1941.03.06.De Pierre Abbat.Cours d'histoire donné aux élèves de l'école d'apprentissage des ACSM

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Le Trait, 6 mars 1941

Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime
Enseignement professionnel – année complémentaire
Fragments d’histoire régionale. Conférence faite par monsieur P. Abbat.

Le territoire qui constituait autrefois la Province de Normandie comprend actuellement les cinq départements de la Seine-Inférieure, du Calvados, de la Manche, de l’Eure et de l’Orne.
Toutefois l’arrondissement de Mortagne dans l’Orne n’en faisait pas partie et au contraire les arrondissements de Dreux dans l’Eure-et-Loir, et Mantes dans la Seine-et-Oise en faisaient partie.
Lorsqu'on jette les yeux sur une carte de France, on constate que la Normandie présente :
-du côté de la mer une grande étendue de côtes qui du Tréport au Mont Saint Michel enveloppe deux presqu’îles et s’étend sur 450 kilomètres environ.
-du côté de la terre des limites indécises côtoyant, en empiétant quelquefois sur elles, des régions mieux caracté­risées et entourant une vaste superficie de près de trois millions d’hectares, fortement intégrée dans le territoire français dont elle occupe la dix-huitième partie, dépourvue d’unité naturelle et pénétrant en pointe presque au coeur de la France, non loin de Paris. C’est un pays de faible altitude.
-au centre, séparant en deux son territoire, un grand fleuve, la Seine, qui sur plus de 150 kilomètres y étend ses méan­dres augmentant ainsi le contact de l’eau et de la terre que le développement des côtes faisait déjà si intime.
La vie de la province, dans ses traits caractéristiques : histoire, politique, économie, démographie, procède de ces conditions géographiques.
Elle est maritime, rurale et surtout française.
Son histoire, c’est en grande partie l’Histoire de France.
Si nous nous limitons au département de la Seine-Inférieure et en exceptant Rouen, cette ville musée, qu’à défaut de pouvoir lui en consacrer plusieurs il faut, dans le cadre restreint de cette causerie, citer une fois pour toutes :
C’est à Vatteville, à Lillebonne, [mot manquant ?] la période romaine qui couvre les trois premiers siècles de l’ère chrétienne et qui a été suivie du IIIe au Ve siècle par les inva­sions germaniques qui n’ont laissé aucun vestige.
C’est un peu partout, à Fécamp, à Jumièges, à Saint Wandrille, à Saint Ouen, les grandes abbayes dont la fondation remonte au VIIe siècle.
C’est à Dieppe, et tout le long des bords de la Seine, les invasions des Wikkings, aux IXe et Xe siè­cles.
Elles aboutirent en 911 par le traité de Saint Clair sur Epte, intervenu entre Charles le Simple et Rollon, à la constitution du duché de Normandie qui emprunte même son nom au conquérant.
Il devait durer trois siècles et cette période historique arc-boutée sur le donjon de Falaise où naquit, bâtard, Guillaume qui en 1066 devait lancer sa flotte à l’assaut de l’Angleterre pour en revenir conquérant et roi et sur le Château Gaillard construit par Richard Coeur de Lion dont la prise par Philippe Auguste en 1204 sonna le rattachement du duché à la Couronne de France.
C’est partout la Guerre de Cent ans pendant laquelle les Normands supportent mal l’occupation de l’Anglais et que domine la grande figure de Jeanne d’Arc dont l’injuste supplice en 1431 sera pour l’envahisseur le signal de la retraite.
C’est Le Hâvre de Grâce que fonda François 1er.
C’est à Arques, à Caudebec, avec Henri IV la fin de la Ligue et des guerres de religion.
C’est à Cherbourg, grand port militai­re l’empreinte de Napoléon.
C’est tout ce qu’on ne voit pas sur la carte, les expéditions maritimes des hardis navigateurs dont certains connurent la gloire mais dont môme les plus obscurs ont contribué au développement et au rayonnement de la France.
