1944.10.18.De Gabriel Le Roy Ladurie.Au juge Georges Thirion.Interrogatoire

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Interrogatoire de Gabriel Le Roy Ladurie

L'an 1944, le 18 octobre, devant nous, Thirion, juge d'instruction au Tribunal de première instance de la Seine, assisté de Lombard, greffier, a été comparu :
l'inculpé Le Roy Ladurie, Gabriel, déjà entendu, assisté de Maître Bizos, son conseil.

Demande :
Vous nous avez déclaré qu'outre les allemands, avec lesquels vous aviez eu des rapports exclusivement d'affaires, vous avez été amené à approcher d'autres milieux allemands dans les buts que vous avez précisés.
Veuillez vous expliquer sur la nature et l'étendue de ces relations ?

Réponse :
Pour faire échec aux visées du Trust Goering sur la Maison Worms, avant de rencontrer le Docteur Hettlage, de la Commerzbank, j'avais rencontré un certain nombre d'industriels allemands avec lesquels j'avais été en rapports avant la guerre pour trouver éventuellement auprès d'eux un appui contre les projets du Trust Goering. Ces contacts n'ont eu aucune suite ni politique, ni d'affaires, puisque, comme je l'ai exposé, l'intervention d'Hettlage a fini par écarter le péril sans que je lui aie cédé la moindre chose. J'ai également eu quelques contacts avec des industriels allemands qui voulaient acquérir des participations dans les entreprises de notre groupe, notamment dans les affaires minières, dans l'affaire Japy, dans Fournier-Ferrier et la Société des produits chimiques des terres rares. Dans ce domaine, je n'ai jamais cédé la plus petite partie de l'actif.
J'ai eu, par ailleurs, également des relations avec les milieux de la Wehrmacht, d'une part, et les milieux de la Gestapo, et des SS, d'autre part. Mais je n'ai eu ces contacts que dans le but exclusif soit de sauver des compatriotes de la déportation et de la mort, soit dans les derniers mois pour le compte de la Sécurité militaire. Pour des raisons faciles à comprendre, je ne peux révéler les noms des officiers avec lesquels j'étais en rapports. Il est certain que pour aboutir à mes fins, j'allais les voir à leur résidence et qu'il m'arrivait également de les inviter dans des divers restaurants. Cette attitude a pu être interprétée défavorablement par des personnes qui n'étaient pas au courant du travail difficile et dangereux auquel je me livrais. En ce qui concerne certains agents de la Gestapo, j'ai pu m'assurer leur concours en les intéressant à la bonne fin de l'opération.
En ce qui concerne les missions que j'ai remplies pour le compte de la Sécurité militaire, je laisse le soin au colonel Navarre que je considérais comme mon chef, de vous en préciser la nature et la portée.

Demande :
Monsieur Worms nous a déclaré que vous lui aviez demandé l'autorisation de disposer de certaines sommes d'argent au profit de la Résistance.
Veuillez vous expliquer sur votre activité dans ce domaine ?

Réponse :
Les déclarations de Monsieur Worms sont exactes. J'ai remis à divers représentants des groupes de Résistance qui m'avaient été envoyés par des amis, des sommes de l'ordre de F 4.000.000,-. Par ailleurs, je n'ai jamais laissé passer une occasion d'aller au secours d'un compatriote en difficulté. C'est ainsi que j'ai donné asile à des militants aux abois, comme Paul Bernard, dont il est question dans la déclaration de Monsieur François Michel, adressée au ministre de l'Intérieur. J'ai recueilli un camarade de cellule de Fresnes, échappé de Compagne, Jacques Duit.
Malgré la surveillance de nos commissaires-gérants allemands, j'ai pu apporter à ces militants notre concours financier. C'est, ainsi que dès 1940-1941, j'ai aidé un nommé Roux qui, de Paris a dû aller travailler à Rouen. Plus tard, j'ai aidé Charles Serre en Dordogne (aujourd'hui déporté) et également Maximilien Vox, du Groupe Combat, l'un des fondateurs du journal "Front National". Je vous dépose la copie d'une lettre que Vox a adressée au préfet de police lors de mon arrestation.
Pour des raisons que l'on imagine, je n'ai pas tenu répertoire de tous ceux que j'ai pu aider et je ne veux me souvenir aujourd'hui que de ceux qui d'eux-mêmes m'ont fait savoir qu'ils ne m'avaient pas oublié.
Dans le domaine de mon activité en faveur de la Résistance, je place les missions que j'ai remplies pour le colonel Navarre et j'invoque en outre le témoignage de Monsieur Joliot-Curie, avec lequel j'ai été en complète communion d'idée depuis 1942.

