Worms, une maison franco-anglaise

 

C'est en effet dans le négoce d'importation de houille anglaise qu'Hypolite Worms orienta ses affaires en 1848. L'idée qui l'anima était claire : il voulait imposer en France ce combustible (peu répandu bien que d'excellente qualité) contre son homologue belge (omniprésent, car moins coûteux). Dans ce but, il conçut de « traiter avec les producteurs en passant par dessus tous les intermédiaires », de garantir aux fournisseurs des achats massifs et réguliers afin d'obtenir des prix de vente les plus bas possibles, et d'assurer lui-même l'affrètement des navires, programme ambitieux dont la réalisation le décida à s'établir en Angleterre, à Newcastle, en l'occurrence, l'un des principaux ports charbonniers où la première succursale Worms fut créée.

Trois ans plus tard, en 1851, Hypolite Worms, conscient de l'utilisation accrue du charbon de soute que le développement de la marine à vapeur n'allait pas manquer de provoquer, ouvrit un second établissement, à Cardiff, centre d'extraction de ce combustible.

 

Puis, en 1856, une troisième succursale fut fondée, à Grimsby, cette fois. D'autres établissements (à Blyth, Sunderland, Swansea) vinrent compléter ce dispositif commercial.

 

L'année 1856 compte comme un temps fort dans la chronologie des relations commerciales de la Maison avec l'Angleterre. A cette date, en effet, Hypolite Worms répondit au projet de la Manchester, Sheffield & Lincoln Railway Cy et participa à la constitution de l'Anglo-French Steam Ship Cy Ltd, société destinée à développer le port de Grimsby.

Cette année marque également la date de naissance de la flotte Worms par le lancement de deux steamers héliciers en fer (type de navire peu répandu en France), construits en Angleterre (comme tant d'autres après eux), par les chantiers Martin Samuelson & Cy, de Hull.

Ces navires, auxquels s'ajoutèrent d'autres unités achetées ou affrétées, furent affectés, notamment, au cabotage entre Grimsby ou Cardiff et Dieppe, Le Havre, Rouen ou Bordeaux. Quittant les Îles britanniques avec des chargements de charbon, le plus souvent, mais également avec des ballots de laine, ils revenaient chargés de produits, agricoles surtout, qui manquaient en Grande-Bretagne du fait de l'attention quasi exclusive portée à l'industrie.

Durant plusieurs décennies, le fret de retour au départ de Bordeaux consista en des milliers de poteaux de mines, fabriqués dans les Landes, et en barils de vins dont les noms fameux servirent à baptiser plusieurs unités de la flotte.

En raison des nombreux contrats passés avec des clients aussi importants que les Messageries maritimes, la Peninsular & Oriental, ou les Marines nationales de France, d'Angleterre, de Russie, d'Autriche et, même, du Japon, la Maison Worms eut à approvisionner maintes stations, situées dans les grands ports internationaux, où les navires venaient refaire leurs soutes en charbon à vapeur.

Ainsi, en 1871, moins de 25 ans après sa fondation, la Maison assurait à elle seule 7% des exportations totales de charbon d'Angleterre, se rangeant parmi les toutes premières entreprises britanniques dans ce secteur.

On comprend, dans ces circonstances, la méprise commise au lendemain de la création de la succursale d'Alger en 1892, par le journal la Bataille qui, apprenant que la Marine française venait de faire une adjudication importante à la Maison Worms, se fit l'écho de la presse algéroise et consacra la une du 28 février 1892 à un article intitulé : "Les fournitures pour la flotte française confiées aux Anglais !"

Dès 1869, Worms et Cie s'établit à Port-Saïd, sur le canal de Suez, au creusement duquel elle a grandement participé, et fut amenée, du fait de cette implantation, à prendre une part active au commerce du pétrole, aux côtés de la Maison anglaise Marcus Samuel & Co.

Samuel, en effet, conçut le projet de faire transiter par le canal de Suez des navires citernes chargés de pétrole en vrac. Mais nécessité lui incombait de faire cautionner ses engagements financiers auprès de la Compagnie du Canal, ce que fit la Maison Worms. Les accords signés entre les deux sociétés permirent à Worms et Cie de devenir l'agent général de Samuel tout d'abord, puis de la Shell, lorsque celle-ci fut constituée en 1897, à Marseille, Port-Saïd et Suez, avant d'obtenir le monopole de la vente du pétrole en Égypte, au Soudan, puis en Palestine et en Syrie.

Si, depuis, l'histoire a montré que le pétrole et ses dérivés devaient progressivement et irréversiblement remplacer le charbon, la Maison maintint cependant ses importations au plus haut niveau jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Elle fut à ce titre considérée comme l'une des premières entreprises françaises de négoce de houille anglaise durant toute la période qui vit se maintenir l'emploi de ce combustible.

Dès l'Entre-deux-guerres, le déploiement des opérations de services maritimes (consignation et transit) jointes aux prestations industrielles (manutention) offertes à la clientèle d'armateurs, consolida la position des succursales en remédiant aux aléas du négoce charbonnier.

Outre les activités combustible et maritime, l'empreinte britannique a également profondément marqué les services bancaires. Le "merchant banker" anglais (type Baring Bros.) fut effectivement l'un des modèles qui guida Hypolite Worms, deuxième du nom et petit-fils du fondateur, vers la création de ce département en 1928.

Deux événements empruntés à la Seconde Guerre mondiale illustrent quelle fut la qualité des relations que la Maison entretint avec l'Angleterre dans un passé plus récent.

Il s'agit, d'une part, des accords signés à Londres en juillet 1940 par Hypolite Worms, en sa qualité de chef de la délégation française au Comité exécutif des transports maritimes, accords par lesquels il transféra à l'Angleterre les 2 millions de tonnes de navires neutres dont il avait négocié les contrats d'affrètement au nom de la France, et, d'autre part, de la mise à la disposition des forces britanniques des dépôts charbonniers de Port-Saïd et de Suez.

Au sortir du conflit, l'existence de nombreux établissements sur les côtes d'Afrique du Nord permit le développement d'une activité d'agence de voyages qui trouva son prolongement en Grande-Bretagne et offrit un moyen de reconversion aux succursales anglaises menacées par le déclin du négoce charbonnier et les crises de la marine marchande.

Lorsque dans les années 1960, Worms et Cie décida de renforcer la position de sa Banque sur la scène internationale, elle accueillit dans le capital de celle-ci quatre établissements étrangers dont deux d'origine britannique, la Bank of London and South America et la Bank of Scotland.

Dans cette perspective, la Banque Worms prit part également à la création d'établissements bancaires à l'étranger, telle l'International Energy Bank, fondée à Londres en 1973 avec la Bank of Scotland et Barclay's Bank notamment, dans le but de financer des projets dans le domaine énergétique au niveau mondial.

Le rapprochement entre le papetier français, Arjomari, et son homologue anglo-américain, Wiggins Teape & Appleton, a représenté en 1990 une étape nouvelle dans le resserrement des relations que Worms et Cie a nouées avec l'Angleterre, relations que les multiples activités de la Maison ont rendues aussi diversifiées que constantes.

Au-delà ou plutôt au travers de ce panorama d'activités, il y a les hommes que, de manière constante, la Maison a choisis pour animer ses départements et qui tissèrent au fil des générations des liens étroits avec l'Angleterre.

Le meilleur exemple est donné ici par Henri Josse, qui exilé à Londres au lendemain du coup d'État du 2 décembre 1851, se fit naturaliser anglais et siégea à la Chambre des Communes, avant de devenir directeur de la succursale de Grimsby en 1856, puis associé gérant en 1874.

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