C'est plus près de nous, les invasions de 1815, 1871, et celle que nous subissons.
Si nous voulions interroger les pierres c'est un volume qu'il faudrait écrire. Il faut nous borner et arrêter nos regards plus près de nous sans sortir de l’horizon qui nous est familier.
Cette région où se centre notre existen­ce est justement qualifiée de Seine Maritime.
Monsieur Herriot a écrit beaucoup de li­vres. Ce n’est pas faire de la politique que dire qu’il a du talent comme écrivain et qu'il est agréable à lire. C’est tout au plus énoncer cette conclusion implicite qu'il aurait mieux fait de borner là son activité. Il a écrit ces dernières années sur la Normandie quelques ouvrages dans lesquels il consacre les ex­pressions de « porte océane » « terre des abbayes » « forêt normande » qui s'appliquent avec une rigueur étonnante à notre petite ré­gion et suffisent à la définir.
« Porte océane » c'est celle qui au Hâvre s'ouvre sur la Manche à la Seine qui s'y épanche après s'être paresseusement attardée dans cette région qu'elle a créée de ses alluvions, qu'elle fertilise et dont elle est l’artère vivi­fiante.
C’est par elle que le pays respire et que deux fois par jour pénètre le flot du large qui fait de Rouen un grand port de mer.
Bernardin de Saint Pierre a écrit sur la Seine une légende peu connue.
La Seine, fille de Bacchus et nymphe de Cérès avait accompagné cette dernière, courant le monde, à la recherche de sa fille Proserpine enlevée par le Dieu des Enfers.
Ces recherches les conduisirent jusque dans la région qui constitue actuellement le Pays de Caux. En récompense de son dévouement et de ses services, Cérès fit don à la Seine des prairies où elle se trouvait et lui accorda le privilège de faire croître les blés partout où elle porterait ses pas.
Insouciante, la Seine jouait un jour sur le rivage, accompagnée de sa nymphe Heva et s'amusait fort à ramasser des coquillages lorsque soudain Heva poussa un grand cri et s’enfuit précipitamment. Elle venait d’apercevoir Neptune aux cheveux blancs, au visage empourpré, à la robe bleue. Il venait des Orcades à la suite d’un tremblement de terre et, de son trident, sondait les continents pour voir si les fonde­ments n’en avaient pas été ébranlés.
Lorsqu’il vit la Seine, elle lui plut et il voulut s'en approcher. Il lança sur le rivage son char attelé de chevaux marins.
Effrayée, la Seine invoqua Bacchus, son père, et Cérès, sa maîtresse. Ceux-ci l’exaucèrent et pour lui permettre d’échapper à Neptune la changèrent en eau.
Mais même sous cette forme la Seine exerce un grand attrait sur Neptune et périodiquement deux fois par jour, il se lance à l’assaut du rivage pour essayer de la conquérir mais la Seine a toujours pour Neptune la même aversion et à chaque tentative nouvelle elle recule épouvantée et c’est depuis cette époque que deux fois par jour on observe le phénomène du flot et le mascaret dont l’existence est si importante pour la Seine Maritime.
Commençons par Jumièges.
La fondation de Jumièges remonte au VIIe siècle. C’était l’époque où, avec l'appui des rois Dago­bert et Clovis II, de la reine Bathilde et de puissants seigneurs du palais, Romain, Ouen, Ansbert, évêques et apôtres évangélisaient la contrée et peuplaient la terre Normande de grandes abbayes destinées à sceller leur oeuvre.
Fontenelle, Jumièges, Saint Saens, pour les moines. Fécamp, Pavilly, Montvilliers pour les moniales.
Appelé par Saint Ouen, Philibert assisté de Wandrille, fonda en 654 dans cette boucle de le seine comprise entre Duclair et Le Trait l'abbaye qui emprunte son nom de Jumièges à la forêt alors indéfrichée qui hérissait le sol de la presqu’île gémétique, et qui eut comme patron Saint Pierre et Notre Dame.
