1944.00.Revue de presse.Note (sans date, ni émetteur)

NB : Cette note, non datée et dont la copie image n'a pas été conservée, est classée après le 2 août 1944, événement le plus récent mentionné dans le texte.


Worms et la presse d'occupation

Le 22 octobre 1940 paraissait dans la "France socialiste" une vive attaque personnelle contre Jacques Barnaud. L'article était signé Charles Dieudonné.
Cet article préludait à une campagne contre la Maison Worms, ses directeurs, son personnel, qui ne devait plus cesser jusqu'à la veille même de la Libération. C'est en effet dans le "Pilori" du 2 août 1944 que l'on trouve la dernière attaque contre H. Worms qui ait paru du temps de l'occupation allemande. L'ensemble de cette campagne, qui s'est poursuivie de semaine en semaine, pendant près de quatre ans, avec des paroxysmes de violence, mais sans aucun répit, remplirait facilement un volume de cinq cents pages.
II ne saurait bien entendu être question de présenter cette masse énorme de documents. Son volume atteste l'acharnement que les Allemands ont mis à poursuivre le groupe Worms mais il est possible de faire tenir en quelques pages l'essentiel des allégations portées, qui se répètent avec la monotonie lourde que connaissent tous ceux qui ont étudié la technique de la presse allemande de langue française.
Cette campagne a été menée dans une quarantaine de journaux, avec une continuité plus ou moins grande pour chacun de ces journaux.
Le "Pilori" vient en première ligne par la véhémence et par la continuité de ses attaques. C'est une sorte de harcèlement qui a duré quatre ans.
Ce sont ensuite les journaux plus ou moins spécialisés dans les questions ouvrières et sociales, les organes où la propagande Staffel s'était efforcée de retrouver le ton de la presse d'extrême gauche et ceux des organisations politiques collaborationnistes qui se sont le plus acharnés contre Worms : "L'Atelier", "Le Franciste", "La France au Travail", "La France socialiste", "L'Appel".
Néanmoins, de temps à autre, de longues campagnes sont entreprises dans Paris-Soir. Lorsque les circonstances y conduisent, les grands quotidiens de Paris font écho : "Aujourd'hui", "L'Oeuvre", "Les Nouveaux Temps", "Le Parisien Zeitung", "Le Petit Parisien", "Le Matin".
Les grands hebdomadaires qui traduiraient, dit-on, encore plus fidèlement que d'autres les sentiments profonds des dirigeants SS, sont également à l'oeuvre : "Je suis partout", "La Gerbe", "Révolution nationale".
Toujours dans la presse parisienne, des publications plus confidentielles ou plus spécialisées soutiennent le choeur : "Le Réveil du Peuple", "L'Agence économique et financière", "La Tempête", "Le Fait", "La Semaine", "Le Feu", "Jeunesse", "Le Pays libre", "France Europe", "Le Pays réel". Il faut encore mentionner occasionnellement : "Paris-Midi" et le "Cri du Peuple".
La presse de province suit de loin, avec une certaine répugnance et visiblement pour suivre les consignes venues de Paris. Il faut citer : "Le Réveil du Nord", "L'Express de l'Est", "La Dépêche de Tours", "Le Nouvelliste", "Le Courrier du Maine", "Le Semeur du Berri", "Le Sud-Ouest républicain". D'autres publications provinciales, plus directement entre les mains des autorités d'occupation sont plus obéissantes et interviennent plus souvent : "Bretagne", "L'Heure bretonne", "L'Assaut de Bordeaux", "L'Avenir de la Vienne", "Le Courrier de Nancy".
Il faut enfin signaler un éditorial de l'agence Inter-France.
Beaucoup de ces articles sont anonymes. Un certain nombre porte des signatures qui suent le pseudonyme. Ce sont souvent d'obscures tâcherons de presse qui entretiennent la campagne, parmi ceux-ci Paul Riche se fait remarquer par son acharnement.
Mais au milieu de ces signatures obscures ou apocryphes, on peut trouver tous les grands ténors de la collaboration : Jean Luchaire, Georges Suarez, Marcel Déat, Lucien Rebattet, Robert Brasillach, Pierre Constantini, P. A. Cousteau, Maurice-Yvan Sicard.
On peut encore relever les noms de Charles Dieudonné, A. Dauphin-Meunier, Maurice Delaunay, Jean-Pierre Maxence, Jean Lestrandi, Marc Philippon, Paul Guiraud, Philippe de Zara, Jean Fossati.
Tous ces gens-là exécutent évidemment des consignes reçues : tantôt ils procèdent par une longue campagne menée dans une série d'articles (Paris-Soir), tantôt par coup de boutoirs (système Déat et Cousteau).
Tantôt ils attaquent personnellement H. Worms et les techniciens qui l'assistent dans la direction de ses entreprises, parce qu'évidemment leur activité gêne ou inquiète les Allemands ; tantôt la propagande Staffel se sert de Worms comme cible pour gagner sur la gauche, ce qui la conduit à imiter les méthodes traditionnelles de la presse d'extrême gauche. La simple démagogie ne fait alors que doubler l'attaque dirigée.
Worms n'a cessé pendant quatre ans d'être attaqué sur tous les plans, dans sa personne comme dans sa famille, dans ses relations comme dans ses affaires. Les campagnes se répètent sans aucune originalité et d'après un schéma dont les grandes lignes sont déjà établies dans les articles cités plus haut de Rudy Cantel ; il est possible d'en indiquer les thèmes essentiels.
H. Worms est juif. A ce titre il doit disparaître de la communauté française.
H. Worms est à moitié Anglais. Sa femme est Anglaise. Certains ajoutent qu'elle est juive anglaise. Son beau-père était Lord Maire de Cardiff. L'un de ses enfants a épousé un enfant de l'ambassadeur de Grande-Bretagne à Tokyo.
Étant Anglais, H. Worms a toujours soutenu la politique anglaise. C'est lui qui, en sa qualité de chef de la délégation française à Londres, a livré la flotte marchande à la Grande-Bretagne.
« Hypolite Worms a, par son action raisonnée, centralisé toute l'oeuvre de la flotte de commerce française en Angleterre.
Volontairement, cet étrange catholique frais teint avait quitté la mission française, située Dean Stanley Street, pour travailler au siège même du Ministry of Shipping, Berkeley Square, juste au-dessous du bureau du ministre britannique. La flotte de commerce française, dont les intérêts avaient été confiés à ce bizarre représentant, se trouvait ainsi entièrement placée entre les mains de l'Angleterre.
Cette mainmise préparait le coup le plus cruel qui ait atteint notre flotte de commerce et nos marins : la séquestration de la plus grande partie de nos bâtiments et de leurs équipages dans les ports britanniques. »

