1952.06.00.De la NCHP.Bulletin n°2 (reproduction partielle)

Photocopie

Le PDF est consultable à la fin du texte.
Seuls l’allocution d’Hypolite Worms, du 20 mai 1952, et les articles consacrés au lancement du "Ville-de-Tananarive" ont été reproduits.

n°2 - juin 1952

Sommaire

Allocution de M. Hypolite Worms, président du conseil d’administration à l'assemblée générale ordinaire de la NCHP du 20 mai 1952 [voir PDF]
Lancement du "Ville-de-Tananarive" [voir PDF]
Baptême religieux de l’"Île-de-La-Réunion"
Salle du conseil du siège social
Histoire vraie de la belle époque
Nouvelles créations "Havraise"
M. André Deloche, directeur, chevalier de la Légion d'honneur
Un trentenaire à Tananarive
Nos "annexes" à Madagascar
Port de la Pointe-des-Galets. Derniers raz-de-marée
Croisières NCHP
Quelques photographies
Baptême religieux de l'"Île-Sainte-Marie"
Lancement de l’"Île-Maurice"
Caractéristiques des navires neufs
La croisière du "Kurun"
Fins de carrière. Navigants :
- Commandant Forgeard
- Commandant Leloustre
- Commandant Corejnwinder
Fins de carrière. Cadres d'outre-mer :
- M. Pierre Leblanc
- M. Jean Legros
Œuvres de mer
Distinctions honorifiques et les examens de la Marine marchande
In memoriam :
- Commandant Henri Bossière
- François Potin, André Vergé, chef mécanicien Victor Chalot, Pierre Prigent
Naissances
Mariages
Fin de carrière du "Ville-de-Reims" et erratum, Adieu au "Madagascar"
L'échouement du "Malgache"
Dernier propos

Allocution de M. Hypolite Worms, président du conseil d’administration
à l'assemblée générale ordinaire de la NCHP du 20 mai 1952