Philibert bâtit trois églises, l’égli­se Notre Dame sur l’emplacement de l’abbatiale actuelle, la Chapelle Saint Pierre au sud de Notre Dame, la Chapelle des Saints Denis et Germain au Nord de Notre Dame, les bâtiments claustraux au sud de Notre Dame et à l’Ouest de Saint Pierre.
Un port fut aménagé pour servir aux échanges.
Les moines se livraient à la pêche aux cétacés qui, à cette évoque, remontaient en Seine et qui leur fournissaient l’huile nécessaire pour éclairer leurs veil­les studieuses.
Philibert ne se contenta pas de la vie monacale et fut mêlé aux querelles politiques qui, à toute époque, ont été des sources qui dispensent tour à tour et sans discernement, à ceux qui y goûtent, la félicité et l’amertume.
Cela lui valut de connaître les geôles rouennaises et quand, réconcilié avec Saint Ouen, il en sortit il partit fonder un monastère dans l'île de Noirmoutiers.
Il réforma ensuite celui de Quincy puis revient à Jumièges mais pour peu de temps car il repart à Noirmoutiers où il meurt en 684.
Au VIIe siècle, Jumièges prospère sous la règle de Saint Benoît, moins austère que celle de Co­lombar à laquelle elle a été substituée. Il y a, à cette épo­que, mille moines et étudiants, 1.400 frères, serfs et ouvriers.
Au VIIIe siècle, son existence paraît stationnaire. Au IXe siècle, des recteurs séculiers remplacent les abbés dans l’administration des biens domaniaux.
Eu Mai 841, Oscar et ses Vikings redescendant la Seine après avoir pillé et incendié Rouen in­cendient Jumièges.
Ragnard Lodbrock renouvelle cet exploit en 845 et en 851 Oscar réapparaît.
Les moines fuient et le monastère est de nouveau pillé et incendié. De 852 à 862 d'autres invasions consacrent la ruine de Jumièges qui, tombé en friche, n’aura plus à redouter des invasions de 876 et de 885.
En 912, après le traité de Saint Clair sur Epte, Rollon sanctionne le partage des terres entre ses barons.
Sous son règne, Beaudoin et Gondouin, flamands formés à Haspes par les anciens moines de Jumièges qui s’y étaient réfugiés, vinrent s’installer sur les ruines, s’a­britant sous une hutte de feuillages dans les taillis qui ont poussé là où autrefois était le choeur de l’église abbatiale.
Guillaume Longue Epée, en tournée de chasse, les y découvre et relève les bâtiments claustraux.
Jumièges renaît avec 12 moines poitevins. Saint Pierre est reconstruite mais après la mort de Guillaume survenue en 943, la Normandie est de nouveau mise au pillage par le Roi de France, Louis d’Outremer et ses barons.
En 945, Raoul Tourte, chef de bande, chasse les moines et entreprend une démolition méthodique.
L'église Saint Pierre ou plutôt ce qui en existait, car elle était inachevée, échappe à la démolition grâce au Père Clément qui, en dédommageant les ouvriers, sauva les deux tours et deux travées adjacentes nous permettant ainsi d’admirer aujourd'hui ces très rares spécimens d’architecture religieuse du Xe siècle.
Au XIe siècle, Robert Ier puis l'abbé Thierry entreprennent de relever les ruines de Notre Dame, on refait la base des tours du portail et le rez de chaussée du porche.
L'oeuvre est continuée sous Robert II et en 1067 la grande église est consacrée en présence de Guillaume le Conquérant, un an après la bataille d'Hastings.
Notre Dame s'achève puis la salle capitulaire où seront enterrés les abbés du XIIe siècle.
Jumièges tombe à nouveau en décadence et en ruines à la mort du Conquérant et à la fin du XIIe siècle on construit le porche surélevé et le bâtiment claustral.
