1897.10.23.A Worms et Cie Port-Saïd

Retranscription 

23 octobre 1897
Via Marseille
Messieurs Worms & Cie Port-Saïd

Messieurs,
Vous n'ignorez pas que, depuis nombre d'années, on parle de remplacer pour la navigation à vapeur le charbon par le pétrole brut, à l'état liquide, les seules transformations que nécessiterait l'emploi de ce nouveau combustible étant au point de vue des foyers des chaudières et au point de vue des soutes qui devraient être rendues étanches. Comme emplacement et comme pouvoir calorique, une tonne de pétrole équivaudrait à deux tonnes de charbon.
Le gros obstacle qui semblerait à présent s'opposer à l'adoption de ce nouveau combustible pour la navigation réside dans l'impossibilité où se trouverait un navire, modifié de façon à brûler du pétrole et par conséquent à ne plus brûler du charbon, de trouver partout les approvisionnements nécessaires à ses besoins. Le jour où il serait assuré de rencontrer partout sur sa route, sans aucune solution de continuité, des dépôts de pétrole, les partisans du pétrole affirment que rien ne s'opposerait plus à la généralisation de son emploi.
La Maison Samuel, maison très entreprenante, très ardente, très ambitieuse, encouragée par le succès qu'elle a obtenu dans sa navigation de tank steamers et dans l'exploitation de ses dépôts de pétrole pour la consommation locale dans toute l'Indochine, a formé le projet d'être le "pionnier" de cette innovation, et, sans vouloir ni pouvoir décider si ce projet est dès à présent susceptible d'une réalisation pratique et rémunératrice ou s'il n'est encore qu'une utopie, tout ce que nous pouvons dire c'est que cette Maison paraît résolue à aller de l'avant et à s'organiser en conséquence.
L'Alderman Samuel est venu nous trouver la semaine dernière, il nous a exposé ses idées, nous a expliqué qu'ayant en vue, pour commencer, la navigation entre l'Europe et l'Indochine, il compte créer des dépôts à Londres, Gibraltar, Marseille, Constantinople, Port-Saïd, Suez, Aden ou Périm (probablement Aden où il a déjà fait des ouvertures à Luke Thomas & C°), Colombo (où il a déjà un établissement géré avec d'excellents résultats par E. T. Delmege), Bombay, Calcutta, Singapour, Hong Kong, Shanghai et Yokohama. Il tenait à nous faire, à nous les premiers, l'offre de nous charger de Marseille, de Port-Saïd et de Suez, malgré des demandes qu'il avait déjà reçues d'autres maisons. Il ne s'agirait d'ailleurs pour nous que d'une agence dans ces trois ports ; il se chargerait, lui, de l'installation complète, ne nous demanderait aucune coopération financière ; nous serions de simples agents, et notre rémunération résiderait dans une commission à fixer ultérieurement.
Inutile de vous dire qu'un pareil projet n'était pas fait pour nous sourire : le succès de cette entreprise impliquerait la suppression ou en tous cas l'appauvrissement des dépôts de charbon et nous voulons encore espérer que bien des années se passeront avant que nous soyons appelés à constater ce succès. Mais cependant nous avons pensé que si la chose doit se faire ou tout au moins doit être tentée, il était préférable pour nous de ne pas repousser l'offre qui nous était ainsi faite de nous associer à ce mouvement et nous avons accepté la chose en principe.
A la demande de l'Alderman Samuel, nous avons eu une entrevue avec le président du Canal de Suez à qui nous avons soumis les visées de ce client. La Compagnie voit évidemment la chose d'un très mauvais oeil, mais il a été entendu que nous demanderions à Messieurs Samuel un projet provisoire et détaillé indiquant à la fois ce qu'ils se proposent de faire et ce qu'ils désirent obtenir de la Compagnie pour arriver à leur organisation complète, de façon à nous mettre à même de formuler une demande précise que la Compagnie examinerait alors et sur laquelle elle se prononcerait.
Nous devons ici vous faire savoir que MM. Samuel, ayant entre les mains, comme propriétaires ou autrement, nous ne le savons pas, mais ayant certainement entre les mains des sources de pétrole dans l'île de Bornéo, sources extrêmement riches et exploitables à des conditions avantageuses, prétendent s'adresser le moins possible pour l'alimentation de leurs dépôts au pétrole russe dont ils ne seraient qu'acheteurs et acheteurs à des conditions, semblerait-il, assez onéreuses. Ce serait avec leurs propres navires, constamment employés à ce transport, qu'ils renouvelleraient  leurs stocks de pétrole partout jusque et y compris Suez et Port-Saïd. Jusqu'à Suez, pas de difficulté, mais en ce qui concerne Port-Saïd, l'idée de l'Alderman aurait été d'établir le long des berges du Canal des conduites qui auraient puisé le liquide dans le dépôt de Suez et l'auraient amené jusqu'à Port-Saïd de façon à éviter la taxe de transit. Nous avons eu vite fait de comprendre par quelques conversations avec des amis à la Compagnie qu'il n'obtiendrait jamais une pareille autorisation ; nous le lui avons à notre tour fait comprendre, et en conséquence il compte envoyer ses navires jusqu'à Port-Saïd et les faire revenir sur lest. Malgré le paiement des deux taxes de passage, taxe pleine pour l'aller avec chargement de pétrole, taxe de lest pour le retour, son pétrole de Bornéo lui reviendra encore moins cher que le pétrole qu'il irait acheter à Batoum.
La question à l'heure qu'il est, en ce qui nous concerne, se résout à obtenir que la Compagnie adopte le principe que des dépôts de pétrole destinés aux besoins de la navigation seront créés à Port-Saïd et à Suez et pourront y être organisés dans des conditions qui permettent aux navires agencés pour l'emploi du nouveau combustible de se ravitailler à ces dépôts d'une façon commode et pratique, à obtenir que la Compagnie accorde à chacune des deux extrémités des terrains suffisants et convenablement situés et autorise les installations et les agencements nécessaires de tuyauterie et autres. A titre de renseignement nous ajouterons que MM. Samuel parlent de construire dans chacun des deux points 6 citernes de 80 pieds de diamètre, capables de contenir 5.000 tonnes chaque, représentant donc un approvisionnement de 30.000 tonnes d'huile à Port-Saïd et autant à Suez.
Donc premier point à élucider : ...
Nous vous prions de faire de cette grosse question une étude aussi approfondie que possible, en nous faisant connaître les idées qui pourront vous venir à l'esprit, en nous soumettant les voies et moyens que vous jugeriez de nature à augmenter les chances de succès pour l'entreprise et au besoin en nous adressant les plans de Port-Saïd et de Suez où vous indiqueriez les emplacements que vous croiriez les meilleurs et qui en même temps auraient dans votre opinion le plus de chance d'être agréés par la Compagnie.
Enfin toutes les réflexions que vous pourriez avoir à nous faire sur ce sujet seraient accueillies par nous avec remerciements, mais jusqu'à ce que nous ayons été autorisés par MM. Samuel à saisir la Compagnie du Canal officiellement par lettre nous vous prions de ne pas parler du projet et de recueillir des renseignements en dehors de toute intervention des fonctionnaires de la Compagnie.
Recevez, Messieurs, nos sincères salutations.

Worms & Cie

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