1984.10.05.De Claude Briot.Article sur le capitaine du Emma, Gabriel Basroger (1849-1906).Photocopie

 

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Gabriel Basroger (1849-1906)

L'homme de la Manche

Le 18 décembre 1889, par une nuit sombre et une brume intense, le paquebot hollandais "Leerdam", parti d'Amsterdam pour Buenos Aires avec 400 passagers, aborda le steamer britannique "Gaw-Quan-Sia" faisant route du Havre à Hambourg.

La violence du choc fut telle que les deux navires restèrent enchevêtrés l'un dans l'autre. Le "Leerdam", l'étrave enfoncée dans le flanc, du "Gaw-Quan-Sia", demeura l'étambot en l'air, tandis qu'à l'inverse, l'Anglais s'affaissa de l'arrière, son étrave pointée vers le ciel.

Cette position invraisemblable devint rapidement critique et la panique s'empara des passagers.

Du haut de la passerelle de l'"Emma", cargo français de la compagnie Worms, faisant route également du Havre à Hambourg, le capitaine Basroger aperçut, flottant sur l'eau verdâtre, des épaves qui ne pouvaient provenir que d'une récente collision survenue dans les parages. Disséquant l'horizon limité au gaillard de l'"Emma", il ordonna soudain à son officier de quart :  « Stoppez la machine ». Il venait d'apercevoir des embarcations surchargées de naufragés défilant le long du bord.

Le caboteur pouvait bien en recevoir quelques dizaines, mais pas quatre cents, sans compromettre sa propre sécurité. La brume se faisait plus tenace, et là, tout près, les deux navires toujours enchevêtrés l'un dans l'autre étaient sur le point de sombrer ensemble. Gabriel Basroger alla chercher son revolver dans sa cabine et promit aux naufragés de les sauver si on lui obéissait scrupuleusement.

Il surveilla les opérations d'embarquement et d'installation à bord avec une telle autorité et un tel dévouement que seule une femme fut blessée pour ne pas avoir attendu l'assistance des matelots comme on le lui demandait. Bientôt, tous tes naufragés, soit 472 personnes, avec les équipages des navires perdus, furent recueillies par le petit cargo.

L'Allemagne réserva un accueil triomphal au valeureux capitaine de l'"Emma". La France lui décerna la Légion d'honneur et les Pays-Bas le firent chevalier de l'Ordre du Lion néerlandais. Gabriel Basroger était déjà titulaire du prix Robin de la société centrale de sauvetage et médaille de la Croix-Rouge internationale pour d'autres faits de sauvetage au cours desquels il fit preuve de la même énergie et du même sang-froid.

La Worms

Fils d'un cultivateur normand de la Manche, né à Mortiers en Bauptois le 5 novembre 1849, Gabriel Basroger quitta la ferme familiale à l'âge de dix-sept ans pour s'embarquer comme novice au commerce sur le brick "Bayard" puis sur la goélette "Clématite" pour des voyages de cabotage entre Saint-Vaast-la-Hougue et Dunkerque. Il s'instruisit à bord en gagnant la sympathie des chefs de quart, et, avec leur aide, parvint à passer ses brevets d'officier pont. Après son service militaire, il embarqua comme second capitaine sur le trois-mâts "Agostinia", armé au long cours. Mais il dut vraisemblablement avoir la nostalgie des brumes de la Manche, car on le retrouva en 1878 effectuant du cabotage entre Isigny et Cherbourg, en tant que […] fut contraint d'abandonner en mer à la suite d'un abordage, par temps bouché, le 17 août 1879.

La commission des bris et naufrages estima que tout en exonérant le capitaine Basroger et en lui maintenant son brevet, elle devait néanmoins lui adresser le reproche d'avoir continué sa route dans la brume.

On ne lui cassa pas son brevet... mais on ne lui confia plus de commandement. De 1880 à 1882, il navigua comme deuxième lieutenant sur les s/s "Séphora", "Blanche", "Lucien", "Président" : steamers de 300 à 500 tonneaux, propulsés par des machines de 80 à 120 chevaux vapeur, armés par Frédéric Mallet et C° du Havre qui possédaient en outre "Gabrielle", "Isabelle", "Marguerite" et "Dordogne", navires dont le poste à quai dit - petit nord - se trouvait dans le bassin de la Barre, près du dock flottant.

Quand la maison Mallet fut absorbée par la Worms de Bordeaux venue s'installer au Havre, Gabriel Basroger fut réhabilité par ses nouveaux armateurs. On le vit alors comme second capitaine sur "Emma" puis "Blanche" en 1885, "Frédéric-Frank" et "Hypolite-Worms" en 1887. L'année suivante il prit le commandement du s/s "Présidant". Puis il fut successivement maître à bord sur les s/s "Marguerite-Franchetti", "Ville-de-Nantes" et sur le célèbre "Emma" qui lui valut la notoriété. Les récompenses qu'il n'avait pas particulièrement cherchées étaient tout de même, pour lui, une revanche sur l'affaire du Georges. Car, se disait-il pour se blanchir, s'il n'avait pas fait route dans la brume ce soir du 18 décembre 1889, les naufragés du "Leerdam" ne s'en seraient certaine[…].

Victime de la brume

En choisissant le cabotage en Manche et en mer du Nord, Gabriel Basroger n'avait pas opté pour le genre de navigation le plus facile. Il en vécut des jours et des nuits de veille intensive, toute vue et toutes ouïes dehors, des repas debout, à la passerelle, entre la barre et le chadburn, et du sommeil à dose homéopathique ; car sur ces lignes régulières, il n'était pas question d'attendre que la brume se lève pour faire route. Ni radar, ni séparations de trafic... rien que ses sens en éveil et qui ne devaient pas se relâcher un seul instant.

Point de pavés sur les routes de la Manche, mais des bancs de brume à couper au couteau... l'enfer du Nord, pour cette génération de marins. Gabriel Basroger en fut une victime connue. Les trop longues veilles le surmenèrent. Il débarqua malade du Séphora Worms, à Bordeaux le 30 juillet 1906, à la suite d'un coup de froid ramassé durant la traversée d Hambourg au Havre où il demeura quarante-huit heures à la passerelle, en pleine purée de pois. Ré-embarqué au Havre le 7 août, insuffisamment rétabli sans doute, il décéda dix-huit jours plus tard.

Gabriel Basroger demeurait au Havre, dans le quartier Saint-Léon, au numéro 36, de la rue Desmalières La mairie de Moitiers-en-Bauptois possède son acte de naissance, mais sans aucune mention en marge. Les deux guerres mondiales y sont pour quelque chose, sans aucun doute. Léon Berthaud l'a élevé au rang de Chevalier de la Mer en rappelant son brillant exploit de l'"Emma". Moitiers-en-Bauptois peut être fier d'avoir été le berceau de cet homme de la Manche.

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