En 1198, Richard Cœur de Lion, pour remercier les moines de l'abbaye qui avaient consacré le quart de leurs revenus au paiement de sa rançon, leur concéda l'auto­risation de tenir un marché à Duclair, le mardi de chaque semaine ainsi que cela se fait encore à l'heure actuelle.
En 1204, avec l’annexion de la Nor­mandie à la France, les impôts extraordinaires dont Philippe Auguste frappe ses nouveaux sujets, arrêtent le développement de Jumièges. A la fin du XIIIe siècle, la salle capitulaire est achevée. Il y a environ 86 moines a Jumièges.
C'est le commencement d’une grande splendeur architecturale que suivra une longue période de dévastation et de désolation, la guerre de Cent Ans.
L'abbaye est restaurée ensuite, au XVe siècle, par Jean de la Chaussée et c'est Charles VII qui, ayant installé Agnès Sorel au Mesnil devient protecteur du l'ab­baye.
Au XVIe siècle, les moines construi­sent l’église paroissiale Saint Valentin et le cloître qui était d’une richesse extraordinaire.
Au XVIIe siècle, on construit la maison abbatiale, et à la veille de la Révolution, pendant le ter­rible hiver de disette, les moines, réduits au nombre de 15, ven­dent le plomb des toitures pour pouvoir distribuer des aumônes.
Une légende veut que pendant la révolution les trésors de l’abbaye aient été chargés sur le fa­meux « Télémaque » qu’on avait baptisé « Quintanadoine » qui coula devant Quilleoeuf eu qui a depuis fait beaucoup parler de lui.
Les moines furent dispersés et l'abbaye devint une carrière de pierres et plus sûrement que les incendies et le pillage une démolition méthodique consomma la ruine de ces monuments d'architecture. Les flèches des tours sont abattues en 1826 et il ne resterait plus rien de Jumièges si, en 1852, les ruines n'avaient été achetées par la famille Lepel Cointet qui les fit conserver et restaurer.
Elles sont maintenant classées comme monuments historiques.
Le magnifique cloître du XVIe siè­cle a complètement disparu. Son emplacement est encore indiqué par un très bel if. La tradition locale veut qu’il ait été vendu à un anglais, démoli pierre par pierre, embarqué sur un brick venu mystérieusement s’amarrer aux bords de la Seine et transporté en Angleterre pour y être reconstruit dans un vieux château.
Les recherches faites n’ont jamais permis de confirmer cette croyance.
Voilà l’histoire que nous racon­tent les pierres mais elles racontent aussi leurs légendes qui complètent l’histoire.
A l’époque où l’on pouvait visiter Jumièges, on remarquait dans le petit musée une très belle clef de voûte du XIVe siècle représentant Saint Philibert tenant la crosse de la main gauche et de sa droite caressant un loup.
Cette pierre représente une légende qui fait partie du patrimoine de l’abbaye.
A l'époque où Saint Philibert fonda Jumièges, Sainte Austreberthe avait fondé non loin de Pavilly un couvent pour les moniales. Un accord avait été passé pour que les religieuses de Sainte Austreberthe lavent le linge des moines de Saint Philibert et on avait dressé un âne qui régulièrement, une fois par semaine, faisait le trajet à travers la forêt portant le linge sale et rapportant le linge propre. Il était si bien dressé qu'il arrivait à heure fixe et les religieu­ses qui le guettaient lui faisaient grande fête, lui réservant de nombreuses carottes et autres gâteries.
Mais un jour, grande inquiétude à Pavilly. On ne voit point venir l’âne. Après quelque temps d’attente et d’angoisse, convaincue qu’il est arrivé malheur Austreberthe prend le chemin de la forêt et trouve, au milieu de linge épars et de débris d’ossements, un loup qui achève de consommer sa victime.
Outrée, Sainte Austreberthe invec­tiva le loup, lui reprocha sa mauvaise action et celui-ci tout marri, en quête de pardon, lui lécha les mains.
