1941.12.27.Discours de P. Abbat.Retraite de Dupuich

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Allocution prononcée par monsieur P. Abbat à l’occasion du départ en retraite de monsieur Dupuich, directeur de la Société immobilière du Trait.
Le Trait, le 27 décembre 1941.

Mon cher ami,
Sur toute séparation, même quand elle s’opère sous un ciel serein d’apothéose, planent toujours les nuages de l’émotion.
Mais pourquoi suis-je aujourd’hui particulièrement ému ? C’est parce que au moment où vont se dénouer les liens professionnels qui nous unissent, je sens avec plus de force encore combien ils étaient solides, et je réalise pleinement ce que vous représentez dans l’existence de notre cité laborieuse.
Depuis plus de vingt ans vous remplissez au Trait les fonctions de directeur de la Société immobilière.
La Société immobilière, c’est si l’on peut dire, le creuset qui a engendré la Cité, c’est elle qui a présidé à son enfantement, qui a fait passer dans le domaine de la réalité les conceptions dont devait s’accompagner l’installation d’une importante industrie dans un pays où il n’existait pas de population agglomérée. Et si cette installation posait à cet égard des problèmes nombreux qui s’exprimaient sous forme de désirs, la Société immobilière avait pour rôle de résoudre ces problèmes et de donner à ces désirs des satisfactions concrètes.
Cette mission justifiait son importance et pendant toute une génération, sous votre impulsion, on a vu s’élever sur un vaste territoire de 250 hectares toutes ces constructions dont l’assemblage fait une ville. Le gros de l’œuvre est accompli : l’enfant robuste et bien constitué que cette Mère du Trait a mis au monde et dont elle a guidé les premiers pas, pourra poursuivre sa croissance suivant les lois naturelles qui gouvernent le développement des cités.
A la Société immobilière incombera toujours la charge qu’elle assume déjà d’habiller, soigner, alimenter cet enfant, mais l’effort de l’enfantement, ce travail créateur et fécond qui s’accompagne de douleurs, c’est vous qui avez eu la charge d’y présider.
Mais votre rôle ni votre activité ne se bornaient à faire surgir de terres des murs et des toitures ; votre sollicitude s’étendait en fait à tout ce qui au Trait n’est pas compris dans l’enceinte des chantiers, à ces services extérieurs et à ces fonctions qui ne s’imposent peut-être pas à la vue suivant un relief aussi intense que la grande entreprise industrielle dont le fonctionnement n’est pas non plus encadré étroitement entre des heures de cloche, car comme la vue même ils suivent le rythme, leur activité ne connaît pas de répit.
Et c’est sur ce plan social, plus vaste et plus fécond, moins technique, mais combien souvent plus ingrat, que le plan immobilier dont la seule raison d’être est de lui servir de cadre, que sans bruit mais sans relâche avec autant de conscience que de modestie s’exerçait encore votre activité.
En qualité de président de l’Office des œuvres sociales, à toutes ces sociétés locales nées du besoin qu’ont les hommes de se grouper suivant leurs affinités, suivant leurs facultés, suivant leurs nécessités, nées de la compréhension mutuelle de ceux auxquels la vie en commun apprend vite qu’ils ont plus de ressemblances que de différences, et dont les présidents aujourd’hui présents personnifient l’esprit et la vitalité, vous prodiguiez conseils et assistance.
A certaines d’entre elles et non des moins importantes vous consacriez même une activité personnelle plus étendue dans laquelle la haute notion que vous avez de la solidarité trouvait son expression et son épanouissement.
Je veux parler plus particulièrement de la Fraternelle, notre société de secours mutuels et de prévoyance, où la solidarité s’exprime sous une ferme mutuelle, celle qui a pour devise : « Tous pour un, chacun pour tous » et qui, par l’union des cœurs et des bonnes volontés rend les miracles possibles.
Il faudrait du reste passer en revue toutes les sociétés locales l’une après l’autre si l’on voulait donner une petite idée du rôle tutélaire que vous avez joué à leur égard, et on courrait grand risque d’en oublier.
Je veux pourtant rappeler, car depuis quelques années ces circonstances adverses leur ont imposé un sommeil provisoire à l’éclat que vous aviez donné aux sociétés de musique.
Grâce à vous, elles revenaient chargées de lauriers des concours régionaux et je e souviens d’une année où vous aviez pu sans lassitude à la tête de la Lyre battre un double record : celui de la marche à pied et celui de l’audition plus de vingt fois répétée du morceau de concours : Frédégonde.
Sainte-Cécile retrouvera la faveur de ses adorateurs, car les mœurs ont plus que jamais besoin d’être adoucies.