Le dernier exercice aura été, pour la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire, actif et fécond. Un chiffre suffira à le souligner : par rapport à l'exercice précédent, nous aurons transporté un tonnage supplémentaire, dans les deux sens, de 30% environ.
Notre satisfaction s'accompagne pourtant de quelques ombres, relatives à Madagascar et à La Réunion, que je crois utile d'évoquer.
Certes, la restauration du calme dans notre belle colonie, dont j'avais montré l'importance l'an dernier, s'est confirmée. Mais les problèmes économiques continuent à se poser d'une manière qui nous préoccupe, ainsi qu'on va le voir.
A la fin de l'été 1951, trois raz-de-marée successifs ont paralysé le port de la Pointe-des-Galets dans l'île de La Réunion. Ainsi, pendant deux mois et demi trois de nos navires "Île-de-La-Réunion", "Ville-de-Tananarive", "Ville-de-Majunga" ont-ils été immobilisés, gênant sérieusement notre programme de rotation. Une fois de plus, nous avons souffert du manque d'équipement portuaire dans cette vieille île française et l'on me permettra d'attirer l'attention des pouvoirs publics, avec insistance, sur la nécessité de doter La Réunion d'un port accessible en toutes circonstances.
A Madagascar même, la situation est plus complexe.
Du point de vue exclusif de la navigation, il est certain que, là aussi, l'équipement portuaire est insuffisant, comme la main-d'œuvre qui travaille sur les quais. Nous essayons de pallier ces insuffisances en renforçant régulièrement notre service d'annexes, mais un palliatif n'est pas une solution. Aussi, souhaitons-nous que la Société des batelages, qui pourrait donner une impulsion nouvelle à l'équipement des ports, soit prochainement constituée, dans l'esprit efficace, réaliste et libéral que nous avons déjà défini.
Tant que Madagascar n'aura pas les ports qui conviennent à son trafic actuel, notre activité ne pourra se développer comme nous le souhaiterions.
Mais une autre question fort importante la conditionne également.
L'examen des chiffres du commerce extérieur de la Grande Île, en 1951, révèle qu'il y entre 386.000 tonnes, alors qu'elle n'en exporte que 142.000. Un tel déséquilibre nous crée des difficultés certaines, puisqu'il risque de nous imposer des transports à sens unique, avec un allongement anormal des périodes de morte-saison pour les produits d'exportation. Il n'est pas douteux, me semble-t-il, que l'industrialisation en cours, à Madagascar, et dont la nécessité n'est pas contestable, a des incidences sérieuses sur les autres secteurs de la vie économique. Qu'il s'agisse du développement de la production agricole, ou de l'utilisation la meilleure de la main-d'œuvre indigène, il y a là des problèmes auxquels nous souhaitons que l'administration se consacre dans un esprit de prévoyance et d'imagination.
Il va sans dire que ces difficultés contribuent à alourdir les frais d'exploitation de notre flotte. Et il est plus évident encore que, lorsque nous devons affréter des navires à des taux élevés, comme ce fut le cas durant une partie de l'exercice lorsque la progression du trafic en sortie d'Europe devint considérable, nos charges deviennent excessives.
Il nous semble donc indispensable qu'un armement comme le nôtre, exploitant des lignes régulières, dans l'intérêt général, puisse disposer de quelques navires de réserve, se prêtant aux variations saisonnières du trafic régulier et aux transports éventuels de cargaisons complètes. Les services qui nous ont été rendus par "Ville-du-Havre" et "Colmar" montrent l'importance de cette suggestion.
La nécessité d'une flotte sans cesse plus puissante et plus homogène nous apparaît donc plus que jamais.
L'exercice en cours est marqué non seulement par la mise en service de nouveaux bateaux de premier ordre, mais encore par la préparation de la deuxième tranche du programme naval de rajeunissement de notre flotte. Nous attendons de l'ensemble de ces opérations des possibilités accrues de travail fructueux.
J'ai volontairement mis l'accent sur les problèmes à résoudre. Mais je ne saurai conclure sans souligner que les difficultés, qui ne sont pas de notre fait, n'ont pas empêché la NCH de consolider ses positions, d'affermir son autorité et de démontrer en toute occasion une santé vigoureuse.
Que tous ceux, à tous les échelons de la hiérarchie, à bord ou à terre, au siège ou dans les agences d'outre-mer, qui sont les artisans de notre force prospère, trouvent ici mes remerciements pour leur fidélité et leur labeur. Notre confiance est avant tout fondée sur l'esprit qui les anime.

Lancement du "Ville-de-Tananarive"

