1967.01.18.De Worms & Cie.Estimation des Chantiers navals de La Ciotat.Note

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18 janvier 1967

Estimation des actions des Chantiers navals de la Ciotat remises aux actionnaires des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime en contrepartie de l’apport-fusion du 16 mai 1966.

1. Généralités
Le traité de fusion prévoit que l’apport des ACSM, représentant 14.786.569,60 F, donne lieu à l’attribution de 75.000 actions d‘apport de 50 F chacune, soit :
75.000 x 50 F = 3.750.000 F
La différence entre 14.786.569,60 F et la valeur nominale des actions d’apport, soit :
14.786.569,60 F - 3.750.000 F = 11.036.569,50 F
ayant le caractère d’une prime de fusion.
La valeur à retenir pour les actions d’apport est la "valeur probable de négociation" puisque les actions de La Ciotat ne sont pas cotées.
À défaut de négociation, nous essayons de dégager ce que peut représenter dans la conjoncture actuelle cette valeur probable de négociation.

2. La date à laquelle on peut se placer pour l'estimation de cette valeur peut être le 1er janvier 1966 puisque la fusion en date du 16 mai 1966 est réputée rétroactive au premier jour de l’exercice[1].

S'agissant de connaître la valeur des actions d'apport en vue d'apurer la participation ACSM dans les livres de MM. Worms & Cie, nous croyons pouvoir nous placer au 31 décembre 1966. La rétroactivité de la fusion au 1er janvier 1966 pour les CNC, et les ACSM semble, en effet, ne pas être opposable aux déclarations fiscales des associés des ACSM.

3. La valeur probable de négociation ne semble pas devoir résulter de l'actif net des CNC après la fusion tel qu'il apparait sur le bilan consolidé en annexe 1.
En outre, ce bilan est très hétérogène puisqu'il totalise par exemple à l'actif des anciens biens ACSM réévalués à l'occasion de la fusion et des biens CNC dont la dernière réévaluation possible s'arrête légalement au 30 juin 1967.
Le bilan consolidé montre qu'un des avantages retiré par Ciotat de la fusion réside dans des possibilités d'amortissements supplémentaires importantes puisque les immobilisations nettes augmentent de :
(53.700-26.200) x 100 / 26.200 = 104 %.
NB - Pour mémoire, nous indiquons ci-après la valeur de l'action CNC au 1er janvier 1966 telle qu'elle découle du bilan hétérogène consolidé :

- capital propre et réserves : 46.383.172,05 F
- résultats en instance d’affectation : 5.482,98 F
Total : 46.388.655,03 F
à déduire :
- frais d'établissement : 8.802,40 F
Actif net : 46.379.852,63 F
Valeur de l’action :
46.379.852,63 F / 600.000 + 75.000 = 68,71 F
Si cette valeur devait être retenue pour estimer, au point de vue fiscal, l’apport des ACSM chez MM. Worms & Cie, les dispositions envisagées par M. Malingre conduiraient aux moins et plus values suivantes :
a) moins-value à long terme au titre de la participation ACSM
14.500.000 - (75.000 x 68,71) = 14.500.000 - 5.150.000 = 9.350.000 F
b) provision pour dépréciation des titres ACSM : 11.500.000 F devenue sans objet, annulée et remplacée par une plus-value à long terme de même montant.

c) balance des plus-value et moins-value à long terme
11.500.000 - 9.350.000 = 2.150.000 F
d) impôt de 10 % à verser au fisc : 215.000 F
e) montant à imputer à la réserve spéciale
2.150.000 x 0,90 =  1.935.000 F

