de Monsieur von Falkenhausen, la Banque Worms a dû consentir des crédits à certains fournisseurs de la Kriegsmarine et ouvrir un compte au Rustungskontor.
Il semble que ce soit là les seules relations d'affaires importantes que ladite banque Worms ait eu avec des Allemands et qui soient susceptibles de présenter un intérêt dans le cadre de la présente affaire.
Seul un dépouillement complet de toutes les écritures relatives à l'ensemble des activités ci-dessus définies permettra d'en chiffrer l'importance avec une certitude absolue.
D'ores et déjà, il apparaît que, de toute manière, l'importance des opérations effectuées par la Banque Worms en liaison avec les Allemands, a été assez faible par rapport à l'ensemble de l'activité de la Banque.
Monsieur Brocard, chef des Services bancaires de la Maison Worms, pense que ces opérations représentent pas plus de 5% du volume total de l'activité.
Ce point, d'une importance certaine, pourra être vérifié par un examen et un dépouillement des balances et des comptes annuels. Cela nécessitera un travail long et délicat dont les résultats auront leur place dans le rapport définitif.
Ce travail permettra également de dire quelles ont été les répercussions des opérations effectuées avec les Allemands sur les résultats d'exploitation annuels du compartiment bancaire, qui ont marqué, depuis 1938, de très importantes variations, d'après la comptabilité, ils ont été :

en 1938 (exercice de 12 mois) de

F 2.886.912,11

en 1939 (exercice de 8 mois) de

F 6.097.673,51

en 1940 (exercice de 13 mois) de

F 18.684.574,05

en 1941 (exercice de 12 mois) de

F 18.518.119,44

en 1942 (exercice de 15 mois) de

F 34.655.759,39

en 1943 (exercice de 12 mois) de

F 5.479.373,11

Pour les huit derniers mois de 1944, aucun renseignement ne peut être fourni quant à présent, la mise à jour de la comptabilité n'étant pas suffisamment avancée. En ce qui concerne les résultats de cet exercice, il y aura lieu de tenir compte, notamment, de la perte éventuelle sur découverts consentis à des fournisseurs de la Kriegsmarine.
Tels sont, Monsieur le juge d'instruction, en l'état actuel des recherches et, ainsi qu'il a été dit au début de la présente note, sous réserve de ce qui pourrait résulter de l'étude de la comptabilité et de tous documents qui seraient ultérieurement versés au dossier de l'expertise, les résultats de mes premières investigations.
Veuillez agréer, Monsieur le juge d'instruction, l'assurance de mes sentiments respectueusement dévoués.

Paris, le 7 novembre 1944
Bernard


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