1952.10.00.Du bulletin Le Calfat du Trait.Numéro consacré à Pierre Abbat

Photocopie.

Le PDF est consultable à la fin du texte. Il contient des photos des obsèques et un portrait de Pierre Abbat.

Le bulletin d’information des Ateliers et Chantiers de la Seine maritime, le Calfat du Trait, a consacré plusieurs articles à la disparition et aux obsèques de Pierre Abbat ; seuls ont été O.C.risés le discours de Robert Labbé, la notice sur la carrière de Pierre Abbat ainsi que les articles intitulé "M. Abbat et l’enseignement ménager" et "M. Abbat et le logement".

Discours de M. Robert Labbé

Pierre Abbat, après avoir fait vaillamment son devoir pendant la guerre 1914-18 et connu très jeune une brillante carrière dans le corps du Génie maritime, avait joint en 1926 l'État-major des Chantiers du Trait comme sous-directeur. Il devait rapidement parvenir aux postes essentiels de responsabilité : directeur en 1937, directeur général de l'exploitation en 1946. Si l'on se souvient que nos chantiers ont lancé leur première unité en 1921, c'est réaliser, que le nom et la personnalité de Pierre Abbat ont été étroitement liés à leur développement même et à leur essor.
Sa mort, survenue brutalement en plein rayonnement physique et intellectuel, laisse un vide immense.
Au nom de la société des Ateliers et Chantiers de la Seine-maritime, au nom de la Maison Worms, je m'incline avec une extrême émotion devant la dépouille de celui qui fut un technicien respecté par ses pairs, un homme apprécié par tous ceux qui le rencontraient, mais surtout un chef que tous, à tous les degrés de la hiérarchie, aimions profondément.
Ce sont ces qualités de chef que je voudrais, dans cette triste circonstance, rappeler comme un dernier hommage, car je sais, pour avoir personnellement travaillé avec Pierre Abbat pendant plus de quatorze ans que c'était celles au rayonnement desquelles il était le plus attaché dans une existence par ailleurs si pleine et si complète.
Rappeler le nom de toutes les unités à la construction desquelles il avait donné sa marque serait énumérer toutes celles qui, en vingt-six ans, sont sorties de ces chantiers. Son nom néanmoins demeurera particulièrement attaché à la brillante série de sous-marins entreprise pour le compte de la Marine nationale jusqu'en 1939 et qui justifiait de la part de celle-ci pour Pierre Abbat une estime exceptionnelle. Je rappellerai également les pétroliers, à l'étude desquels il s'était spécialement attaché et à la construction desquels il avait dès les premiers temps de leur réalisation en France, apporté maintes solutions techniques originales. Il y a quelques jours enfin, lorsque "Nossi-Bé" prenait la mer après d'impeccables essais, qui de nous aurait pensé que cette réussite parfaite allait marquer le terme d'une carrière déjà si bien remplie mais à laquelle tant d'autres succès étaient encore promis ?
Il convient ici, et sur le même plan technique, d'évoquer la tâche exceptionnelle devant laquelle Pierre Abbat s'était trouvé lorsqu'en septembre 1944, au lendemain de la libération, devant un chantier qui n'était plus que ruines et décombres, il avait eu la lourde tâche de reconstruire les Chantiers du Trait.
Une très grande expérience des problèmes propres à notre Maison jointe à une interprétation judicieuse des plus récentes réalisations étrangères, le souci de créer un organisme nouveau, à la fois harmonieux dans sa conception et efficace dans son exploitation, l'avaient rapidement amené à proposer un plan de reconstruction qui, aujourd'hui presque entièrement achevé, montre que dans ce domaine comme dans d'autres, au lendemain des pires catastrophes, la France trouve toujours parmi les meilleurs de ses enfants, ceux susceptibles de prouver que l'intelligence, la sagesse et la foi, demeurent ces vertus nationales que les plus sombres années, les épreuves les plus redoutables ne sauraient étouffer.