4. Le traité de fusion du 5 avril 1966 permet de dégager une valeur-fusion pour l’action d’apport égale à :
14.786.569,60 F / 75.000 = 197,15 F, arrondis à 200 F
Cette valeur, qui représente pratiquement 4 fois le nominal, est en soi une valeur de négociation à la date de l’apport et le fisc peut essayer de la retenir pour l’apurement de la participation de MM. Worms & Cie chez les ACSM.
Pour combattre cette position, on peut utiliser deux arguments :
a) Lorsque le fisc a prévu pour l’estimation de titres en portefeuille une "valeur probable de négociation", il n’envisageait probablement pas une valeur-fusion mais au contraire une valeur résultant de négociations en bourse ou sans intermédiaire ne portant pas en une fois sur la totalité des biens d’une entreprise.
b) nous remarquons que pour distribuer 75.000 actions aux actionnaires des ACSM, il a été admis que le rapport des actifs nets ACSM et Ciotat était de 1 à 8 avant toute réévaluation.
Cette règle figure à l’avant-dernier alinéa de l’article 9 du traité d’apport, dont le texte est le suivant :
« De toute manière, la fraction de capital représentée par les actions d’apport de la société ACSM, devra représenter le 9ème de la masse totale du capital de la société CNC après la fusion. »
Et à la page 6 du rapport des commissaires vérificateurs à l’assemblée générale extraordinaire des CNC du 16 mai 1966 dont le texte nous a été communiqué le 16 janvier 1967 :
« Nous avions, en second lieu, à apprécier la valeur de l'actif net de votre société en vue de nous assurer que la valeur réelle des nouvelles actions qui seront créées par elle en rémunération de ces apports correspond bien à F 14.786.569,60 représentant l’actif net des Ateliers & Chantiers de la Seine-Maritime.
À cet effet, nous avons examiné les trois derniers bilans de votre société et notamment celui au 31 décembre 1965 ayant servi de base à la fusion.
Nous nous sommes fait communiquer les évaluations retenues en vue de fixer le rapport existant entre les actifs nets des deux sociétés.
Les bases de calcul, qui nous sont apparues correctes font apparaître que les valeurs relatives des actifs nets au 31 décembre 1965 des deux sociétés respectent à peu de chose près le rapport de 1 à 8 qui a servi de base à l'augmentation de capital consécutive à la fusion[2]. »
Cette règle est bien confirmée par le rapport des actifs nets comptables des deux sociétés au 31 décembre 1965 qui représentent les chiffres arrondis suivants :
- CNC : 32.000.000 F
- ACSM : 4.000.000 F
Si une réévaluation de l’actif avait été faite dans chacune des sociétés, on eût certainement abouti à un rapport différent. La comparaison faite suppose que les biens des deux sociétés ont été acquis aux mêmes époques, ont fait l’objet de réévaluations légales identiques, d’amortissements calculés exactement selon les mêmes taux et les mêmes systèmes, de provisions évaluées de la même manière, etc., ce qui est rigoureusement impossible.
À titre d’exemple, nous croyons savoir que les taux d'amortissements CNC étaient inférieurs à ceux des ACSM puisque les annuités des deux chantiers étaient situées sensiblement aux alentours des mêmes chiffres, soit entre 300 et 400 millions, sauf pour l’annuité ACSM 1965 ramenée à 1.400.000 F en raison des pertes importantes subies et également en vue d'aboutir, semble-t-il, à une annuité dont le montant correspond aux méthodes de La Ciotat.
En fait, le rapport de 1 à 8 semble très favorable aux CNC et cela se comprend quand on songe que les ACSM étaient "générateurs" de pertes croissantes puisque les déficits comptables des trois derniers exercices ont été les suivants :
- 1963 : 5.600.000 F
- 1964 : 7.700.000  F
- 1965 : 8.800.000  F
Il offre l'avantage pour les CNC de doubler, comme déjà dit, leurs possibilités d'amortissements sans accorder aux apporteurs davantage que 11 % du capital social après fusion.
Cependant, il est possible que le fisc essaye d'imposer à tout prix la "valeur-fusion" de l'action d'apport. Un des moyens de combattre cette thèse est de déplacer dans le temps le problème en se situant au 31 décembre 1966.

5. En admettant que la valeur vénale ou probable de négociation de l'actif net des CNC ait pu dépasser très largement la valeur nette comptable au 31 décembre 1965, il n'en est probablement pas de même au 31 décembre 1966 pour des raisons externes et internes.

5.1. La conjoncture économique en construction navale ne s'est pas améliorée en 1966 et les rapports de spécialistes français, allemands, anglais, suédois, etc., sont généralement pessimistes.
Les fermetures ou difficultés de chantiers continuent (par exemple : Fairfields[3] en Angleterre, Provence et Méditerranée en France).
La valeur boursière des actions des sociétés de construction navale cotées confirme cette situation puisque les cours au 12 janvier 1967 sont les suivants :

