1967.01.00.Des documents politiques, diplomatiques et financiers.Article

Le PDF est consultable à la fin du texte.

Les documents politiques, diplomatiques et financiers

Janvier 1967

Évolution et transformations de la haute banque française

L'année 1966 a été marquée, pour la grande banque française, par une évolution - que l'on pourrait qualifier de fondamentale - aussi bien dans le secteur nationalisé que dans la haute banque privée et que parmi les grandes banques publiques, c'est-à-dire constituées en sociétés anonymes dont les titres sont généralement cotés en bourse et, de ce fait, plus directement liées à l'épargne nationale.
Nous avons essayé, dans les modestes moyens de notre revue, d’en donner un aperçu, soit dans notre bulletin financier, soit dans certaines rubriques relevant de la politique synarchique, au fur et à mesure que des informations valables nous en parvenaient, et en nous abstenant, en général, de commentaires.
Mais l'importance prise par cette évolution et les transformations qui en ont découlé, nous amènent à en exposer davantage les réalisations, en ajoutant, si besoin est, divers commentaires.
Dans le secteur nationalisé, l’événement le plus spectaculaire a été la fusion de la Banque nationale pour le commerce et l’industrie et du Comptoir national d’escompte de Paris, pour la constitution de la Banque nationale de Paris[1].
Un autre événement qui a, lui aussi, son importance et sa signification, c'est la nomination de M. Maurice Laure, précédemment directeur du Crédit national, comme second directeur général de la Société générale.
En effet, à la suite de l'abandon pour raison de santé par M. Maurice Lorain de ses fonctions de président du grand établissement de crédit, il y fut remplacé par le directeur général en fonctions : M. Jacques Ferronnière remplacé lui-même par M. Louis Beaupère, alors directeur général adjoint.
Mais – et c’est, croyons-nous, la première fois dans l’histoire de la Société générale, même nationalisée, que le gouvernement a cru devoir désigner, un deuxième directeur général : M. Maurice Laure, qui a été, lui, remplacé au Crédit national, dont il était directeur, par M. Pierre Esteva jusqu’alors secrétaire général du Conseil national du crédit. On trouvera, en annexe, les détails complémentaires sur ces nominations.
Dans la « Haute banque » privée, on note également deux faits particuliers, dont le premier, assez peu connu est l’extension des opérations publiques de la banque de Rothschild qui, à peu près jusqu’à 1940, avait été une banque « confidentielle » dont on connaissait peu, en général, l’activité, son intervention s’étendant davantage dans les grandes opérations internationales et, lorsqu’il s’agissait d’affaires particulières françaises, ne concernant que certaines sociétés importantes dans lesquelles elle était représentée par diverses personnalités, que les milieux professionnels connaissaient, d’ailleurs, comme « les hommes de Rothschild ».
Puis, au lendemain même de la libération elle s’était affirmée plus publiquement ; son nom avait été prononcé beaucoup plus fréquemment qu’antérieurement, avait paru sur les prospectus d’émissions et la presse financière avait commencé à parler, assez souvent, de ses initiatives et de ses créations, non d’ailleurs sans que l’éclectisme d’affaires dont elle fit alors preuve ne comportât certaines « erreurs » peu heureuses.
En 1966, la banque de Rothschild a étendu assez sensiblement cette activité « publique », en même temps que, en liaison avec les autres branches étrangères familiales (NM Rothschild and sons de Londres, Banque Lambert, de Bruxelles, etc.) elle élargissait son action extérieure, particulièrement dans le cadre « européen[2] ».
L’autre événement qui « frappait » la haute banque privée a été ce que nous pourrions qualifier de l’aggravation de sa décadence et particulièrement de la HBP – la puissante haute banque protestante d’autrefois, décadence que nous avons déjà signalée lors de l’entrée « en relations » de la banque Hottinguer avec le groupe ultra catholique du Creusot[3] et qui s’est caractérisée en 1966 par la disparition en tant que banque autonome, de la vieille et célèbre banque Mallet frères et cie, absorbée par, où fusionnée avec (comme l’on voudra) la banque de Neuflize et Schlumberger, devenue de Neuflize-Schlumberger-Mallet et Cie[4].
Mais cette décadence n'a pas frappé seulement la haute banque protestante.
C’est ainsi que la banque Louis Hirsch et Cie qui, elle aussi, remontait à près d’un demi-siècle (compte non tenu, bien sûr, de ses modifications internes) a été absorbée par la banque Seligman, elle-même, remontant assez loin[5].
D’autre part, la banque Heine et Cie a été absorbée par le Crédit privé, filiale des Rothschild.