Nous nous devons, dans ce deuxième bulletin, de relater la cérémonie du lancement du "Ville-de-Tananarive" dont le compte-rendu n'a pu paraître dans le premier numéro.
Ainsi que nous l'avons annoncé, c'est le 31 mai 1950, aux Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime au Trait, que "Ville-de-Tananarive" a été mis à l'eau, sous la présidence de M. Courau, secrétaire général de la Marine marchande, représentant M. Chastellain, ministre des Travaux publics, des Transports et du Tourisme.
[Vue : Arrivée aux Chantiers du Trait de M. Courau, secrétaire général de la Marine marchande, ayant à sa gauche M. Mairey, préfet de Rouen.]
De nombreuses personnalités avaient tenu à honorer de leur présence cette cérémonie, parmi lesquelles notamment : M. Marbot, chef de cabinet de M. Chastellain, M. l'ingénieur en chef Foulon, M. l'ingénieur général du génie maritime Vieille, M. l'ingénieur général de Saint-Aubin, M. David, chef de la délégation de Madagascar à Paris, représentant M. Bargues, haut-commissaire de Madagascar, MM. Paumelle et Léger, sénateurs de la Seine-Inférieure, M. Cap-deville, député de la Seine-Inférieure, M. Ramarony, président de la commission de la Marine marchande à l'assemblée nationale, M. Abel-Durand, président de la commission de la Marine marchande au conseil de la République, M. Delfau, président du conseil supérieur de la Marine marchande, M. Duyeau, député de Madagascar, M. Mairey, préfet de la Seine-Inférieure, M. François Charles-Roux, président de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez, M. Anduze-Faris, président de la Compagnie des messageries maritimes, M. Jean Marie, président de la Compagnie générale transatlantique, M. Guineaudeau, premier adjoint au maire de Tananarive, M. Galtier, directeur des Affaires économiques à Tananarive, MM. Randria et Zafimahova, sénateurs de Madagascar, M. Randjala, conseiller municipal à Tananarive.
[Vue : Arrivée aux Chantiers du Trait de son excellence Mgr Martin, archevêque de Rouen, accompagné de M. Robert Labbé.]
Les Chantiers du Trait étaient représentés par leur président M. Robert Labbé, M. Nitot, directeur général à Paris, M. Abbat, directeur général au Trait, M. Lamoureux, directeur-adjoint et M. J. Roy, secrétaire général.
Quant à la NCHP, elle était, de son côté, représentée par son président M. Hypolite Worms, MM. les administrateurs, M. A. Bucouet, directeur général, M. A. Deloche, directeur et M. F. Deschodt, sous-directeur.
Enfin, comme pour le "Ville-de-Tamatave", une délégation du personnel de la direction générale, des agences coloniales et des états-majors et équipages se rendit au Trait pour assister au lancement de son frère jumeau.
À 11 heures, après l'arrivée des personnalités accueillies par M. Robert Labbé, eut lieu, sous la conduite de M. Abbat, la visite des Chantiers. Cette visite fut suivie par la cérémonie du baptême religieux du navire, célébré avec beaucoup d'éclat par son excellence Mgr Martin, archevêque de Rouen, ayant à ses côtés la marraine, Madame A. Bucquet.
La prière rituelle étant dite, Mgr Martin jeta l'eau bénite, puis le blé et le sel sur la coque du "Ville-de-Tananarive". Ce n'est qu'ensuite qu'il fut procédé à l'opération de lancement.
Peu de personnes en connaissent les difficultés et nous croyons intéressant de reproduire ici le texte prononcé au microphone par un ingénieur des Chantiers du Trait lors des différentes phases de l'opération pour en expliquer la technique :
[Vue : Son Excellence Mgr Martin bénit le navire.]
L'opération de lancement va durer deux minutes environ. Nous la préparons depuis un mois. C'est évidemment une opération délicate de mettre à l'eau sans dommages les quelque 6.000 tonnes que pèse "Ville-de-Tananarive".
Les efforts exercés par cette masse doivent être transférés du chemin de construction sur lequel a été édifié le navire aux chemins de lancement sur lesquels il doit glisser.
Pendant toute la durée de la construction, le navire a reposé sur des appuis fixes et solides. Au centre, sous la quille, tout au long du navire, la ligne de tins a supporté la plus grande partie de cette charge. Elle est composée d'un empilage de pièces de béton et de bois dont la hauteur a été soigneusement réglée.
