1944.10.20.De Jean Dieudonné et Jean-Jacques Balland.Au juge Georges Thirion.Dépositions

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NB : Ce document constitue l'annexe n°2 d'une note du 2 janvier 1945.

Audition de Monsieur Dieudonné

L'an mil neuf cent quarante quatre, le 20 octobre, devant nous, Georges Thirion, juge d'instruction au Tribunal de première instance de la Seine, assisté de Lombard, greffier, a comparu :
Monsieur Dieudonné Jean, 43 ans, ingénieur en chef de 1ère classe du Génie maritime, demeurant à Paris, 4, square Latour-Maubourg.
Lequel, serment prêté, dépose :
Je n'ai jamais eu de rapports de service avec M. Worms, je n'ai fait que le rencontrer une ou deux fois aux réunions de la chambre syndicale. Je connais par contre parfaitement ses chantiers qui disposent de huit cales de lancement et d'un nombreux personnel.
Ceux-ci avaient une capacité de production qui leur permettaient de sortir chaque année au moins trois sous-marins et une grande unité, de surface du type commerce. Au lieu de cela, les chantiers Worms n'ont sorti, pendant l'occupation, que le sous-marin "La-Favorite" avec deux ans de retard et un pétrolier "La-Charente" avec trois ans de retard. Ils ont sorti également un chaland de sept cents tonnes qui aurait pu être construit en sept ou huit mois, alors que, commandé en 1940, il n'a été achevé qu'en mars 1944.
En juin 1940, les Allemands avaient déclaré "butin de guerre" tous les bâtiments en construction pour le compte de l'État français. Au début, toutefois, ils ne s'intéressèrent pas à leur continuation et voulurent seulement imposer des commandes de nouveaux bâtiments sans caractère militaire.
Le ministère de la Marine avait donné comme consigne aux constructeurs de travailler le moins possible et de ne céder que sous la menace de l'éviction des directions françaises. Ce n'est qu'en septembre 1940 que les Allemands s'intéressèrent à "La-Favorite".
Les chantiers Worms reçurent l'ordre directement de la marine allemande de poursuivre sa construction, mais s'y sont refusés s'abritant derrière le fait qu'ils ne pouvaient recevoir d'ordre à ce sujet que de la marine française. En présence d'une menace allemande de prendre en main le direction du chantier, le ministère de la Marine a donné des instructions pour que "La-Favorite" soit achevée, et nous avons donné des licences à caractère confidentiel de façon à ce que les Allemands ignorent que nous avions cédé sur ce point particulier à leurs menaces et afin de les obliger à ouvrir une négociation avec le gouvernement français. Cette négociation eut lieu pendant l'été 1941 et eut pour résultat d'obtenir pour la marine française un pourcentage de production des chantiers. En fait, les chantiers maritimes produisirent très peu pour les Allemands, la politique adoptée ayant consisté à s'approvisionner au maximum en matériaux et à produire le minimum. La production au profit de l'Allemagne fut du fait de cette politique absolument hors de proportion avec la capacité de production de nos chantiers.
Je puis attester que la Maison Worms a freiné systématiquement l'exécution des commandes allemandes dans toute la mesure. Ce freinage s'est traduit par un travail au ralenti et par un véritable sabotage. On a tiré parti du prétexte des bombardements pour ne rien faire.
Jusqu'à l'accord de Wiesbaden de l'été 1941, les chantiers ont été l'objet de menaces constantes. Depuis ces accords la situation fut moins tendue et les Allemands ne recoururent aux mesures coercitives que dans des cas exceptionnels. C'est ainsi que deux collaborateurs de M. Nitot furent mis en état d'arrestation peu de temps avant le lancement de "La-Favorite". J'ai eu l'impression que ces arrestations étaient un moyen de pression pour obtenir le lancement du sous-marin.
Les Chantiers Worms n'ont effectué ni transformation, ni réparation de navires, bien qu'ils eussent été sollicités, et qu'ils fussent en mesure d'en faire. Ils ont pu éviter ces commandes en tirant argument du fait qu'îls n'étaient pas équipés pour ce genre de travaux.
Lecture faite, persiste et signe.