Demande :
La Maison Worms dont vous paraissez avoir été le principal collaborateur, a été accusée par la presse parue sous I'occupation, d'avoir inspiré aux gouvernements de Vichy, par divers membres de son groupe qu'elle y déléguait, une politique de collaboration réduite aux affaires pour masquer une politique attentiste.
Veuillez vous expliquer sur vos rapports avec les milieux politiques ?

Réponse :
Ainsi qu'il résulte des extraits de presse contenus au dossier, la Maison Worms et moi-même avons été accusés tant par les journaux de l'occupant que par ceux de la Libération, d'avoir voulu jouer un rôle politique.
S'il m'est arrivé de connaître des hommes politiques et d'être liés avec certains d'entre eux je n'ai jamais joué de rôle politique.
Du jour où je suis entré à la Maison Worms, mes chefs m'ont laissé sur ce point, comme à tous leurs collaborateurs, la plus entière liberté. Mais dans les contacts personnels que j'ai pu occasionnellement avoir avec des milieux politiques, je n'engageais et ne pouvais engager que moi seul. La Maison Worms, en effet, n'a jamais eu de position politique. Elle n'a jamais subventionné ni un parti, ni un homme politique quelconque. Si l'un de nous l'eût fait, il eut manqué aux directives précises de nos associés-gérants. Cette neutralité de la Maison a été observée d'une façon d'autant plus rigoureuse, que son chef se consacrait sans partage à sa tache professionnelle, et s'est toujours fait un devoir d'éviter tous propos et tous gestes qui auraient pu être interprétés comme une prise de position politique. Dans l'histoire de notre Maison, les seules infractions à cette règle de neutralité politique ont été faites ces dernières années par mes soins et avec l'autorisation de principe de Monsieur Hypolite Worms et de Monsieur Jacques Barnaud au profit de certains organismes de la Résistance.
Je placerai mes contacts politiques sous les rubriques :
1/ avant la guerre,
2/ pendant la guerre,
3/ de l'armistice à février 1941,
4/ de février 194l à novembre 1942,
5/ depuis novembre 1942.

1/ avant la guerre,
On m'a reproché récemment mes relations avec Jacques Doriot. J'ai rencontré celui-ci en juin 1936 et j'ai suivi son mouvement, à ses débuts, avec intérêt et sympathie. Je l'ai rencontré à diverses reprises au milieu d'amis et de camarades, notamment Bertrand de Maud'huy, Claude Popelin et Pierre Pucheu. J'ai alors souhaité que ces hommes réussissent là où les vieux partis politiques échouaient visiblement. Mais mes espoirs furent vite déçus du fait de la personnalité même de Jacques Doriot. Pour cette raison, je ne fus jamais inscrit comme membre du PPF et je n'eux pas la moindre influence dans ses organes directeurs.
Il est pareillement faux que la Maison Worms ait apporté son concours financier à Doriot. Cette rumeur a pu être accréditée par les relations personnelles avec Pierre Pucheu, qui s'occupait effectivement des questions budgétaires du PPF mais qui à cette époque n'avait aucune fonction dans le Groupe Worms, par le fait qu'un de mes collaborateurs de l'époque était membre actif du parti et travaillait à son organisation comptable ; par le fait qu'il m'est arrivé de transmettre au PPF des contributions personnelles que me remettaient certaines personnes qui connaissaient mes relations avec ses dirigeants. Mais je crois surtout que cette rumeur a été accréditée par Doriot lui-même qui voulait égarer les recherches qui auraient pu être faites sur l'origine véritable de certaines subventions. En 1938, j'ai cessé toutes relations avec Doriot et son parti ; je n'ai jamais subventionné son journal "La Liberté".