De son côté, la banque privée de réescompte Georges Morhange et Cie, en commandite simple, a dû se transformer en société anonyme avec le concours du Crédit commercial de France, de l’Union industrielle de crédit, de l’Union européenne industrielle et financière (groupe Creusot-Empain), de la Banque française pour l’agriculture, de la Société privée de gestion financière et de la Banque Jordaan, et a cessé, de ce fait, d’être une banque privée.
Mais c'est dans le secteur des grandes banques « publiques » que cette évolution et ces transformations de la haute banque française se sont le plus nettement manifestées.
Là encore deux événements importants – mais très différents – se sont réalisées : le premier, c’est l’absorption de la vieille banque de l’Union parisienne par la Compagnie financière de Suez, avec le concours « technique » si l’on peut dire de la nouvelle Compagnie française de crédit et de banque (petite fille, par l’intermédiaire d’une première société de même nom, de l’ancienne Compagnie algérienne), les trois sociétés ayant déjà, depuis octobre 1965 des relations étroites[6].
L’autre événement, mais celui-là nous paraît être particulièrement symptomatique, c’est l’élévation de M. Jean Reyre, alors directeur général de la Banque de Paris et des Pays-Bas, à la présidence du Conseil d’administration de notre grande banque d’affaires, dont il était déjà vice-président.
C’est, en effet, à notre connaissance, et au moins pour la période contemporaine (on nous permettra de ne pas parler du temps de l’occupation allemande), la première fois que la présidence de la BPPB est confiée, non plus à une haute personnalité des milieux diplomatiques ou financiers officiels, mais à un « cadre supérieur » émanant de la banque elle-même, et ce au lendemain où la BPPB vient de modifier fondamentalement son caractère en se « liant » avec d’autres établissements bancaires comme la Compagnie bancaire, le Crédit industriel et commercial, et le groupe Worms & Cie, cette liaison n’ayant rien à voir avec celles, entretenues autrefois par la Banque de Paris et des Pays-Bas, alors exclusivement banque d’affaires avec certains établissements de crédit (Société générale, Banque privée, etc.) qui n’étaient que les guichets d’écoulement des titres des sociétés ou des affaires générées par la BPPB[7].
Et non moins importante nous apparaît la nomination de M. Jacques de Fouchier, président directeur général de la Compagnie bancaire, comme vice-président de la Banque de Paris et des Pays-Bas, ce qui semble indiquer qu’il jouera un rôle influent à la BPPB[8].
Notons, en passant, un lien curieux qui s’est établi, entre la BPPB et le groupe bancaire protestant de Neuflize-Schlumberger-Mallet et Cie dans la constitution que nous avons annoncée dans notre n° de septembre 1966, de la Société européenne d’étude et de promotion touristique, dont nous voulons croire qu’elle sera plus heureuse que le Club européen du tourisme auquel la BPPB avait cru devoir s’intéresser antérieurement (voir notre n° de septembre 1965).
Mais cette évolution de la haute banque française s’est effectuée sous des formes diverses et parfois assez « obscures », soit sous celle de concentrations internes ou externes, ou encore de liaisons d’intérêt et où d’activités.
Par concentration « interne » nous entendons la résorption par la Société-mère, ou par une de ses filiales directes, d'autres filiales directes créées au cours d'environ les dix dernières années et auxquelles la Société-mère avait transféré celles de ses activités qui, en raison des nouvelles lois, pouvaient bénéficier soit d'immunités fiscales, soit de garanties d'intérêt, telles les sociétés de recherches de pétroles, ou d'investissements mobiliers ou immobiliers, etc.
Il semble, d'ailleurs, que les dirigeants des banques aient fait preuve - compte tenu cependant des « suggestions » gouvernementales qui les y incitèrent souvent - d'une méconnaissance des réalités, car il est incontestable que les Sociétés d'investissements mobiliers (en fait de gestion de portefeuille) ne peuvent être rentables qu'en période d'euphorie boursière, alors que l'on peut dire que c'est précisément lorsque les premières « hésitations » se sont manifestées en bourse que les créations de ces sociétés se sont étendues avec cette aggravation que certaines d'entre elles étaient spécialisées en valeurs particulières.
Or, il suffit d'avoir la moindre connaissance des questions de gestion de portefeuille, pour savoir que la première base de sécurité est la « division des risques », de telle sorte que si certaines affaires sont affectées par une cause quelconque et que leurs titres se dévaluent, la perte occasionnée ainsi au portefeuille peut être compensée par des mouvements plus favorables à certaines de