Audition de M. Balland

L'an mil neuf cent quarante quatre, le 20 octobre, devant nous, Georges Thirion, juge d'instruction au Tribunal de première instance de la Seine, assisté de Lombard, greffier,
a comparu :
Monsieur Balland, Jean-Jacques, 43 ans, ingénieur du Génie maritime, demeurant à Paris, 48, boulevard Pereire.
Lequel, serment prêté de dire la vérité, dépose :
Je n'ai jamais eu aucun rapport direct avec M. Worms, mais seulement avec le directeur général de ses chantiers, M. Nitot.
Je connais parfaitement pour les avoir visités les Chantiers du Trait, dont les installations et le personnel pouvaient, à mon avis, produire, pendant les quatre années d'occupation, au moins une dizaine de sous-marins et quatre ou cinq pétroliers.
De 1940 à 1944, les Chantiers du Trait n'ont sorti que le sous-marin "La-Favorite", le pétrolier "La-Charente" et un petit chaland à essence. "La-Favorite" aurait dû normalement être lancée à la fin de l'année 1940. II ne l'a été que vers la fin de 1942.
Le pétrolier "Charente" qui aurait du être lancé dans le courant de 1941 ne l'a été que beaucoup plus tard. J'indique que le sous-marin "La-Favorite" lorsqu'il a été livré, était démuni de tubes lance-torpilles et n'avait pratiquement aucune valeur militaire.
Il semble que la marine allemande ne se soit intéressée uniquement à ce bâtiment qu'à titre d'expérience.
La construction de "La-Favorite" a été poursuivie sur l'ordre de la marine française donné dès le mois de septembre 1940, en présence de menaces allemandes qui pouvaient aboutir à la mise en place d'une direction allemande à la tête du chantier. II est certain que, si une telle mesure était intervenue, la production du chantier aurait été considérablement accrue.
En novembre 1940, le ministère de la Marine a accordé à la Maison Worms une licence confidentielle et provisoire en vue de couvrir le chantier vis-à-vis de la loi du 15 octobre 1940, portant interdiction de fabrication de matériel de guerre. Cette licence était tenue secrète au regard des Allemands pour ne pas compromettre l'engagement d'une négociation portant sur l'utilisation des chantiers navals de zone occupée et qui devait tendre à réserver une part française dans les constructions à intervenir.
Cette négociation permettait de conserver une main-d'œuvre qualifiée, de faire revenir des prisonniers, d'éviter des envois d'ouvriers en Allemagne et de conserver des matériaux en vue de la reprise d'une activité purement française lors du départ des Allemands. Cette négociation qui a été menée à Wiesbaden a abouti à des résultats satisfaisants et il en est résulté que le chiffre des constructions faites pour le compte des Allemands a été peu élevé, et hors de proportion avec les effectifs ouvriers rémunérés et la capacité réelle des chantiers.
Cette politique qui était celle du ministère de la Marine a rencontré une pleine adhésion de la part de la chambre syndicale des Constructions navales, dont le président était M. René Fould, adhésion parfois très méritoire étant donné l'insistance de la pression allemande et dans laquelle la Maison Worms s'est particulièrement fait remarquer par son esprit de discipline et son cran. II convient de souligner que les menaces allemandes furent fréquentes et renouvelées et que, d'autre part, les constructeurs avaient un intérêt matériel évident à poursuivre leur fabrication. Nonobstant ces deux considérations, j'ai pu constater de la part des Chantiers du Trait un freinage systématique des fabrications. Les fréquents bombardements qu'ils ont subis ont souvent servi de prétexte au ralentissement de la production. J'ai su que deux collaborateurs de M. Nitot avaient été arrêtés alors que j'avais pu me rendre compte que la Marine, qui était en général animée d'un grand esprit de correction, répugnait à de telles mesure de coercition et qu'elle n'y recourait que très exceptionnellement dans des cas particulièrement nets de sabotage.
Les Chantiers Worms n'ont effectué aucune transformation ni réparation de navires bien qu'ils en eussent été sollicités et qu'ils fussent en mesure d'en faire. Ils ont prétexté qu'ils ne pouvaient faire ces sortes de travaux en raison de leurs charges en constructions neuves.
Lecture faite, persiste et signe.


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