Chantiers

Valeur nominale de l'action

Cours de l’action au 12.1.1967

Bretagne

50 F

17,10 F

Loire

50 F

65,50 F

Dunkerque-Bordeaux

30 F

18,00 F

Méditerranée

75 F

6,50 F

Penhoët

50 F

168,00 F

Trois chantiers, dont Dunkerque et Bordeaux, ont un cours inférieur au nominal.
Pour Loire, la plus-value est de 30 %, soit un pourcentage raisonnable.
Penhoët est l’exception[4]. Le cours très élevé de l'action semble traduire des opérations spéculatives, peut-être du genre de celles qui ont précédé la prise de contrôle de Simca par Chrysler.
En effet, depuis avril 1966, le cours a très sensiblement augmenté puisqu'il cotait un peu au-dessous de 100 F il y a 8 mois.
À remarquer que Penhoët bénéficie actuellement d'une situation privilégiée puisqu'il est le seul chantier français dont la survie est pratiquement garantie par les pouvoirs publics en raison de son importance (il est difficile d'imaginer que le plus grand chantier français puisse fermer ses portes ou avoir une activité réduite).
Penhoët bénéficie d'un programme d'investissements nouveau portant sur environ 90 millions de francs, en vue de lui permettre de construire des navires pouvant atteindre jusqu'à 500.000 tonnes de port en lourd.
Penhoët se classe au 10ème rang dans le monde. Il restera très probablement à cette place et pourra peut-être en gagner une ou deux puisque son programme d’investissements se situe au niveau de celui des très grands chantiers européens et japonais.
À titre indicatif, le portique en cours d’assemblage pour la grande forme de Penhoët, fourni par Krupp, aura une hauteur pratiquement égale à celle du premier étage de la tour Eiffel, une largeur d’environ 70 mètres et pourra soulever des blocs préfabriquée de 750 tonnes.
L’orientation prise par Penhoët justifie une hausse du cours de l’action, mais probablement pas aussi importante que celle actuellement constatée.
Et cependant, quel serait le cours de l’action Penhoët si son principal actionnaire était an faillite comme cela est le cas pour les CNC ? Il est à penser que ce cours se situerait probablement au-dessous du nominal, la bourse ne pouvant maintenir sa confiance à l’égard d’une société tant qu’un actionnaire valable n’a pas remplacé l'actionnaire principal défaillant.
Ceci étant, nous pensons que la valeur boursière ou capitalisation boursière des chantiers français est inférieure à la valeur de casse, sauf pour Penhoët bien entendu, la décote étant due à la fois à la crise de la bourse de Paris et à la conjoncture défavorable de la construction navale.
On peut au mieux conclure que si l'action Ciotat était cotée, sa valeur boursière se situerait, en faisant abstraction de la faillite de l’Intra Bank, au-dessus du nominal, sans probablement dépasser 50 % de ce dernier[5].

À remarquer que pour aboutir à une comparaison boursière plus valable nous devrions nous livrer à des calculs asses compliqués et difficiles ayant pour but de déterminer le rapport entre la valeur boursière des sociétés navales cotées[6] et leur valeur actif net grossièrement réévalué et appliquer ce rapport à l’actif net CNC également réévalué.
Cette méthode compliquée conduirait très probablement à une valeur boursière estimée de l’action CNC peu éloignée du nominal.

5.2. Les causes internes qui diminuent sensiblement la valeur probable de négociation de l’action CNC par rapport a celle qu’elle pouvait avoir il y a un an, sont pratiquement l’arrêt des travaux de modernisation du chantier pour disposer d'une forme capable de construire des navires de 200.000 à 500.000 tonnes de port en lourd et la défaillance du principal actionnaire[7]

En fait, ces deux causes se ramènent à une seule car c’est bien la défaillance de l’Intra Bank qui a conduit à freiner très sérieusement les travaux de modernisation du chantier.
Le chantier de La Ciotat est actuellement à mi-chemin entre un chantier moyen et un très grand chantier. Il est sauvé s'il peut achever en temps voulu la grande forme permettant de se placer sur le marché des très gros navires et de tenir les délais de la concurrence.
Pour cela il faut que les travaux de modernisation reprennent dans un délai assez court. Ces travaux ne pourront probablement redémarrer que si l’actionnaire défaillant est remplacé sous peu par un actionnaire valable.
La faillite de l’Intra Bank permet donc de penser que la valeur vénale de l’action CNC a sensiblement baissé et il n'y a aucune raison pour que MM. Worms & Cie ne tiennent pas compte de cette situation très particulière pour l'estimation des actions d’apport.