Au fur et à mesure de la construction de la coque, des accores ou chandelles de bois verticales avaient été disposés de part et d'autre de la ligne de tins pour soutenir l'ensemble et éviter tout chavirement latéral.
Pour faire glisser le bâtiment à l'eau, il est donc nécessaire de supprimer ces appuis fixes et de les remplacer par un berceau supportant le navire et susceptible de glisser sur deux coulisses convenablement graissées.
L'appareillage de lancement comprend essentiellement deux parties : l'une fixe, liée à la cale constituant plan incliné, ce sont les couettes mortes ; l'autre mobile, liée au navire, l'accompagnant dans sa course, ce sont les couettes vives. Les couettes vives glisseront sur les couettes mortes et le glissement est rendu possible en enduisant de suif et de graisse les faces en regard de ces pièces.
Le suiffage est la plus délicate opération des préparatifs de lancement. La réussite du lancement dépend essentiellement de la qualité du suif et de son mode d'application.
Les éléments des couettes vives sont identiques aux éléments des couettes mortes, ils sont également suiffés et introduits bout à bout sous le navire, à partir de l'avant de la cale en les faisant glisser sur les couettes mortes.
Pour faire reposer le navire sur les couettes vives, on monte entre la coque et les couettes des pièces de bois que l'on peut serrer fortement au moyen de coins en bois appelés languettes. Les pièces de bois de l'AV et de l’AR, beaucoup plus hautes que celles de la partie milieu à cause de raffinement des formes du navire, prennent le nom de colombiers. C'est l'ensemble des couettes vives, des colombiers et pièces de bois diverses par l'intermédiaire desquels le navire reposera sur les couettes mortes qui constitue le berceau de lancement.
Pour reporter progressivement, à partir des lins et des accores, le poids du navire sur le berceau de lancement, on commence par coincer très fortement les languettes à coups de masse. On enlève ensuite à la hache et à la masse les accores et les tins sur lesquels a été construit le bâtiment. Quand le dernier tin est enlevé le navire repose entièrement sur son berceau et par conséquent sur la couche de suif et de graisse.
Comme il est nécessaire que le navire avec son berceau ne glisse pas de lui-même avant enlèvement des derniers tins et avant l'heure prévue pour le lancement (heure qui dépend de la marée), des butoirs — un de chaque bord — appelés clés de retenue assujettissent ensemble les couettes vives et les couettes mortes et maintiennent le berceau en place. Ces clés sont libérées au mouton à l'heure précise du lancement.
[Vue : Mme A. Bucquet, la marraine, s'apprête à lancer la bouteille de Champagne.]
Au cours du lancement, quand l’AR du bâtiment est suffisamment immergé, la poussée de l'eau le fait flotter et par suite fait pivoter le navire autour de l'extrémité AV du berceau appelée brion qui repose encore sur le chemin de lancement et continue à glisser. Il en résulte un effort très important sur l'extrémité AV du berceau et du navire, de l'ordre de 1.600 tonnes dans le cas présent. Le berceau AV doit donc être très robuste.
Le navire continuant à glisser, l'AV est à son tour suffisamment immergé et le bâtiment flotte librement... Mais la vitesse acquise, de l'ordre de 6 m /seconde, l'enverrait sur la berge opposée si des moyens de freinage n'étaient pas prévus : 20 caissons chargés d'un poids total de 140 tonnes seront entraînés par le navire en frottant sur le sol et auront pour effet de l'arrêter au milieu du fleuve.
La plupart des opérations préliminaires sont maintenant terminées.
Les charpentiers enlèvent les derniers tins.
Le navire repose entièrement sur son suif, les clés de retenue s'opposent au glissement et il suffira, dans un instant, de les abattre, pour libérer "Ville-de-Tananarive".
Ces derniers mots prononcés, la marraine, Madame A. Bucquet, lança sur l'étrave du navire la traditionnelle bouteille de Champagne qui éclata au moment précis (12 h 35) où "Ville-de-Tananarive" glissa sur sa cale pour entrer dans son élément, tandis que la musique attaquait une vibrante Marseillaise.
C'est à l'issue du lancement que les allocutions d'usage furent prononcées par M. Robert Labbé et M. Hypolite Worms, à l'occasion du déjeuner offert aux personnalités ayant assisté à la cérémonie.

