1897.12.02.De Paul Rouyer - Worms et Cie Buenos Aires.Original

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[En-tête :]
Worms & C°
Direccion telegrafica
Worms

402, Corrientes
Buenos Aires, 2 décembre 1897

Chers Messieurs et amis,
J'ai bien reçu vos amicales lettres du 5 novembre auxquelles je vous prie de m'excuser de ne pas répondre séparément : je dirai seulement combien j'ai été heureux de lire les nouvelles que M. Goudchaux me donnait sur les santés de Madame Worms et de Madame Goudchaux ; j'espère que cela aura continué ainsi. Je suis très fatigué par la vie que je mène ici au milieu de grandes préoccupations et de soins divers et tout ce que je puis faire ce soir c'est de résumer la situation actuelle et de m'expliquer sur les dépêches que nous avons échangées depuis ma lettre du 25 novembre dernier.
Après renseignements pris, je suis allé mardi chez Don Manuel Salas, notaire, pour faire établir un acte de procuration en faveur de Moore, mais, à mon grand regret, je me suis entendu expliquer que je me trouve absolument inhabile à donner cette procuration aussi bien qu'à modifier ou retirer les pouvoirs actuellement entre les mains de Lewis. Les lois argentines s'y opposent de la façon la plus formelle et pour que je puisse agir, il m'eût fallut produire une procuration spéciale à cet effet et légalisée ou bien que notre acte de société fût enregistré ici (ce qui eût coûté une somme énorme, les droits proportionnels sur le capital déclaré étant très élevées).
Je vous ai mis immédiatement au courant de cette situation bien fâcheuse par mon télégramme que vous aurez traduit comme suit :
« Please refer to my telegram of 20th Nov. I am unable to make the necessary arrangements. The local laws don't permit me to give power of attorney to Moore myself. You must please send it immediately in perfect order and legalised, including authority to revoke previous power. My departure postponed until received telegraph what you have done. »
En vous demandant d'inclure dans ce pouvoir la faculté de révoquer la procuration précédemment donnée à M. Lewis et convaincu qu'il ne serait pas homme à en abuser, je voulais armer Moore pour nous d'une arme indiscutable pour le cas où, dans la suite, une occasion se serait présentée d'avoir à empêcher Lewis de faire, malgré l'opposition de Moore, telles ou telles opérations ou affaires contre nos vues et instructions générales, telles que les opérations qui ont accompagné l'affaire du Quebracho et que je vous montrerai à mon retour.
Cette mesure vous apparu très grave, et elle le serait en effet et j'ai bien compris votre émoi, mais il m'était impossible de vous câbler les explications que me demandait votre dépêche d'hier et que j'ai traduite comme suit :
« It is sufficient to give power of attorney to Moore the same as Lewis'. Otherwise do you wish give power of attorney to Moore with the option of revoking Lewis. It is very serious. Should like to have some explanation. »
Les mots en clair : revoking Lewis ne font craindre que quelque indiscrétion puisse se produire de la part du télégraphe : quoique Buenos Aires ait 700.000 habitants, les choses paraissent s'y répandre assez facilement. Quoi qu'il en soit, après mûre réflexion, je vous ai répondu le même jour par ma dépêche :
« Without the option of it will be sufficient  until I can return and can give you satisfactory explanation. Telegraph what you have done. »
Enfin, votre dépêche de cet après-midi me dit :
« We send power of attorney as soon as possible. »
Malheureusement ce plus tôt me renvoie bien loin.
J'ai pensé que la procuration de Moore, étant de date plus récente, pourrait en cas de besoin avoir le pas sur la plus ancienne. En tout cas elle aura vis-à-vis de M. Lewis une force suffisante, tandis que, si je m'étais borné à faire donner par celui-ci une simple délégation à Moore, rien n'eût pu l'empêcher de la révoquer ensuite à sa convenance.
