1904.10.21.De Michel Goudchaux.A Paul Rouyer - Worms et Cie Port-Saïd.Photocopie

Photocopie d'un courrier

Le PDF est consultable à la fin du texte.
 

Worms & Cie
Port-Saïd (Égypte)
Vendredi, 21 octobre 1904

Cher Monsieur Rouyer,
Je ne sais pas si l'idée que je vais mettre en avant devra en quoi que ce soit vous convenir, mais il me semble qu'elle devrait présenter quelque intérêt, toutefois, comme je suis fort éloigné de croire que vous partagiez, papa et vous, mon idée, dont je laisse du reste à Guy une grande partie de la paternité, j'ai préféré vous écrire à vous, sachant que, si vous y voyez une objection, vous me direz tranquillement : « Ton idée est mauvaise. Il s'agirait de retenues prélevées sur les gratifications de chaque employé et qui lui permettraient d'avoir, le jour où il se retirerait, un peu d'argent pour faire face à ses besoins. »
Voici ce qui me pousse à vous faire cette proposition. Hier, le pauvre Stéfano, se traînant à peine, est venu implorer pour qu'on lui donne un peu d'argent, ne pouvant avec ses 50 F par mois subvenir à ses propres besoins, à ceux de sa belle-fille restée veuve, à ceux de ses petits-enfants. Il est certain qu'avec 50 F par mois, soit environ 12 F par semaine, il doit difficilement arriver à joindre les deux bouts. Je n'ai fait qu'apercevoir le pauvre bonhomme qui ne peut presque plus parler, mais j'ai été pris de pitié à son égard et, si j'avais su ne pas devoir vous contrarier, je lui aurais bien donné quelque chose ! Puisque deux fois vous avez répondu que vous ne lui donneriez pas davantage que la somme que vous avez fixée, vous avez sans doute avec raison, l'intention de ne pas, en lui donnant plus, créer un précédent, mais pour assurer à ces malheureux qui, après avoir travaillé des 30 et 40 ans, s'en retirent vaincus par le travail, un peu de bien-être pour les derniers jours qui leur restent à vivre, il y aurait peut-être moyen de faire quelque chose et voilà ce qu'en hésitant, je dois dire, je vous proposerais.
Au 1er janvier de chaque année, on donnerait à l'intéressé la moitié ou les trois-quarts de la gratification qui lui est destinée et on verserait le reliquat à son compte. Chaque homme ayant un compte-courant, les sommes y versées portant intérêt. Je vois que d'habitude ce même Stéfano recevait 500 F de gratifications et si, depuis son entrée au service de la Maison, on ne lui en avait versé que la moitié, il aurait eu une réserve de 8 à 9000 F avec laquelle il aurait fort bien pu faire face aux nécessités de la vie, rendu inactif par l'âge.
Notez que la retenue ne serait aucunement faite sur les salaires mais sur la gratification. Il est vrai que tous ces braves gens comptent autant sur leurs gratifications que sur leurs salaires proprement dits. Je crois même qu'il y a eu de grand désappointement l'an dernier, quand après avoir tablé son budget sur les salaires et la gratification accoutumée, ont a vu la forte réduction qui a été faite dans cette dernière partie. La retenue ne portant que sur la gratification, le jour où cette gratification serait, comme l'an dernier, diminué, cela serait moins sensible puisque l'effet n'en serait pas immédiat pour leur projet de budget.
Je ne puis sans doute pas avoir expliqué la chose aussi clairement que je l'aurais voulu, mais vous comprendrez quel sentiment me dicte la proposition que je vous fais là. Je crois que ce serait très réellement apprécié par les ouvriers des chantiers et les manœuvres en général bien plus que par les clerks proprement dit. La mesure pourrait donc ne s'appliquer qu'à la première de ces deux catégories.
Je vous demande encore de ne pas m'en vouloir si vous désapprouvez la proposition que je vous fais là, mais il me semble qu'en assurant le bien-être des vieux serviteurs, on doive fermer complètement la bouche aux mécontents et, en même temps, créer des sources de grande satisfaction en sentant que l'on acquiert encore plus sûrement la reconnaissance et l'attachement de ces braves gens.
Je suis toujours très content ! Ici, les nouvelles que j'ai sont très bonnes. D'autre part les lettres de papa et de Marie sont toujours empreintes de calme et de tranquillité absolue. On m'y parle de la pluie, du beau temps, des nouvelles mondaines et sociales ! Mais c'est tout. Je ne vois point hélas de solutions pointées alors que je ne souhaite que cela et ne pense qu'à cela.
Veuillez dire à Mme Rouyer mes hommages respectueux.
Bonnes amitiés à Charles et au gendarme.
Croyez, cher Monsieur, à toute mon affection.

Michel Goudchaux


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