Mais il ne suffit pas pour être un chef digne de ce nom d'accumuler les seules réussites professionnelles. La vie n'est pas faite seulement de formules mathématiques, elle est essentiellement à base de facteurs humains et, à cet égard, le rayonnement de Pierre Abbat était exceptionnel.
Les jours ne sont pas encore suffisamment lointains pour que nous ne nous rappelions, les uns et les autres, ces étapes si lourdes de souvenirs où ces qualités de chef de notre regretté ami se sont particulièrement manifestées.
C'est d'abord en juin 1940, fors de l'avance allemande, en plein désarroi, le calme, le sang-froid, avec lesquels l'évacuation de tout le personnel du chantier était organisée et menée à bien.
C'est ensuite pendant quatre sombres années, le courage et l'indépendance de caractère qui, malgré tant de ruines et de deuils, maintinrent toujours intacte l'âme de ces chantiers.
C'est en août et septembre 1944, le déferlement de la guerre sur les rives de la Seine et, après la libération, l'ampleur des problèmes humains à résoudre, alors que les plus optimistes auraient légitimement pu éprouver un moment d'hésitation devant la tâche à entreprendre.
C'est enfin cette remontée méthodique, minutieusement calculée, où toute l'équipe, sous la conduite de son chef, a réalisé, dans un esprit hautement efficace de cohésion et de bonne entente, la gageure à la fois de livrer des navires à un rythme presque normal, de développer encore une cité ouvrière modèle, de recréer pour ainsi dire de toutes pièces un des chantiers les plus modernes de France.
Ce souci qu'a toujours eu Pierre Abbat, quelles qu'aient été les circonstances, d'entretenir avec tous ceux qui travaillaient à ses côtés des contacts réguliers les plus étroits et les plus dignes, est certainement dans le souvenir que nous en garderons l'un des traits les plus attachants de sa personnalité. La présence autour de cette tombe de tous ceux qui ont été pendant de si nombreuses années ses collaborateurs, et je crois pouvoir dire ses amis, leur affliction, constituent l'hommage le plus pur qu'un chef puisse recevoir en de si tristes circonstances.
Je voudrais enfin, parce que ceci explique cela, rappeler le rayonnement si complet de cet honnête homme, comme au dix-huitième siècle Pierre Abbat aurait été qualifié. Rien ne lui était étranger : sa curiosité inlassable s'étendait à toutes les manifestations de la vie. Dans son propre chantier, aucun des problèmes de son métier ne lui était indifférent. Tous les détails lui en étaient familiers. Toutes les questions, quelle qu'en fût la nature, retenaient son attention et étaient de sa part l'objet de la plus stricte étude. C'est vraiment dans ce sens qu'il a été un grand chef, forçant l'estime et l'admiration de tous avec son souci inlassable de tout connaître et de ne rien négliger.
Cette curiosité de son esprit avait depuis longtemps débordé le cadre du chantier lui-même. D'autres diront mieux que moi la place exceptionnelle qu'il avait acquise dans cette province de Normandie. Son jugement sûr et affable provoquait de la part de tous les milieux : administration, industrie, commerce, organes de culture générale, la recherche d'une collaboration dont l'action s'étendait aux domaines les plus variés.
En France même, comme dans les nombreux pays étrangers où, avant et depuis la guerre, il avait séjourné, son audience était considérable et son prestige une source d'orgueil pour tous ceux qui vivaient et travaillaient à ses côtés.
Cette évocation du chef exceptionnel que fut Pierre Abbat ne saurait amoindrir la douleur des êtres chers qu'il laisse derrière lui et devant lesquels je m'incline avec une particulière émotion, car il était pour moi un ami très cher. Mais de cette évocation nous devons tirer une leçon : celle de suivre l'exemple qu'il nous a donné au cours d'une si belle carrière et dont la plénitude harmonieuse est difficilement imitable.