Je n'ai encore rien tranché avec M. Lewis, tout en tenant la main à ce que M. Moore soit mis au courant de tout ce qui se passe ou se contracte de façon à ce qu'il soit à même de répondre et d'agir tout comme M. Lewis dès que celui-ci n'est pas là pour répondre ou agir. C'est dans cet ordre d'idées que j'ai fait assister Moore aux diverses réunions que nous avons eues ces jours-ci avec nos voisins et dont je vais vous parler.
Vous pouvez trouver que je n'avais pas vite en besogne pour régler les questions de personnes (je veux dire la situation Lullon Bastien & Cie) mais je vous prie de croire que c'est bien malgré moi. Le terrain est très encombré. A une autre époque de l'année, c'eût été plus simple, mais en ce moment s'élève la question des contrats qui demande une prompte attention et nous venons de passer plusieurs jours à chercher un terrain d'entente qui nous permette de ne pas continuer à jeter l'argent par les fenêtres.
Arrangements avec voisins. Les prix qui avaient été fixés la semaine prochaine sont insuffisants. Je m'en suis rendu compte depuis en entrant davantage dans la question des frais généraux et de manutention. De même, c'est la première remarque que m'ont faite MM. Boisduval et Johns de Cory Bros. qui viennent de rentrer et sont venus me voir hier matin. Dès l'après-midi, je suis allé voir avec Lewis et nous avons discuté avec ces MM. pendant plus de deux heures et nous mettant du reste bien d'accord avec eux sur les bases à adopter pour les diverses catégories d'affaires.
Comme nous avions retenu de la précédente réunion que Mudd avait déclaré que les affaires "inland" à Buenos Aires ne l'intéressent pas, et que, d'autre part, le représentant de MM. Wilson nous avait montré que ce qu'il a de ce genre d'affaires est insignifiant et que, de plus, jamais jusqu'ici cette maison n'a pris part aux adjudications pour les Obras de Salubridad ou du Riachelo, nous pensions qu'après nous être mis d'accord sur la question des "bunkering business" entre les quatre maisons, nous n'aurions qu'à recueillir l'adhésion de M. Harley (général manager Wilson) à l'arrangement que nous aurions terminé avec Cory pour les "inland business", arrangements auxquels nous ferions toutefois participer Boyd et Risco qui autrement pourraient tout gâter.
Nous avons été bien surpris tantôt aussi bien que Boisduval et Johns lorsque, sur notre demande à M. Harley de continuer à s'abstenir pour la prochaine adjudication des Obras de Salubridad, il nous a déclaré, pour éviter tout malentendu, a-t-il ajouté, que son intention était de commencer dès le 1er janvier prochain des "inland business" et qu'en conséquence il ne pouvait pas prendre un pareil engagement.
Les représentants de Cory comme nous étions sur l'impression qu'une bonne partie du champ pour le "bunkering business" à Buenos Aires, comme à La Plata, avait été laissée libre à MM. Wilson avec l'entente d'une compensation en retour de leur part en ce qui concerne les "inland business" qui pratiquement sont divisées entre nous et Cory (sans parler de Boy et de Risco). C'est ce que nous avons fait observer à M. Harley qui, après s'être abstenu de soumissionner aux Obras, lorsque Cory et nous nous coupions la gorge, veut avoir sa part aujourd'hui ou nous empêcher de réparer nos pertes au moins en partie.
Peut-être si tel était bien l'esprit de l'understanding du 21 août, MM. Cory pourraient-ils obtenir de MM. Wilson que leurs agents modifient sa présente manière de voir et d'agir.
D'autre part M. Harley prétendait, si petite que soit actuellement sa part d'"inland business", conserver le droit de faire des prix et des concessions spéciales aux clients acquis pour s'assurer tandis qu'il s'engagerait à ne coter que le prix supérieur fixé lorsqu'un client d'une autre maison demanderait une offre.
Il nous a paru à MM. Cory et à nous que cette faculté de réduire le prix constituait une fêlure par laquelle s'écoulerait tout l'arrangement et que cela ne constituerait absolument qu'un sacrifice pour chacun de nous au seul profit du consommateur sans aucun avantage en échange, moins encore pour MM. Wilson que pour nous autres. Nous avons dû laisser à M. Harley jusqu'à demain pour reconsidérer sa manière de voir et lui permettre de revenir sur son opposition.