2/ pendant la guerre
On m'a fait grief dans certains milieux d'avoir usé de mes relations d'amitié avec le Président Paul Reynaud pour l'inciter à démissionner, alors que la France était à la veille de demander un armistice. Ce serait faire injure à Monsieur Paul Reynaud que d'imaginer qu'il abordait le sujet des affaires de l'État avec une personne, même amie, n'ayant ni mandat ni responsabilité. J'ai bien été en étroit contact avec Monsieur Paul Reynaud à partir du 16 juin 1940, date de mon arrivée à Bordeaux, où j'avais à lui remettre des dossiers secrets qu'il m'avait confiés, mais je puis certifier que je n'ai pas eu la moindre influence sur la décision qu'il prit ce jour même. Dans les jours qui ont suivi, je l'ai aidé à préparer son départ pour la mission diplomatique que lui avait offerte le maréchal Pétain à Washington. Quand ce projet fut abandonné et que le vide se fit autour de Monsieur Paul Reynaud j'ai préparé sa retraite dans une maison amie.
Sur interpellation
Je sais que Monsieur Pierre Laval m'avait reprochée d'être monarchiste, lors de la visite que lui fit Monsieur Worms. Je déclare n'avoir jamais été monarchiste, mais il est exact qu'à la demande même de Monsieur Paul Reynaud, j'avais hébergé pendant quelques jours chez moi le comte de Paris qui revenait d'une mission officieuse auprès de la cour d'Italie.

3/ de l'armistice à février 1941
Absorbé par les intérêts professionnels qui m'étaient confiés à la Maison Worms, je n'ai eu que des contacts clairsemés avec les milieux politiques.
Au début de juillet 1940, me trouvant à Vichy, pour le compte de la Maison Worms, pendant quelques heures, je fus convoqué par le maréchal Pétain qu'entouraient l'amiral Darlan, le général Weygand et le général Huntziger qui me demandèrent des renseignements sur ce qui se passait dans la capitale. Cet entretien dura un quart d'heure, et depuis lors je n'ai jamais rencontré aucun de mes interlocuteurs. Pendant cette période, je n'ai fait que deux autres voyages a Vichy, chacun de vingt-quatre heures, et pour le compte de la Maison Worms.
Monsieur Paul Baudoin ne fut jamais un de mes amis intimes bien que la presse ait souvent rapproché son nom du mien. Je l'ai rencontré à Bordeaux alors qu'il était ministre des Affaires étrangères et mes visites n'avaient d'autre but que de m'informer des événements. Dès l'automne 1940, je cessai de le voir, un différend d'ordre privé l'ayant éloigné de moi.
Vers le 20 juin 1940, j'ai rencontré sur sa demande, à Bordeaux, Monsieur Laval que je voyais pour la première fois. Il ne me cachait pas son amertume de n'être pas titulaire du portefeuille des Affaires étrangères. Je compris mal les raisons de cet entretien et à la réflexion je me suis demandé s'il n'avait pas espéré voir en moi un intermédiaire possible pour un arrangement avec Paul Baudoin.
Quoi qu'il en soit, dès le mois d'août 1940, Monsieur Laval prit vis-à-vis de la Maison Worms et de moi-même une attitude hostile dont il ne se départit jamais. On me raconta qu'il crut ou fit semblant de croire que je n'étais pas étranger aux événements du 13 décembre. C'est la une supposition absurde.
Monsieur Jacques Barnaud est un de mes amis intimes. Celui-ci crut en juillet 1940 et jusqu'à novembre 1942 ne pas avoir le droit de se dérober à la fonction redoutable de délégué aux relations économiques franco-allemandes. Cela ne regarde que lui et, bien que pour des raisons juridiques, Monsieur Barnaud n'ait pu donner sa démission d'associé-gérant de la Maison Worms, il s'abstint jusqu'au début de 1943, non seulement d'intervenir dans la gestion de la Maison, mais de se faire même tenir au courant de ce qui s'y faisait. Inversement, moi et mes collègues fûmes maintenus dans l'ignorance et l'éloignement de son action politique. Je n'eus avec lui pendant toute cette période que des relations privées. On a pu mettre en doute dans certains milieux cette étanchéité absolue entre son action et la nôtre, mais cette supposition ne correspond à aucune réalité.