La carrière de M. Abbat

Né le 18 mai 1898 à Toulon, M. Abbat fit ses études aux lycées de Toulon et de Marseille.
Grand admissible à l'École polytechnique en 1916, il y était reçu définitivement en 1917 en même temps qu'à l'École normale supérieure (Sciences).
Mobilisé en 1917, aspirant d'artillerie puis sous-lieutenant au 87e RALT, il fut décoré de la Croix de Guerre en 1918.
Rappelé en mars 1919 à l'École polytechnique comme sous-lieutenant élève, il quitta l'école en octobre 1920 (classé 18e sur 120) et entra dans le corps du Génie maritime.
Après deux ans d'école d'application et six mois en escadre, il était affecté, en octobre 1922, à la direction des constructions navales de Brest comme ingénieur.
Nommé ingénieur de 1ère classe, le 19 octobre 1923, il était désigné comme membre de la Commission d'études pratiques des sous-marins et professeur à l'école de navigation sous-marine à Toulon.
Après avoir obtenu le certificat d'aptitude à la navigation sous-marine, il était affecté à la direction des constructions navales de Toulon et chargé de la construction des sous-marins "Saphir" et "Turquoise".
Démissionnaire, M. Abbat entrait en mai 1926 aux Ateliers et Chantiers de la Seine-maritime comme ingénieur attaché à la direction.
Nommé sous-directeur le 1er janvier, 1929, chevalier de la Légion d'honneur en 1935, il était promu directeur des Chantiers le 1er janvier 1937.
De 1926 à 1940, M. Abbat s'occupa au Trait, non seulement de la construction de navires marchands et particulièrement de gros' pétroliers comme "Le Loing", "Orkanger", "Mégara", "Mirza", "Shéhérazade" mais aussi plus spécialement de la réalisation : du torpilleur "Basque", des sous-marins "Antiope", "Amazone", "Oréade", "La Sibylle", "Vénus", "Cérès", des escorteurs "Incomprise" et "Bouclier ; de 4 chasseurs de sous-marins.
C'est aussi durant cette période qu'il effectua pour le compte des chantiers ses premiers grands voyages.
L'Angleterre n'avait déjà plus de secrets pour lui et il connut l'Allemagne (1931-1934) pour y étudier la rampe flottante pour hydravions.
Il rapporta de ses voyages des vues très personnelles qu'il exposa au cours de diverses conférences.
L'installation des réservoirs à toits flottants construits par les ACSM pour le compte de l'Irak Petroleum lui permit de faire un long périple en Extrême-Orient. Enfin en 1937, pour la première fois, ce fut l'Amérique : les USA où il sut se créer de solides et amicales relations qui devaient lui être extrêmement précieuses après la guerre pour la reconstruction des ACSM.
On sait quelles difficultés M. Abbat eut à surmonter en 1940 aux heures difficiles de l'évacuation. Elles n'étaient, hélas, que le prélude des heures douloureuses que l'entreprise allait connaître de 1940 à 1944, particulièrement lors des terribles bombardements en 1942, 1943, 1944, épreuves cruelles qui endeuillèrent trop de familles traitonnes et réduisirent à zéro nos installations industrielles.
Aux heures douloureuses succédèrent les heures laborieuses. Chacun connaît le rôle unique joué par M. Abbat dans la reconstruction des chantiers, ses voyages en Amérique, en Suède, d'où il revint avec les idées qui devaient finalement aboutir à l'harmonieux ensemble d'ateliers et de cales qui fait des ACSM un des chantiers les mieux conçus de France.
Cette activité professionnelle débordante n'empêchait pas son esprit curieux et son dynamisme naturel d'embrasser de nombreux autres horizons.
II avait été nommé membre de l'Académie des sciences, Arts et Belles Lettres de Rouen en 1943 ; membre de la Chambre de commerce de Rouen en 1945 ; membre de l'Académie de marine en 1947.
Promu quelques mois auparavant (octobre 1946) directeur général de l'exploitation des ACSM, M. Abbat allait, au titre de gouverneur du 49e district du Rotary International connaître une renommée dépassant les limites de notre patrie. Qu'on n'oublie pas que, malgré ses activités extérieures, le premier souci du disparu était "les Chantiers". Animateur d'une équipe d'hommes qu'il considérait, non seulement comme des collaborateurs mais aussi comme des amis, il avait su donner à chacun la foi, l'allant, le sens des responsabilités, le goût des initiatives. Il suffit de songer aux nombreux navires lancés de décembre 1946 ("L'Africaine") jusqu'en juillet 1952 ("Nossi-Bé") pour juger du double effort de reconstruction et de réalisations poursuivi durant ces six années.
L'outil productif ayant été créé, il fallait songer à l'alimenter rationnellement, pour son utilisation maximum.
En accord avec son ami, M. Nitot, son président, M. Robert Labbé, M. Abbat s'y employait sans faiblir. C'est pourquoi, il partit au Chili le 21 février 1952, d'où il devait revenir après trois mois de difficiles négociations, porteur de la commande d'un pétrolier destiné à la Marine militaire chilienne.
Le dernier contrat qu'il ait signé est celui de la construction d'un cargo de 7.000 t. avec nos amis de la NCHP.
Au moment où, après tant de soucis, il allait parfaire l'installation de son chantier en y faisant construire le quai d'armement, complément logique de la séquence de construction qu'il avait conçue, M. Abbat est mort accidentellement.
Souvent, il me parlait de l'influence du chiffre 18 dans son existence.
« Je suis né le 18 mai 1898... Je suis parti au front en 1918... J'ai été classé 18e à ma sortie de l'X... Je me suis marié un 18... et j'en oublie. »
Ce n'est pas un 18 qu'il est mort, mais chose troublante le 8 est encore là... chiffre de son destin.