Je ne désespère pas que nous arrivions à mettre sur pied un arrangement raisonnable qui permette à chacun de faire sa part d'affaires sans prendre de l'argent au seul profit des clients.
Carbonera C°. Il est certain aujourd'hui que la Carbonera se retire de la lutte à la fin de cette année. Il lui restait ces jours-ci à écouler un stock de 4.000 tonnes d'après mon évaluation. On me dit que pour tirer le meilleur parti possible de ces installations à la Dassima de Sul, elle cherche à les vendre au gouvernement, et comme les intéressés sont au mieux avec le docteur Pellegrini, dont l'influence est considérable, il y a de grandes chances pour que cela se passe ainsi.
Il y aura donc de ce côté, espérons-le, une clientèle assez importante a divisé et qui permettra de satisfaire à peu près chacun et cela augmentera un peu nos chances de récupérer une partie de nos pertes.
Quoi qu'il en soit, tout n'est pas encore en règle.
Arrivages. Je n'ai jamais vu un aussi beau chargement de charbon que celui du "Tarragona". La proportion de gros charbon arrivé gros est très considérable, et il me paraît impossible, après cela, de soutenir que le double où le triple criblage ne constitue pas une supériorité de conditionnement par la raison qu'en cours de route le charbon se brise, se réduit en poussière et arrive à ne pas différer du "colliery screened". Il est certain que ce beau chargement sera d'un grand secours pour écouler le mauvais ancien stock, mais il en faudra encore bien d'autres avant complet écoulement vu qu'on ne peut mélanger qu'une faible proportion de vieux et que d'autre part, pour pacifier des clients justement furieux, il faut bien leur donner tout d'abord sans mélange au moins quelques wagons, carts ou chaland de charbon parfait. Je conclus donc encore à l'envoi de charbon trois fois criblé pendant quelque temps au moins.
Le "Tarragona" terminera son déchargement demain matin avec un "fair dispatch" mais les ouvriers ayant fait grève lorsqu'il nous ont vu [3] bateaux ensemble sur les bras, il a fallu leur donner les £ 3 par jour qu'ils demandaient et le travail a été suspendu pendant une ½ journée. Nous comptons bien finir "Virginia" sans difficulté et j'espère n'avoir pas de surestaries pour "Ethelburga" mais c'est tout et il n'y aura pas de dispatch, c'est certain. MM. Harowing ne seront pas contents mais il n'y a aucunement de notre faute et c'est simplement une malchance que le "Tarragona" se soit présenté premier et ait pu accoster notre wharf avant "Ethelburga", ce qui nous a obligés à décharger complètement le "Tarragona" avant de pouvoir commencer "Ethelburga".
Journaux. Je vous envoie sous ce pli deux extraits de journaux locaux, l'un, The Financial Times, avec un article assez infect sur le commerce des charbons en général, inspiré par Decaudia d'après ce que me dit Lewis. Il est vrai d'autre part que "old Mudd", par ses intempérances de langue, autorise cela jusqu'à un certain point en ce qui le concerne, mais ce qu'il y a de bien c'est que lui comme Wilson donne des annonces coûteuses à ce journal qui les arrange aussi bien.
Je vous envoie la coupure du Courrier de la Plata 27 novembre par ce qu'il y est fait mention du nom de M. Daineaux. D'après mes informations, il y a trois frères Daineaux : l'avocat qui est ici et qui possède une vive intelligence dont, dit-on, il n'a jamais su faire très bon usage. Un autre frère abrite également la République argentine : est représentant de diverses maisons d'Europe, habite la campagne. Le troisième frère est c'est sans doute celui dont parlait M. Goudchaux, a fait mauvais affaire à la bourse d'ici comme à celle de Paris : c'est tout ce qu'on m'en a dit.