Votre sollicitude s’étendait sur les enfants et toutes les œuvres scolaires, mademoiselle Séry est fort opportunément revenue de Foucarmont pour l’attester.
Votre activité ne connaissait pas la satiété et alors que une seule de ses formes aurait suffi à remplir une existence, elle s’exerçait simultanément ou successivement sous les formes les plus diverses.
N’étiez-vous pas aussi journaliste ? et non content d’avoir fait au Journal du Trait la place qui lui revenait dans la presse périodique, débordant le cadre local, vous apportiez votre concours apprécié à l’Association régionale.
Il semble que cet hebdomadaire qui vient d’accomplir sa dix-neuvième année, dont vous étiez l’animateur directeur, gérant, rédacteur en chef, et que vous avez fait paraître jusqu’à son dernier numéro, n’ait pas pu survivre à votre départ, puisqu’un ordre des autorités d’occupation suspend sa publication à partir du 1er janvier 1942.
En un mot, vous étiez au Trait la bonne fée ou mieux puisque la période de l’année où nous nous trouvons amène naturellement cette comparaison, le Bonhomme Noël, un Père Noël sans barbe.
De même que les enfants s’adressent au Père Noël pour qu’il comble leurs vœux, de même, tantôt sur le ton de la confidence, tantôt sur le mode réclamatoire, on vous assaillait de questions les plus diverses, quelquefois les plus saugrenues.
Vous écoutiez tout, vous subissiez tout avec bonhomie, avec patience. Mais parmi tous les enfants qui ont demandé un train électrique, combien ont dû se contenter d’un jeu de cubes ou d’un polichinelle, combien n’ont rien trouvé dans leur soulier, quand même quelquefois ils n’ont pas trouvé un paquet de verges.
Et c’est là qu’on voit bien que vous étiez le Bonhomme Noël, c’était tout pareil avec vous. « Vous demandez un logement à la rue Denis Papin, vous irez au N° 54 de La Neuville, ou bien encore vous resterez où vous êtes » ; et imperturbable votre justice distributive s’exerçait avec sérénité, car vous ne pouviez donner que ce que vous aviez, mais vous le faisiez avec tout votre cœur.
Mais votre dévouement au public et à la chose publique devait atteindre à l’apogée quand vous avez été appelé à exercer au Trait les fonctions de premier magistrat de la Cité.
Je n’ai pas qualité pour juger de votre gestion municipale, et c’est en simple citoyen que je donne mon opinion.
C’est aussi en simple citoyen que j’évoquerai les heures tragiques de juin 1940 qui vous trouvèrent à votre poste sans l’ombre d’une défaillance. Ces heures appartiennent à l’histoire de France, et il est encore trop tôt pour écrire cette page mais il y a une chose que le temps ne pourra altérer, c’est la matérialité des faits, elle nous appartient et si nous laissons à d’autres le soin de les interpréter, nous avons le devoir d’établir avec exactitude ceux dont nous avons été les témoins.
Après la fin de la résistance héroïque de Dunkerque, déferlant dans l’immense trouée découverte, sur la Somme et la Bresle, les troupes allemandes pénétraient dans Rouen au matin du 9 juin 1940. Au petit jour, partout où dans le département il y avait des dépôts de produits pétrolifères, le ciel s’était embrasé, puis obscurci sous un épais nuage de fumée ; les ponts étaient sautés, les communications coupées, l’énergie électrique interrompue. Privés de moyens, nous l’étions aussi de commandement.
Que fallait-il faire ? Pour nous, industriels concourant à la Défense nationale, la question ne se posait pas : nous étions requis au service du pays mais le rôle qui nous était assigné était passif. En l’absence de directives précises, et tout en les sollicitant, ignorant alors la profondeur du désastre et escomptant qu’il serait possible d’organiser quelque part en regroupant toutes les énergies et les forces de la Nation, une ligne de résistance où l’on put arrêter le flot envahisseur, notre devoir était de conserver à la disposition du pays les énergies dont nous étions comptables et responsables.
Au surplus dans cette éventualité, la Marine dont nous relevions nous avait assigné des positions de repli qu’il convenait d’organiser.
Aussi sous un ciel d’Apocalypse, au milieu de dangers réels dont la Providence nous a heureusement épargné les effets, avons-nous dans cette journée de dimanche assuré la partie la plus délicate de l’évacuation des Chantiers : le passage sur la rive gauche de la Seine qui à tous les habitants de cette presqu’île que constitue le département de la Seine-Inférieure, se présentait comme une obsession.