Austreberthe prit le bissac qui renfermait le linge, l’assura sur le dos du loup et lui dit : « Puisque tu as mangé mon âne, dorénavant c’est toi qui feras le service. »
Le loup s’en acquitta fidèlement mais l’histoire ajoute qu’il en est devenu vert, c’est ce qui arrive souvent aux gens qui ont éprouvé de fortes émotions.
Cette légende s’était perpétuée presque jusqu’aux temps modernes dans la procession dite du loup vert.
Le 23 Juin, vigile de la fête Saint Jean Baptiste, la confrérie de ce Saint allait chercher celui de ses membres qui, l’année précédente, avait été désigné pour être le loup vert. C’était toujours un habitant du Conihout. Affublé d’une houppelande verte et coiffé d’un immense chapeau vert, pointu et sans rebord, le loup s’avançait à la tête de ses confrères au bruit des armes à feu et au son des clochettes, en chantant l’hymne de Saint Jean.
Au lieu-dit le Chouquet, Monsieur le Curé venait processionnellement les recevoir et les mener à l’église pour y chanter les vêpres.
Tout le monde dînait chez le loup. Le repas était maigre à cause de la vigile et à la tombée de la nuit on allumait le feu de Saint Jean au chant du Te Deum.
Le loup et ses confrères dansaient en rond autour du feu puis c’était une course folle pour pour­suivre et prendre celui qu’on voulait faire loup pour l’année suivante. Pour être pris, il devait avoir été enveloppé et saisi trois fois. Pour se défendre le futur loup frappait la bande des poursuivants à grands coups de baguette. Lorsqu’il était pris, on le portait en triomphe et on le ramenait auprès du feu de Saint Jean où on faisait semblant de le jeter. La fête se prolongeait en toute licence après minuit sonné.
Une autre légende appartient au domaine de l’abbaye. C’est celle des énervés de Jumièges.
Cette légende raconte que le roi Clovis II étant parti guerroyer en Terre Sainte avait laissé la régence à la reine Bathilde et le pouvoir à son fils aîné. Avec son frère cadet, il se révolta contre leur mère et à son retour Clovis jugea qu’ils devaient être punis et que, ayant osé les employer contre le roi, leur père, ils devaient être affaiblis dans la force et la puissance de leur corps et on leur fit cuire les nerfs des jarrets.
Les jeunes princes repentants subirent courageusement le supplice et désormais n’eurent d'au­tres préoccupations que d’expier leurs fautes par le jeûne et la prière.
Le roi devenu fort triste plaça sa confiance en Dieu, fit faire une nef en Seine, assez grande pour la nourriture et le vêtement des deux princes et accompagnés d’un seul serviteur qui les faisait boire et manger les confia au fleuve et ils s’en allèrent au fil de l’eau.
Ils abordèrent au lieu appelé Gemme où vivait le saint homme Philibert.
Philibert les recueillit et le roi et la reine, avertis par le fidèle serviteur, accoururent et du petit moutier de l’ermite fit une grande abbaye.
L'histoire ne confirme pas cette légende qui aurait puisé son origine dans deux faits, d’abord que Clovis a eu à l'égard de l'abbaye de grandes libéralités, ensuite que, effectivement deux princes, les ducs de Bavière, Tassillon et Théodore, prisonniers de Charlemagne devinrent moines à Jumièges.
Quoiqu’il en soit, elle nous a valu une magnifique pierre tombale qui fut sculptée au XIIe siècle et qu'on pouvait également voir dans le musée.
On y pouvait également contempler une autre pierre tombale plus historique celle-là. C'est celle d’Agnès Sorel, la Dame de Beauté et autres lieux, qui après la Révolution, quand Jumièges fut démoli, avait été incorporée dans une maison rouennaise mais qui a fait retour au musée de l’abbaye.