ses autres titres. La spécialisation, au contraire, ne peut, en de telles circonstances, qu'occasionner des catastrophes.
D'autant plus, que l'ensemble des risques des investissements mobiliers s'est, à notre point de vue, sensiblement aggravé par la création de Sociétés d'investissements à capital variable que nous considérons comme une erreur dont nous craignons bien que les événements ultérieurs ne révèlent l'illusion, surtout que, là aussi, on a cru bon de se spécialiser.
Certaines d’entre elles ont, d’ailleurs, dû déjà fusionner.
Dans la concentration « externe » il s’agit, au contraire, de sociétés différentes, soit sans aucun lien antérieur, soit déjà liées par une participation de l’une ou l’autre des parties. Certaines de ces opérations sont, d’ailleurs, « à tiroirs » de telle sorte que, en fin de compte, il est assez difficile d’en reconnaître le réel bénéficiaire.
Un cas suggestif en a été donné à l’occasion de l’absorption, par la Banque de Paris et des Pays-Bas de la société OMNEPAR (Omnim d’études et de participations) qui a entraîné l’entrée au Conseil d’administration de la BPPB de M. Francis Fabre.
Or, la holding OMNEPAR avait été fondée par la Compagnie bancaire et les Chargeurs réunis qui s’en partageaient le capital, et qui, cet apport ayant été rémunéré par 42.342 actions de 100 F de al BPPB obtenaient une participation dans le capital de celle-ci, M. Jacques de Fouchier, d’une part, et M. Francis Fabre entrant, au nom de l’OMNEPAR (mais, en réalité, M. de Fouchier, de la Compagnie bancaire et M. Fabre, des Chargeurs réunis) au Conseil d’administration de la BPPB.
Mais les Chargeurs réunis étant contrôlés, en fait, par le groupe Lazard frères et Cie, c’est celui-ci qui a été le bénéficiaire réel de la « partie » Chargeurs réunis, et qui a vu ainsi, son influence – déjà importante – dans la BPPB se renforcer singulièrement[9].
Un autre exemple de ces opérations « à tiroirs » a été donné par l’entrée récente du baron belge Édouard Empain et de M. Albert de Boissieu, au Conseil d’administration de la Banque de l’Indochine, le premier, comme représentant de sa holding personnelle bel Électrorail qui a pris une participation dans le capital de la Banque de l’Indochine, et M. Albert de Boissieu, comme représentant le groupe Schneider, au titre des accords antérieurs entre les deux affaires.
Mais, comme Électrorail est intervenu dans la réorganisation générale du groupe Schneider dans des conditions que l’on peut qualifier de quasi « dominantes », la nomination de M. Albert de Boissieu au Conseil de la Banque de l’Indochine y entérine donc l’entrée d’un second représentant du groupe Empain, le baron Empain venant d’ailleurs d’être appelé à la vice-présidence de la société-holding Schneider SA et étant également déjà administrateur de l’Union européenne industrielle et financière, la banque du groupe Schneider.
Mais cette entrée du groupe Empain à la Banque de l’Indochine, ne va-t-elle pas soulever certains conflits au sein de cette dernière par l’opposition de ce nouveau groupe à Lazard frères et Cie qui ont eu jusqu’à présent une influence prépondérante dans la banque.
Encore que le groupe Empain ait déjà sa banque personnelle à Paris, la Banque parisienne pour l’industrie et la filiale holding de celle-ci : la Société parisienne pour l’industrie électrique[10].
La liaison d’intérêts et d’activité entre les grandes banques est plus subtile, bien qu’elle comporte des prises de participations réciproques et des échanges d’administrateurs (Banque de Paris et des Pays-Bas, Crédit industriel et commercial et Banque Worms & Cie par exemple[11]) ou non (Worms, Crédit du Nord) d’autant plus que généralement elle s’établit moins souvent directement que par l’intermédiaire d’une ou de plusieurs filiales (Banque de Paris et des Pays-Bas, Compagnie bancaire par exemple), encore que les relations entre la BPPB et la Compagnie bancaire existaient déjà, mais dans l’autre sens, puisque la BPPB avait participé, nous l’avons déjà dit, à la fondation de la Compagnie bancaire, dont elle possédait, le 31 décembre 1965, 61.692 actions sur les 900.000 constituant le capital.
En résumé, et sous des formes diverses, la grande banque française a entamé en 1966 un important mouvement de centralisation et de concentration, en même temps qu’elle développait une politique d’association assez étroite avec ses homologues étrangers pour la réalisation de grandes affaires internationales, non seulement en Europe, mais également sur les autres continents.
Nous aurons probablement à en suivre et à en exposer au moins les plus importantes réalisations.