Dans l’ordre le plus parfait, mettant au premier rang de nos préoccupations la sécurité des femmes et des enfants, avec le concours dévoué de tous ceux qui, spontanément, s’offraient – car ils étaient nombreux ceux qui en ce jour pensaient aux autres avant de penser à eux, - nous avons opéré un transfert qui ne ressemblait en rien à une fuite, et si un jour quelqu’un demandait insidieusement : « pourquoi avez-vous fui Le Trait ? », vous pourrez tous répondre : « Nous n’avons pas fui, nous avons accompli notre devoir, nous allions là où elle pouvait avoir besoin de nous, nous mettre à la disposition de la France. »
Et c’est tellement vrai que nous avions tout laissé, nous avions fait le sacrifice de nos foyers, des choses familières, qui n’étaient pas seulement pour nous des souvenirs précieux, mais qui constituaient notre seul bien, le fruit de notre travail et de notre épargne ; nous n’avions souci de sauver à cette heure tragique que ce qui pouvait être utile à la France : l’énergie de ses enfants.
Mais vous, mon cher Dupuich, pas plus que pour nous la question : que faut-il faite ? ne s’est posée, le poste de maire n’avait pas de position de repli, dès la première heure, vous aviez décidé d’accomplir votre devoir là où la charge vous attachait.
Si longtemps que je puisse vivre, il y a un souvenir qui ne s’effacera ni de mon cœur, ni de mon esprit.
Le lundi 10 juin, depuis près de vingt-quatre heures, nous campions à La Mailleraye, la liaison que j’avais pu établir avec le commandement militaire m’avait confirmé la nécessité de l’évacuation, et par petits paquets, à pied, à bicyclette, en voiture, les longues théories lamentables s’étaient engagées sur la voie de l’exode. Avant de partir à mon tour, j’ai voulu parcourir une fois encore Le Trait ; assisté seulement de Couffon, au dévouement auquel je suis heureux de rendre ici un public hommage, j’ai accosté au petit appontement des chantiers. Dans la cité dont la vie s’était retirée, sous un ciel étouffant, j’ai gravi avec un serrement de cœur la côte qui mène chez vous, ne rencontrant sur ma route que l’abbé Bance dont le poste n’avait pas non plus de position de repli et j’ai été jusqu’à vous.
Notre entretien n’a été ni long ni chargé d’éloquence, mais combien lourd de pénétration muette. Vous m’avez dit « Je reste parce que je considère que c’est mon devoir. » et je vous ai répondu : « Je vous comprends, moi je pars parce que je considère que c’est le mien. » Et la fraternelle accolade sur laquelle nous nous séparâmes ouvrait un abîme peuple d’angoisses et d’inconnu.
Vous êtes resté parce que c’était votre devoir, vous vouliez veiller sur les foyers qui vous avaient été confiés, mais de ce devoir vous acceptiez tous les risques, sans ostentation, mais sans réticence, avec autant de simplicité que d’abnégation et s’il est toujours facile de prophétiser après coup, il ne faut pas oublier que personne à ce moment ne pouvait se faire une idée de ce qu’étaient ces risques.
Oui, vous avez veillé sur nos foyers, avec la collaboration des quelques citoyens qui étaient demeurés au pays, avec la collaboration des adjoints et principalement de Monsieur Hardy qu’une communauté de vies, manifestée en cette occasion comme en beaucoup d’autres, devait vous amener à désigner pour votre succession lorsqu’après huit ans d’exercice du mandat de maire vous avez comme Moïse aspiré au repos.
C’est à vous et à eux que nous devons d’avoir retrouvé nos foyers intacts, et il faudrait dire aussi tout ce qui a été fait pour rendre possible l’existence des gens à leur retour, les distributions de vivres et secours auxquels la municipalité a présidé, mais je dois me borner.
Vous pouvez vous arrêter un instant sur la route et contempler le chemin parcouru :
Vous êtes venu au Trait dans la force de l’âge. Où certains apportent la fougue et la foi de la jeunesse, vous avez apporté lourd d’expérience, l’élan raisonné, stabilisé et soutenu que confère la mâturité, vous y avez accompli votre devoir, tout votre devoir, vous y avez connu des joies, éprouvé des souffrances et au prix de tous ces sentiments si profondément humains, vous vous êtes attaché à ce pays qui vous devait tant.
Nous sommes heureux que vous ayiez décidé d’y fixer votre résidence, car ainsi vous seriez toujours des nôtres.
La Maison a désiré matérialiser le souvenir de votre longue collaboration ; c’est, coulé dans un métal non ferreux, la représentation d’un geste éternel et qui ne vieillit pas car il porte en lui-même les éléments de sa résurrection : c’est le geste du semeur que Victor Hugo qualifiait d’auguste.
Dans ce pays où vous avez semé, vous avez déjà vu lever bien des moissons, nous souhaitons que pendant longtemps encore vous voyiez lever les moissons futures.
 

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