A La Mailleraye, au milieu du siècle dernier, on pouvait encore admirer le splendide château dont il reste la chapelle et la balustrade qui bordait cette terrasse où Mademoiselle de la Vallière venait souvent se promener. II fut démoli en 1857 faute de trouver acquéreur et servit lui aussi de carrière de pierres.
On ne peut oublier non plus qu’à La Mailleraye, presque en face de nous, alors que la paroisse s’appelait Guerbaville, il y avait un centre actif de construc­tions de navires : deux chantiers y existaient encore au siècle dernier, le dernier disparut définitivement en 1898.
A Saint Wandrille, nous retrouvons à peu près les phases historiques de Jumièges. L’abbaye fut fondée en 648 par Saint Wandregesille ou Wandrille, disciple de Saint Colomban. Elle s’appelait primitivement Fontenelle du nom de la petite rivière qui en baigne les murs.
Le monastère occupait à peu près la place actuelle et offrait les mêmes dispositions. Les pirates d’Oscar y exercèrent aussi leurs ravages en 841, en 858 et les moines fuirent les ruines du-monastère, qui avait été pillé et incendié, en emportant dans leur exode leurs biens les plus pré­cieux, les corps de Saint Wandrille et de Saint Ansbert.
Restaurée au Xe siècle, Saint Wandrille connut au moyen-âge une grande prospérité, puis tomba en décaden­ce au XVIe siècle.
Dans la nuit du 20 au 21 Décembre 1641, la tour de la grande église s’effondra. Les Bénédictins de Saint Maur, du XVIIe siècle, restaurèrent ce qui pouvait être sauvé et firent construire un vaste bâtiment.
Au XIXe siècle, une filature fût instal­lée dans les locaux de l'abbaye.
En 1863, elle fut rachetée par le Marquis de Stackpool et refit place aux Bénédictins qui l’occupè­rent jusqu'à la loi sur associations.
Elle fut achetée à ce moment-là par Monsieur Chappée du Mans. Elle a été louée pendant plusieurs années à l’écrivain belge bien connu Maurice Maeterlinck, puis plus récemment à Monsieur Latham.
Depuis quelques années, elle est occu­pée à nouveau par une communauté de Bénédictins qui comprend un Révérend Père Abbé, environ 25 pères de choeur et une douzaine de frères lais.
Contrairement à ce qui se passe à Jumièges, il ne reste pas grand-chose de l'ancienne église abba­tiale, par contre, le cloître est dans un très bel état de con­servation.
On y trouve notamment une vierge du XVIe siècle, dite de Fontenelle, quelques pierres tombales et un magnifique lavabo renaissance. Le réfectoire est une très belle voûte du XIIe siècle dans sa partie inférieure et du XVe dans sa partie haute.
Plus heureuses que celles de Jumièges les ruines de Saint Wandrille revivent et sont habitées. Les patients efforts des moines entretiennent et même font revivre les vieilles pierres.
Sans nous arrêter tout de suite à Caudebec, versons un pleur sur l’île engloutie de Belcinac.
Cette île qui se trouvait un peu en amont de Villequier appartenait autrefois au domaine royal. Les rois francs avaient construit une villa et venaient y poursuivre le cerf.
En 673, alors que Thierry III, roi de Neustrie, se livrait au plaisir de la chasse, on lui signala l’arrivée d’un mystérieux voyageur nommé Condède. C’était un prêtre anglais qui avait demandé l’hospitalité aux habitants de Vatteville mais ceux-ci de moeurs rudes et sauvages l’avaient accueilli avec hostilité et l’avaient chassé. Il trouva asile chez une pauvre femme dont la compatissante bonté fut bientôt récompensée. Une vision lui apprit que son hôte était un élu du Seigneur. Réveillée par une tempête insolite au milieu de la nuit, elle ouvrit les fenêtres de sa chambre et aperçut au-dessus de l’abri où reposait le mystérieux inconnu une immense colonne de lumière qui s’élevait jusqu'aux cieux.