M. Abbat et l'enseignement ménager

Ce ne sont point les directrices successives de l'École ménagère du Trait qui s'inscriront en faux à propos des éloges qui peuvent être décernés à M. Abbat pour l'intérêt constant qu'il a témoigné vis-à-vis de l'enseignement ménager au Trait, continuant ainsi l'œuvre d'éducation fondée par M. Nitot.
Mlle Sery et Mlle Maillard ont toujours trouvé une audience favorable auprès du disparu.
Si la guerre a anéanti la baraque primitive où Mlle Sery prodigua ses conseils aux traitonnes qui frisent ou dépassent la quarantaine, elle a permis l'installation de la nouvelle école dans des conditions bien supérieures.
Conseillé par M. Roy, aidé par la Caisse d'allocations familiales de Rouen, M. Abbat a pu réaliser dans notre cité un centre d'enseignement ménager comme il en existe certes bien peu dans des communes de l'importance de la nôtre.
Des salles de classes vastes, bien éclairées, une cuisine modèle, permettent aux jeunes filles du Trait et de la région (on compte des élèves de Duclair, Jumièges, La Mailleraye, Caudebec-en-Caux) de suivre, non seulement des cours de coupe, couture, broderie, ménage, dessin, puériculture mais aussi de Français, calcul et dactylographie.
Pas une fête n'était organisée par l'École sans que M. Abbat n'y assistât.
Combien d'allocutions a-t-il prononcées lors des Arbres de Noël ou des distributions de prix ?
Il allait même aux expositions de fin d'année et s'il ne s'intéressait qu'en passant aux tailleurs, aux fines broderies, il marquait toujours un temps d'arrêt devant les gâteaux et les plats cuisinés, rappelant gentiment aux confectionneuses de ceux-ci que les « pauvres hommes sont souvent des gourmands et qu'une jeune femme doit savoir garder son époux aussi bien par les délices de la table que par le chic de sa toilette ».
Avant-guerre, M. Abbat avait participé avec d'autres personnalités de la région rouennaise à la création d'une École normale ménagère destinée à la formation de professeurs et monitrices. Malheureusement, le budget de l'œuvre était extrêmement difficile à équilibrer et l'école dut fermer ses portes un peu après la libération.
Durant toute l'existence de cette œuvre, M. Abbat avait fait tout son possible pour l'aider matériellement et avait en outre, donné aux élèves des séries de conférences sociales extrêmement intéressantes, causeries au cours desquelles il avait enté de faire comprendre aux futures monitrices le milieu social au sein duquel elles auraient à exercer leur activité future.

M. Abbat et le logement

Si, aux jours où Le Trait se fondait et grandissait comme un champignon, M. H. Nitot a été le grand bâtisseur de notre cité, son successeur, M. Abbat, a lui aussi, développé sensiblement le nombre de logements dans la commune.
En dehors des 45 maisons neuves édifiées en 1939-1940 par les ACSM, M. Abbat, au titre de trésorier de la SHLM, dont M. Nitot, secrétaire du Conseil, est l'animateur, a fait réaliser :
- en 1940/1941 : 12 logements de 4 pièces
- en 1949/1950 : 25 logements de 5 pièces
- en 1950/1952 : 40 logements de 6 pièces dont
24 spécialement réservés au personnel des ACSM.
S'entendant parfaitement avec son secrétaire général, directeur de la société immobilière, M. Roy, il a mené à bien la reconstruction des logements sinistrés, favorisé l'accession à la propriété de nombreux collaborateurs et ouvriers des chantiers, poursuivant ainsi l'œuvre mise sur pied par M. H. Nitot par l'octroi d'une aide importante aux acquéreurs.
Vice-président de l'Office public départemental d'HLM, il a, en accord avec le président, M. Vauquelin, et M. Breteche, maire du Trait, obtenu la construction d'une cinquantaine de logements en maisons collectives.
Ces habitations actuellement en cours d'édification à proximité de la mairie du Trait constituent l'embryon d'un ensemble appelé à former le centre même de notre ville.

 

 

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