4/ de février 1941 à novembre 1942
Bien que la Maison Worms n'ait eu aucune influence sur la constitution du ministère Darlan avec qui je n'ai eu d'autre contact que celui tout à fait épisodique que j'ai relaté, Monsieur Pierre Laval et Monsieur Marcel Déat, déçus de voir le pouvoir leur échapper trouvèrent commode d'attribuer au groupe Worms une responsabilité dans l'affaire et leur presse se déchaîna à nouveau contre nous, deux noms servent de prétexte à cette campagne : Messieurs François Lehideux et Pierre Pucheu. Je pense que l'influence de Monsieur Bouthillier dans le choix des hommes placés aux postes économiques fut seule déterminante.
Monsieur Lehideux était de mes amis personnels, mais il n'existe et n'a jamais existé aucun lien entre lui et la Maison Worms.
Pierre Pucheu assurait depuis février 1939 la direction des Établissements Japy, dans lesquels nous avions une participation minoritaire mais importante. J'entretenais des relations amicales suivies avec lui. Dès son entrée dans le ministère, il donna sa démission de la société Japy et, lorsqu'il fut rendu à la vie privée au printemps de 1942, il ne devait reprendre aucune fonction dans son ancienne société. Pour qui connaît le caractère entier de Pierre Pucheu il paraît inconcevable qu'une interférence ait pu exister entre son activité politique et ses fonctions industrielles. Pour être complet, je dois dire que je ne lui avais pas caché ma désapprobation de son passage au ministère de l'Intérieur. Bien que des divergences de vue aient surgi entre nous dès cette période, j'ai toujours conservé mon amitié à l'homme privé et j'ai accepté d'entrer dans le conseil de famille chargé de veiller sur ses enfants.
Je tiens à préciser qu'à l'exception de Pierre Pucheu, qui pendant trois mois présida au titre Japy le Comité d'organisation de l'industrie mécanique, aucune personne appartenant de près ou de loin au groupe Worms n'a dirigé aucun des nombreux comités d'organisation créés à cette époque. L'objection qui pourrait venir de la présence de Jacques Guérard à la tête du Comité d'organisation des assurances ne tient pas. Celui-ci a bien présidé la Préservatrice jusqu'en septembre 1939, mais nous n'avions pas le contrôle de cette société.
Mon frère, Jacques Le Roy Ladurie, a été ministre de l'Agriculture de mars à septembre 1942 dans le Cabinet de Monsieur Laval. Il tenait ses fonctions de sa situation prépondérante dans le syndicalisme agricole auquel il s'était consacré depuis vingt ans. Je n'ai jamais eu aucun rapport politique ni d'affaires avec mon frère et il est entré librement et sous sa seule responsabilité dans le Cabinet Laval, d'où il a démissionné au moment de la relève, seul, parmi tous ses collègues.
On a mêlé mon nom a ce mythe que constitue la "synarchie". Vue de Londres et de New York, la "synarchie" apparaissait comme un service du Troisième Reich. Pour la presse et la police allemande, elle était évidemment aux ordres de l'impérialisme juif et anglo-saxon. On m'a dit que ce mythe ridicule avait été imaginé par des fonctionnaires de la police de Vichy qui, dans l'été 1941, firent un rapport au maréchal Pétain où figuraient pêle-mêle des noms, dont le mien, prétendument associé dans une franc-maçonnerie d'un nouveau genre. On accusait cette "synarchie" de chercher à placer aux postes de commandes, des personnes qui lui auraient été affiliées. En ce qui me concerne si, sur soixante-dix ou quatre-vingt ministres qui se sont succédé à Vichy, j'en ai connu huit ou dix, c'est que Vichy, sauf de rares exceptions, rejetant l'ancien personnel parlementaire, a recruté beaucoup parmi les dirigeants d'entreprises et la haute administration, milieu dans lequel du fait de ma profession j'ai des relations et des amitiés.

Demande :
Comment expliquez-vous que, bien que constamment dénoncés par la presse comme israélites, anglophiles et hostiles à la collaboration franco-allemande, Hypolite Worms et sa Maison aient bénéficié d'une sorte d'immunité alors que de tels griefs eussent dû normalement entraîner l'arrestation du premier et la liquidation de ses entreprises ?

Réponse : Cette immunité était toute relative, puisque, seule de toutes les banques françaises, nous avons eu un commissaire allemand et avons [été] traités de ce fait comme "banque ennemie".
D'autre part, aucun des dirigeants de la Maison et notamment Monsieur Worms, exception faite de Monsieur Goudchaux qui avait démissionné, ne rentrait dans les dispositions raciales des ordonnances allemandes et françaises.
Enfin, mon action personnelle auprès du Dr Hettlage et de nos commissaires allemands m'a permis de neutraliser, sans jamais consentir à aucun abandon, les menaces qui pesaient sur nous.
Lecture faite, persiste et signe.

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