Divers. J'ai également rencontré dans une maison amie ou au Club français M. Le Roux, d'une part, qui est ingénieur directeur de la Compagnie du gaz Primitiva et que je reverrai, puis MM. Portalis Frères dont l'aîné m'a parlé des excellentes relations qu'il avait eues avec notre maison lorsqu'il était à Montevideo, où vous lui avez expédié des chargements de charbon. À présent, ces messieurs sont établis dans la R0épublique argentine et il paraît qu'ils ont un établissement de quelque importance à l'intérieur. Ils font notamment des exportations de Quebracho qui ne doivent pas être une mauvaise affaire lorsqu'un on a tout ce qu'il faut pour la bien traiter.
3 décembre. Le "Tarragona" vient de terminer. Le pesage indique un déficit de 15.000 kilos seulement ce qui est juste 2, 3 %.
Lewis me fait voir ce qu'il vous écrit de son côté au sujet de l'arrangement projeté et en y regardant de près, il me semble que M. Harley n'a pas le droit de faire un prix de concurrence pour les Obras de Salubridad et j'espère bien l'amener à le reconnaître.
Affaires générales. Je crois comme vous que nous ne pouvons envier à Guéret l'affaire de Trignac au prix et conditions qu'il a dû consentir. Je ne sais s'il a des moyens spéciaux de rendre l'affaire possible et même profitable pour lui, mais je suis convaincu que nous, nous n'en aurions tiré rien de bon.
Les frets que vous payez pour la Méditerranée sont abominables, mais vous vous rappellerez que je m'y attendais en trouvant plutôt trop bas notre prix de 19/6 pour Port-Saïd.
C'est bien que l'Orient ait enfin accepté le prix de 19/6 vous permettant ainsi d'en finir. Les hauts frets ont sans doute déterminé ce résultat.
Mais j'apprécie moins l'avantage de que vous voyez à avoir l'Orient à Marseille, vu que ce sera seulement au détriment de Port-Saïd.
Au sujet des achats de charbons, j'espère que vous avez pu profiter de la baisse que vous me signalez pour faire quelques bons contrats et je serais heureux que vous ayez renouvelé avec [Cope], car ce charbon Albion, tel que je viens de le revoir, est certainement A. I. Lewis n'en dit pas autant de l'Océan qui contient trop de menus et lui a occasionné, dit-il, de nombreuses plaintes à cause de cet excès de menu et l'a forcé à faire souvent des remises. Il n'y a rien à essayer à comprendre avec les frets pour ici. Rien n'est jamais sûr et tandis qu'on voudrait nous prouver que nous allons revoir du fret de sortie à 8/, nous savons que le cours était ces jours-ci à 14/ et 14/3.
Messageries. Je suis bien aise de savoir que lorsque cet animal de chef mécanicien du "Chili" se plaindra de son charbon à son retour à Bordeaux, Coullet pourra mettre en face les rapports absolument contraires du "Brésil" et "La Plata". Je crois que ce n'est pas tant le charbon qui est mauvais, mais que le personnel du bord ne sait peut-être pas tirer tout le parti possible des nouvelles chaudières et que lorsque quelque chose cloche, c'est beaucoup plus facile de mettre cela sur le compte de charbon que d'y remédier.
Port-Saïd. Le danger que vous voyez du côté de Weissemberg me paraît trop réel : j'en ai eu la sensation dès le début, de même que j'aurais presque préféré rejeter toute l'affaire d'achat de l'Eagle si c'était pour la continuer et c'est pour cela que dès le premier moment je demandais qu'on fixât le mode de répartition du matériel, ne pouvant m'imaginer que pour donner satisfaction à quelque trick servant les intérêts particuliers des Savon, nous puissions consentir à laisser vivre cette affaire même dans la forme qu'elle a actuellement et qui est en somme une farce, comme je crains que Weissemberg se charge de le prouver.
Sans autre pour aujourd'hui je vous prie, Messieurs et chers amis, de me rappeler aux bons souvenirs de nos associés et amis et de recevoir mes bien cordiales poignées de main.

P. Rouyer


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