Discours de M. Robert Labbé

« Nous nous réjouissons des excellentes conditions dans lesquelles a été lancé tout à l'heure le "Ville-de-Tananarive", cinquième unité construite au Trait pour le compte de la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire de navigation.
Nous formulons nos vœux pour la prospérité des armateurs et souhaitons une longue carrière à leur navire.
[Vue : "Ville-de-Tananarive" entrant dans son élément.]
M. Courau, secrétaire général à la Marine marchande, a bien voulu, malgré des engagements antérieurs, à la fois représenter parmi nous M. Chastellain empêché de venir par suite de ses obligations parlementaires, et nous honorer de sa présence.
Je lui saurai gré d'être auprès de Monsieur le ministre des Transports l'interprète de nos très vifs regrets. Nous aurions aimé saluer en lui notre voisin de si longue date, l'administrateur si compétent de notre vieille métropole normande, l'homme politique si profondément estimé.
Quant à nous, Monsieur le secrétaire général, je vous dirai simplement ma joie de vous avoir vu aujourd'hui présider ce lancement. Dès les premiers jours de la Libération, nous nous sommes entretenus tous deux de la reconstruction du Trait ; vous avez pu apprécier tout à l'heure le résultat de nos efforts ; nous savons la part immense que vous y avez prise.
La présence à vos côtés de M. le sénateur Abel Durand, président de la commission de la Marine marchande du conseil de la République, nous est également d'un prix très grand ; alors que trop nombreux sont ceux qui voudraient reléguer au second plan des préoccupations des pouvoirs publics les activités maritimes de ce pays, M. le sénateur Abel Durand mène le bon combat dans la voie justifiée si aisément par l'histoire et l'exemple des autres nations. Nous lui en savons un gré infini.
Je remercie également tous ceux qui ont participé à la cérémonie qui s'est déroulée ce matin, la marraine si charmante. MM. les députés et sénateurs de la Seine-Inférieure et de la France d'outre-mer, MM. les hauts fonctionnaires dont la compréhension intelligente est toujours en éveil, nos collègues avec lesquels nous poursuivons en complète harmonie notre tâche quotidienne, tous ceux également qui directement intéressés ou non à la construction des navires savent combien est importante la place tenue dans ce pays par notre industrie. Et je voudrais mettre en lumière la gravité des problèmes qui se posent aujourd'hui pour elle.
Des efforts considérables ont été accomplis, depuis la Libération, dans une atmosphère de très grande compréhension de la part des pouvoirs publics, mais également au prix des plus lourds engagements financiers de la part des Chantiers, pour que soit rétablie leur production sur des bases dignes de notre époque et de notre pays. Ces efforts ont été décrits par de plus qualifiés que moi : je veux simplement les rappeler.
Les raisons du maintien en France d'une industrie active et prospère de la construction navale ont également été mises en lumière à maintes reprises. Mon collègue, M. Lefol, les a précisées tout récemment dans des termes auxquels il n'y a rien à ajouter.
Je voudrais pour ma part essayer simplement de dissiper certaines équivoques.
Il n'y a jamais eu de discussion dans ce pays sur la nécessité où se trouvent les armateurs, pour pouvoir exercer leur activité sur un plan de compétition équitable, d'acquérir leurs navires aux mêmes conditions que leurs collègues étrangers. Nous voudrions qu'il en soit de même s'agissant de la construction navale française et que, lorsque l'on compare ses prix avec ceux de concurrents étrangers, soient comparés des éléments exactement comparables.
Peut-on, en effet, parler d'une concurrence normale lorsque le prix des matériaux métalliques dépasse en France celui couramment pratiqué sur les marchés étrangers dans une proportion sensible ? Peut-on parler de conditions équitables lorsque les incidences du régime fiscal ou celles du régime douanier font que les navires construits en France supportent un poids d'impôts très largement supérieur à celui que supportent finalement lors de leur francisation ceux construits à l'étranger ?
Je ne pense pas qu'en demandant le redressement d'inégalités aussi flagrantes, notre industrie puisse être considérée comme posant son problème sur le plan des subventions.
À l'heure actuelle cependant, l'incidence de ces éléments, si importants qu'ils soient, est, je pense, dépassée par celle d'autres facteurs apparus tout récemment par suite de l'évolution économique observée dans les pays étrangers concurrents.
La suppression des disparités auxquelles nous venons de faire allusion ne suffirait plus à rétablir l'équilibre de la situation, et c'est ce qui fait la gravité des circonstances présentes.
Beaucoup de constructeurs étrangers offrent, en effet, aujourd'hui, des contrats de construction sans, pratiquement, de clause de révision des prix, soit que les contrats eux-mêmes ne stipulent point de paramètres matières ou salaires, soit que les avantages consentis à un taux très faible par les banques centrales des pays intéressés fassent que pour l'armateur français le risque de change puisse même être écarté.