"Paris-Soir", 21 octobre 1940.

Ce thème essentiel de la livraison de la flotte sera repris pendant quatre ans ; on le trouve encore le 18 juin 1944, dans le "Bulletin d'information anti-maçonnique".
Non seulement Worms a livré à l'Angleterre une partie de la Marine marchande, mais il donne sournoisement comme consigne aux navires marchands restés à la disposition de Vichy de se rendre aux patrouilles anglaises ("Pilori", 13 mars 1941).
Les responsabilités de Worms dépassent d'ailleurs largement la question de la Marine marchande :
« L'influence mauvaise de la Maison Worms s'est manifestée sur- tout lorsque, pendant la guerre, les intérêts économiques de la France furent subordonnés à ceux de l'Angleterre. »

"Agence économique et financière" - 27 novembre 1940

« Qu'est-ce que la Banque Worms sinon avant tout une organisation anglaise ?... C'est M. Hypolite Worms qui, par ses affinités pro-anglaises, tant du point de vue commercial que familial... Voilà pourquoi la tendance à Vichy où le groupe Worms investit de plus en plus le gouvernement, est anglophile. »

"L'Oeuvre" - 3 août 1941.

La Banque Worms n'est au fond qu'une succursale de l'Intelligence Service.

("L'Appel" du 15 janvier 1942).

Cette anglophilie persistante de Worms est ancienne. Elle s'explique par ses amitiés antérieures : Worms aurait financé "Le Populaire", « journal du juif converti, Léon Blum, et de la Banque Worms ».

("Le Réveil du peuple", 1er novembre 1940).

Juif anglophile, ami de Léon Blum, Worms devait tout naturellement devenir l'ennemi déclaré de la collaboration franco-allemande : « La collaboration franco-allemande est sournoisement sabotée... Il y a trop... d'entreprises financières qui ne sont que des ambassades officieuses de la Grande-Bretagne ».

("La France au travail", 16 décembre 1940).

Voici maintenant un texte général, qu'il est intéressant de citer intégralement, car il va déterminer un des thèmes essentiels de la campagne contre Worms, thème qui sera répété indéfiniment pendant les quatre années d'occupation : « MM. Lazard, Worms et David-Weil ont compris, depuis longtemps, que la politique de collaboration, inaugurée à Montoire, avait sur le plan intérieur, un corollaire naturel, c'est-à-dire une politique sociale et économique absolument révolutionnaire. Collaborer signifie que la France va s'intégrer dans l'Europe nouvelle. Or, l'Europe nouvelle est entièrement dominée par les doctrines sociales et économiques des régimes totalitaires : organisation, coopération, travail en profondeur des centrales syndicales, élimination des monopoles et des trusts au profit de la collectivité. Collaborer représente donc pour ces conservateurs de gros sous et de tantièmes un avenir extrêmement dangereux. On comprend donc que leurs intérêts particuliers les incitent à circonvenir le gouvernement de Vichy pour le faire renoncer à la politique de collaboration ».

("Atelier", 11 janvier 1941).