AIII
 

 

[1] Voir nos numéros de mai et juillet 1966.

[2] Sur banque de Rothschild frères voir notre n° de février 1946, article : « Les modifications de la banque de 1905 à 1946 », l’acte des 11 et 26 juillet 1905 a été publié en rappel, dans notre n° d’avril 1959, cité ci-après ; notre n° d’avril 1959 : « Les modifications internes de 1946 à 1958 » notre n° de juin 1961 : « La banque de Rothschild frères en 1958, 1959 et 1960 » ; nos numéros de janvier, avril, août 1961, avril 1962, novembre et décembre 1963, février et mai 1964, février 1965, juin et octobre 1966. Rappelons en outre, que nous avons publié, dans notre n° de novembre 1929 une très importante étude sur l’histoire des Rothschild.

[3] Voir notre n° d’octobre 1961.

[4] La banque Mallet frères et Cie, d’origine suisse, avait été fondée à Paris en 1723. Depuis 1792 (nous disons bien : 1792) elle a toujours porté le nom de « Mallet frères et Cie ». Voir dans nos numéros de mai et novembre 1938 notre étude sur « Les origines historiques et les liaisons internationales de la banque Mallet frères et Cie » et, depuis la libération, dans notre n° de juin 1947, l’article « Les modifications internes de la banque Mallet frères et Cie depuis 1906 » et, encore, nos numéros de mars et mai 1953, avril 1954, juin 1958, août 1960, mars et avril 1961, septembre 1963, août 1964, janvier et juin 1966.

Sur la banque de Neuflize-Schlumberger et Cie, voir dans notre n° de février 1934 une étude historique sur de Neuflize et Cie (titre d’alors) et, depuis, nos n° de décembre 1938, de février 1947, de mai et septembre 1953, avril 1954, juin et août 1958, janvier, mars et juin 1966.

[5] Sur la banque Louis Hirsch et Cie voir nos numéros de octobre 1935, août 1953, août 1958, octobre 1961, juin 1966.

Sur la banque Seligman et Cie voir nos numéros de décembre 1961, janvier 1963, décembre 1965, mai et juin 1966. La banque Seligman, Louis Hirsch et Cie vient de participer à la constitution de la Compagnie de financement de biens immobiliers COFBI constituée sous le auspices de la Banque commerciale de Paris, avec le concours de la Banque parisienne pour l’industrie (groupe belge Empain) et diverses sociétés d’assurances.

Elle était déjà intervenue, quelques mois plus tôt, dans une augmentation du capital de la Compagnie européenne de banque (au conseil de laquelle elle était représentée) et dont le contrôle appartient à la Société américaine transamerica corporation. Sur la Compagnie européenne de banque voir notre n° d’octobre 1963.

[6] Voir notre n° d’octobre 1966 et en annexe. Il y aurait une étude particulièrement intéressante à faire sur le groupe de la Compagnie financière de Suez, qui a pris la suite de l’ancienne Compagnie internationale du canal maritime de Suez, après la nationalisation du canal par le gouvernement de Suez n’a cessé d’étendre, sous diverses formes, sur les milieux bancaires français et dont les plus récents sont l’Union des Mines-La Hénin, la Banque commerciale de Paris, etc., surtout compte tenu des importants intérêts anglais (pour ne pas dire de la couronne anglaise) et du Vatican, qui y existaient dans la Compagnie du canal et qui subsistent dans la nouvelle formation.

[7] Voir nos numéros de juin et novembre 1966. Notons qu’au 31 décembre 1965, la BPPB possédait directement 61.692 actions de la Compagnie bancaire sur les 900.000 constituant le capital de celle-ci.

[8] Signalons, en passant, que M. Claude Gruson, qui était directeur de l’Institut national de la statistique et des études économiques, a quitté l’administration pour entrer au groupe de la Compagnie bancaire.

[9] Sur les relations de Lazard frères et Cie avec la BPPB et ses tentatives de domination sur celle-ci, voir nos numéros de août, septembre, octobre 1954. Signalons encore que nous avons publié sur la banque Lazard frères et Cie, les articles suivants : novembre 1954 « Les transformations Lazard frères depuis la Libération », janvier 1959 « Les modifications internes depuis 1954 », octobre 1962 « La Banque Lazard frères en 1958-1959 et 1960 » et janvier 1966 « La Banque Lazard frères et Cie. Ses modifications internes de 1960 à 1965 » avec la bibliographie des informations et articles que nous lui avons consacrés depuis 1946.

Depuis le 1er janvier 1967, M. Antoine Bernheim est devenu neuvième associé-gérant de Lazard frères et Cie. M. Bernheim est déjà administrateur directeur général de la Société d’investissement immobilier La Concorde (Sodimco) de la Société, holding économique et financière des établissements Krieg et Zivy, et est considéré, dans les milieux financiers, comme un représentant des Rothschild.

[10] La Banque parisienne pour l’industrie vient de participer à la constitution de la Compagnie de financement de biens immobiliers (COFBI) constituée sur l’initiative de la Banque commerciale de Paris, de la banque Seligman-Louis Hirsch, dont nous parlons d’autre part, diverses grandes compagnies d’assurances.

[11] Dès le mois de juin 1966, le Crédit industriel et commercial était devenu administrateur de la Banque de Paris et des Pays-Bas (16 juin) et celle-ci administrateur du Crédit industriel et commercial (21 juin), voir notre n° de juin 1966.

Retour aux archives de 1967