Thierry III apprit avec joie le miracle et l’arrivée du Saint mais Condède fuyant l’hospitalité était allé frapper à la lourde porte du couvent de Fontenelle où il fut reçu avec honneur et prit l’habit monastique.
Saint Condède désireux de fonder un monastère quitta l’abbaye de Fontenelle et reprit sa barque en côtoyant l’île de Belcinac il fut séduit par cette solitude et mit pied à terre.
La même nuit, Thierry III eut un songe. Une lumière vint éclairer les riches tapisseries de sa chambre y dessinant comme sur un écran le verdoyant ilôt de la Seine où Condède apparaissait, agenouillé, demandant à Dieu la faveur de demeurer dans cette solitude.
Thierry III se rendit à l’île, y trouva Condède et par une charte lui concéda à perpétuité l'ilôt.
Condède légua ses biens à l’abbaye de Fontanelle à laquelle il était reconnaissant et qui devint ainsi propriétaire.
Ce droit de propriété fut toujours exercé.
L’île dont le monastère comme les autres fut dévasté par les pillards normands existait encore au XIe siècle mais si elle était protégée par les rois, elle ne l’était pas contre le flot qui l’attaquait sans cesse et la minait. L’île fut abandonnée mais les moines la revendi­quaient encore au XIIIe siècle. Elle fut engloutie au XIVe siè­cle et demeura plongée sous les flots.
L’île réapparut quelques années après et les moines la revendiquèrent. De nouveau engloutie avant que le procès ne fut terminé elle réapparut encore et donna lieu à de nouvelles chicanes.
Au XVe siècle, c’était un banc de terre affleurant à faible hauteur couvert de verdure que l’ab­baye louait à des fermiers. Elle disparut pour la troisième fois vers la fin du XVIe siècle et émergea une quarantaine d’années après donnant lieu à de nouveaux procès.
L’abbaye de Fontanelle gagna son procès mais cette île fantôme disparut définitivement à la fin du XVIIe siècle et les moines considérèrent sa perte comme un châtiment du ciel.
Elle s'est sans doute maintenant soudée au marais que sur la rive sud l’endiguement a définitive­ment soustrait au fleuve.
Arrêtons-nous maintenant à Caudebec.
A cet emplacement où un modeste ruis­seau vient mêler ses eaux à celles de la Seine, on trouve trace lointaine d’existence humaine. Au [illisible], des fouilles ont fait découvrir des fers à cheval, des débris de hâches en fer et en bronze, des monnaies, traces de la présence de tribus gauloises avant l’occupation romaine.
Le Lotum de Jules César devait être non loin de là. On a trouvé des restes de villas romaines et la voie romaine de Lillebonne à Rouen pavait un partie le sous-sol de la grande rue. Il semble d'après des vestiges exhumés vers Saint Arnoult que l’agglomération romaine s’étendait plutôt vers l’Ouest.
Mais c’est au IXe siècle qu’avec certitude on peut situer Caudebec à son emplacement actuel. Cette ville avait ses fossés, ses remparts, son château fort, ses tourel­les, et ses tours, son pont levis, et sa herse. Ses fortifications furent renforcées ou élevées au XIVe siècle et Caudebec était vraiment alors une ville de guerre. La muraille hérissée de canons entourait toute la ville y compris le bord de la Seine où est actuellement le quai.
En 1419, Lord Talbot et Warwick s’é­puisèrent pendant six mois devant ses murs avant d’en avoir raison. Talbot devait du reste y revenir prisonnier lorsque, après le martyre de Jeanne, le Roi Charles reconquit son royaume.
Caudebec connut un autre siège pen­dant les guerres de la Ligue, en 1592, et Henri IV vint s’y instal­ler en personne le 15 mai de cette même année.
Démantelé, agrandi, petit centre in­dustriel et port fluvial, Caudebec connut par la suite une existen­ce paisible et conserva cet aspect ancien et homogène qui faisait son charme.