Dans ces conditions, il est normal que Worms ait prêté la main au débarquement américain en Afrique du Nord. Sitôt après l'occupation d'Alger par les troupes américaines, "France-Europe", le 21 novembre 1942, reconnaît la main de Worms dans cette opération qu'il a réalisée sur le plan financier de même que les "généraux félons" l'ont préparée sur le plan militaire. Même son de cloche dans "La Gerbe" du 17 décembre 1942 ; puis le thème devient en quelque sorte rituel et s'ajoute à ceux que nous avons déjà analysés.
Allié naturel des Anglo-Saxons, ses affinités de race conduisent tout naturellement Worms à être l'allié du bolchevisme russe. « Le juif est à la base de toute cette guerre. Il est Worms derrière Vichy. Il est Litvinoff derrière Staline. Guerre raciale du sémite contre l'aryen. Écrasons le juif infâme. »

("Au Pilori", 17 juillet 1941).

Et tout naturellement, la campagne se rythme de périodiques appels au meurtre. C'est d'abord l'appel à une révolution qui liquidera : « le milliardaire Morgenthau, le sous-milliardaire Worms et le camarade Blum ».

("Au Pilori", 10 juillet 1941).

Mais l'appel au meurtre se fait plus précis. C'et Marcel Bucard, qui, dans Le Franciste, du 25 octobre 1941, demande qu'Hypolite Worms et Gabriel Péri soient désignés comme otages et fusillés si de nouveaux attentats sont effectués contre l'armée allemande. Déjà, le 29 décembre 1940, Charles Dieudonné, dans "La France au travail", avait demandé 20 exécutions dont celle d'H. Worms. "Au Pilori" du 13 août 1942 s'étonne qu'Hypolite Worms ne soit pas encore fusillé. Le 22 avril 1943, "Au Pilori" suggère que, pour arrêter les bombardements aériens des Anglo-Saxons, on interne un certain nombre de leurs amis que l'on fusillerait le cas échéant. H. Worms figure en bonne place sur la liste.
L'aryanité de Jacques Barnaud ne pouvait être mise en doute. Ce grief mis à part, toutes les campagnes entreprises contre lui reprennent les thèmes fondamentaux de celles menées contre H. Worms. On a déjà signalé que c'est contre Jacques Barnaud que les hostilités avaient commencé. Les situations officielles, qu'il a occupées successivement, lui valent un redoublement d'attaques, à chaque fois que l'hostilité allemande se fait plus forte contre lui.
Le 23 octobre 1940, "Paris-Soir" somme le maréchal Pétain de renvoyer Jacques Barnaud. Le 13 novembre suivant, le même journal écrit : « Rappelons une fois de plus l'influence pernicieuse que peuvent exercer des hommes comme Jacques Barnaud ». "Au Pilori" du 17 janvier 1941 lui consacre un article extrêmement violent. Cet article est développé compendieusement le 24 janvier. On signale que Jacques Barnaud est un ancien membre actif du Comité consultatif de l'organisation du blocus contre l'Allemagne. Le 31 janvier, "Au Pilori" se réjouit d'avoir mis « du plomb dans l'aile » à M. Jacques Barnaud. Dans un autre passage du même numéro, la destitution et l'arrestation immédiate de J. Barnaud étaient exigées.
L'influence de Jacques Barnaud est signalée à chaque fois que l'on accuse Vichy de saboter la collaboration. "L'Appel" du 29 janvier 1942 en donne un exemple. Le maréchal Pétain devait déjeuner seul avec Brinon « mais la meute des anglophiles sentit aussitôt le danger et dépêcha M. Jacques Barnaud pour assister au déjeuner ».
Lorsque Jacques Barnaud eut quitté le gouvernement, M. Georges Suarez tirait en termes modérés et académiques la conclusion de toute cette campagne : « Barnaud réduisait la collaboration aux proportions de son domaine, mais resté insensible aux appels de l'ordre nouveau ».
L'essentiel est de signaler qu'aucun autre groupe d'affaires important n'a, même de très loin, été comme le groupe Worms dénoncé, insulté et menacé par la presse asservie - et cela premiers aux derniers jours de l'occupation.
Cet honneur exceptionnel, réservé à la seule Maison Worms entre tant d'autres grandes entreprises qui, elles aussi, ont défendu avec courage et par tous les moyens en leurs pouvoirs les intérêts dont elles étaient comptables vis-à-vis du Pays - est de nature à effacer l'amertume que pourraient laisser dans l'esprit de ceux qui en sont provisoirement les victimes la naissance et l'entretien d'une légende injurieuse trop facilement accueillie par des milieux qui étaient alors forcément mal informés.
Reconnaissons, sans discuter, que le seul point où la supériorité des Allemands a pu s'affirmer, c'est dans la discrimination entre leurs adversaires et leurs serviteurs : l'examen des journaux allemands de langue française est là pour en porter l'éclatant témoignage.

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