6. Conclusions
La valeur boursière des actions des différents chantiers cotés, à l'exception de Penhoët, point singulier bénéficiant d’atouts que La Ciotat ne possède pas, permet de penser que l’action CNC se situerait par analogie autour du nominal si elle était cotée.

L'incertitude actuelle qui pèse sur la destinée des CNC justifie à elle seule une valeur probable de négociation voisine de la valeur nominale de l'action qui peut se situer au-dessous du pair en raison de la défaillance de l'Intra Bank[8].

Dans ces conditions, nous pensons qu'on peut envisager une valeur d’apport voisine du nominal permettant de dégager une plus-value résiduelle à long terme de l'ordre d'un million environ (au maximum deux).
Au point de vue fiscal, il n'y aurait pas de pénalités ni intérêts de retard à payer en cas de redressement, la moins-value dégagée pour la participation ACSM étant appuyée d'une note explicative jointe à la déclaration pouvant permettre à l'administration d'effectuer les rectifications qu'elle juge nécessaires au vu des documents suffisamment explicites fournis.
Il est possible que les événements des mois à venir confirment la thèse que nous avons développée, surtout si La Ciotat devait à son tour être absorbée par une société possédant déjà un chantier important ayant actuellement en construction des navires de plus de 100.000 tonnes de port en lourd, c’est-à-dire les Chantiers de Dunkerque et Bordeaux, dont l'action est au-dessous du pair.

NB. Le sort de la construction navale française dépend des subventions ou aide versées par l'État, cette aide, qui est du reste décroissante depuis plusieurs années, sera considérablement modifiée d'ici environ 2 ans en raison de l'harmonisation nécessaire des politiques nationales en la matière des pays du marché commun.
Cette incertitude supplémentaire contribue à diminuer la valeur probable de négociation des actions des chantiers français non cotés.

Annexe 3

Situation des Chantiers Fairfields

S'adressant à son personnel, M. Lain M. Stewart, président des Chantiers Fairfields, a déclaré, entre autres, qu'à moins d'une augmentation sensible de la productivité en 1967 les chantiers seraient obligés de fermer.
Faisant allusion à une étude dans laquelle les Japonais considèrent Fairfields comme leur seul concurrent anglais, M. Stewart a estimé que c'était un compliment mais qu'en l'état actuel des choses les Japonais n'avaient à avoir aucune crainte.

Shipbuilding & Shipping record 15 décembre 1966.

(Bulletin n° 226 de la Chambre syndicale des constructeurs de navires et de machines marines, page 4).

 

[1] La Ciotat nous a indiqué qu’aucun bilan après fusion au 16 mai 1966 n’a été dressé, ni même esquissé. Par contre, un bilan "consolidé" au 1.1.1966 nous a été communiqué le 16 janvier 1967. Ce bilan, joint en annexe 1, se contente d’ajouter au bilan CNC du 31.1.65 les valeurs actives et passives apportées dont le solde représente 14.786.569,60 F.

[2] On trouvera en annexe 2 une photocopie de ce rapport.

[3] On trouvera en annexe 3 un extrait de la déclaration de M. Stewart, président des Chantiers de Fairfields, publiée par Shipbuilding et Shipping Record du 15 décembre 1966.

[4] La société industrielle et financière de Penhoët recouvre plusieurs activités (GAAA, Chantiers de l'Atlantique, etc.) mais l'activité navale l'emporte largement sur les autres activités.

[5] Pour des valeurs boursières représentant le nominal, 150 % et 200 % du nominal, on aboutit aux chiffres suivants pour l'apurement de la participation de MM. Worms & Cie.

 

Valeur nominale (50 F)

75 F

100 F

Moins-value à long terme

10.750.000

8.875.000

7.000.000

Plus-value à long terme

11.500.000

11.500.000

11 .500.000

Balance

750.000

2.625.000

4.500.000

Impôt de 10 %

75.000

262.500

450.000

Réserve spéciale

675.000

2.362.500

4.050.000

 

[6] Penhoët exclu pour les raisons indiquées plus haut.

[7] Nous ignorons dans quelle mesure l’Intra Bank est directement ou indirectement propriétaire de la grande majorité des actions, mais cela n’a guère d’importance.

[8] La détention de la majorité des actions CNC par Intra Bank Paris et non Intra Bank Beyrouth ne modifie pas, à notre point de vue, la position délicate de La Ciotat.

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