Qui a connu Caudebec en a apprécié et aimé les vieilles rues étroites, surplombées de maisons ventrues, aux pans de bois apparents, et a aimé l’atmosphère paisible qui s’en dégageait et dans laquelle on découvrait vite une réelle vitalité.
Caudebec n’est plus.
Au premier exode des populations du Nord, le 20 Mai 1940, des flots de réfugiés y passèrent la Seine et le lamentable spectacle se renouvelait trois semaines plus tard au deuxième exode qui atteignait les régions plus proches.
C'est alors que dans cette petite ville pacifique et désarmée, encombrée de voitures qui conver­geaient vers son passage d’eau, à la poursuite d’un problématique refuge, après que le dernier barrage sur la Bresle eut été rompu et que la péninsule que constitue le Pays de Caux eut été largement ouverte, sans défense à l’envahisseur, alors qu’aucune raison militaire ne semblait le justifier, pendant que sous un ciel d’Apo­calypse se répandaient les fumées d’incendie des raffineries et dépôts de pétrole, le lundi 10 Juin 1940, au matin, un bombardement aérien provoqua un vaste incendie qui partit des maisons proches du bac gagna toute la ville et consomma sa destruction.
Un deuxième bombardement lui porta le coup de grâce le lendemain.
Il nous reste sa remarquable église du XVe siècle dont le gothique flamboyant s'épanouit dans les fleurs de la renaissance qu'il faisait pressentir et qui l’a retouché.
Henri IV disait qu'elle est la plus belle chapelle au Royaume.
La tour élégante, unique, qui la sur­monte reproduit dans sa partie supérieure la tiare des capes d’Avignon.
On dit que le 11 Juin, avant de fondre à la chaleur de l'intense foyer d'incendie, ses cloches, dont une datait de 1552, sonnèrent spontanément le glas de la malheureuse cité.
Abandonnons maintenant ces ruines, les antiques et vénérables et celles qui sont encore fumantes, et regardons l'avenir que l’heure présente contient en germe et qui se soude au passé.
Et nous voyons dans les dernières an­nées la Seine Maritime bénéficier d’un développement industriel important, ce sont des raffineries de pétrole, des industries électriques, des savonneries, des chantiers navals, de vieux noms Port Jérôme, Le Trait, dont l'importance augmente.
C’est la force du Pays qui s'affirme sous cette forme comme elle s’affirmait autrefois dans l’élan de ses cathédrales.
Comme nos pères ont construit pierre à pierre l'histoire que nous lisons, c'est nous maintenant qui construisons I’histoire contemporaine qui sera bientôt celle de demain.
A ses caractères dominants de maritime et rurale, la Seine Maritime ajoute maintenant celui d’industrielle mais sous ce triple aspect, elle reste avant tout terre de France.
Et puisque les événements que nous vivons nous amènent à évoquer des événements semblables du passé, rappelons, pour terminer mais non pour conclure, que si au cours de la guerre de 1914-1918, l’invasion lui a été épargnée, la Normandie l’a déjà connue en 1815 et en 1871.
Et l’histoire de Rouen a retenu de ces époques deux traits de ses magistrats qu’il n’est pas inu­tile de rappeler.
Le premier c’est Lézurier de la Martel répondant à quelques-uns des envahisseurs qui réclamaient une heure de pillage : « Pillez, si vous voulez, mais je vous en préviens, je fais sonner le tocsin, la Garde Nationale prendra les armes et pas un de vous ne sortira vivant d’ici. »
Le deuxième, c’est le Maire Netien dont la diplomatie normande avait su réduire à néant les prétentions du vainqueur qui comptait sur des millions et qui répond aux prussiens s’enquérant de ce qu'il préparait en l’honneur du Prince Frédéric Charles qui venait las passer en revue : « Un billet de logement, n’est-ce pas un soldat » et le lendemain Rouen en deuil était drapé de noir.
Aux heures glorieuses, aux heures douloureuses, l’Histoire nous apprend à connaître notre Pays et à l’aimer.

 

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