Je ne pense pas que, compte tenu de l'importance des intérêts en jeu, notre industrie puisse s'engager actuellement, pour une période dépassant souvent deux ans, sans prévoir de clause de révision. Nous ne faisons d'ailleurs en cela qu'imiter toute une série de branches de l'industrie nationale, lorsqu'elles contractent avec l'administration pour des travaux de longue haleine.
Nous voudrions en outre mettre en lumière l'importance des avantages financiers consentis par nos collègues étrangers en faveur de ceux qui leur passent des commandes importantes ; souvent de longs délais de paiement sont prévus qui atteignent, par rapport à la valeur de la construction, un pourcentage élevé au prix d'un taux d'intérêt très faible.
Comment s'étonner dès lors que les armateurs français, dont les conditions d'exploitation se sont sensiblement alourdies depuis deux ans, soient attirés par des conditions présentant le double avantage de mettre à leur disposition des capitaux qu'ils ne peuvent que très difficilement se procurer à l'heure actuelle en France, et qui, s'ils pouvaient se les procurer, leur reviendraient à des taux que je préfère ne pas préciser ?
Si nous demandons que ces deux derniers problèmes soient examinés par vos services avec la plus grande attention, Monsieur le secrétaire général, il ne s'agit pas là non plus, nous pouvons l'affirmer également, d'une subvention que nous réclamerions, mais bien du rétablissement entre notre industrie et les industries étrangères d'une parité équitable de traitement.
Nous sommes d'autant plus persuadés du caractère très raisonnable de ce point de vue que nous savons combien l'armement français serait normalement désireux de réserver ses commandes à l'industrie nationale.
Je n'insisterai pas sur les références de notre industrie. Vous tous ici, Messieurs, vous les avez présentes à la mémoire. Nous pouvons, sans chauvinisme, prétendre que la qualité de notre production, renforcée encore par les progrès réalisés depuis cinq ans dans nos installations, inciterait la plupart des armateurs de ce pays à donner aux chantiers nationaux la préférence par rapport à des offres, même intéressantes, émanant de l'étranger.
La Marine militaire de son côté a besoin, même compte non tenu des constructions qu'elle pourrait être amenée à confier à l'industrie privée, de pouvoir disposer d'un potentiel industriel d'entretien et de rééquipement utilisable au cas de crise, non seulement en ce qui concerne ses propres unités, mais encore en ce qui concerne la flotte marchande.
C'est pourquoi je ne pense pas qu'au moment même où les pouvoirs publics s'efforcent de rechercher tous les moyens susceptibles de maintenir dans ce pays un courant d'activité économique satisfaisant, puisse être délibérément négligé le sort d'une industrie tout entière. Directement ou indirectement, des populations ouvrières particulièrement estimables risquent de voir compromise la foi qu'elles avaient mise dans l'avenir de nos chantiers. Ceux-ci, de leur côté, n'ont pas hésité sur le plan financier à souscrire de très lourds engagements en fonction de programmes de reconstruction et de remplacement bien définis. Ceux-ci se poursuivent sans doute à la cadence prévue, mais, depuis de longs mois malheureusement, les commandes privées d'unités nouvelles sont allées aux chantiers étrangers. L'heure est donc particulièrement grave pour la construction navale française. Les solutions ne sont guère faciles, puisque les caractéristiques mêmes de notre industrie empêchent, pour en assurer la protection, que l'on recoure à cette mesure si profitable pour tous, le droit de douane, qui rétablit au degré voulu la situation de l'industrie en cause et de ses travailleurs et, en même temps, enrichit le Trésor par le canal des recettes douanières. La réalité inéluctable est bien là devant nous : pour faire face au drame qui nous guette, les mesures qui peuvent être envisagées se traduisent toutes par des sacrifices de la part du Trésor, encore que ces sacrifices ne soient à aucun titre des subventions.
Telles sont, Monsieur le secrétaire général, à l'issue d'une journée si belle, les réflexions qu'inspire l'état de notre industrie ; mon devoir de chef conscient de ses responsabilités me faisait un devoir de vous les exposer. Je sais qu'avec votre connaissance parfaite de l'ensemble de ces problèmes, avec votre grande expérience des hommes et des choses, vous vous attacherez à la poursuite d'une solution que justifient aisément la dignité de ceux qui, à tous les échelons de la hiérarchie, consacrent à notre industrie le meilleur d'eux-mêmes et l'importance des intérêts en jeu et dont les événements imposent qu'elle soit d'une urgence extrême. C'est donc en pleine confiance que je lève mon verre en votre honneur, Monsieur le secrétaire général, en l'honneur de notre industrie et de la Marine marchande française, et de son dernier navire "Ville-de-Tananarive".

Discours de M. Hypolite Worms

Monsieur le secrétaire général,
Mesdames,
Messieurs,
Mes premiers mots seront pour vous remercier, Monsieur le secrétaire général, de votre présence parmi nous. Nous sommes heureux de vous saluer à cette cérémonie de lancement, où vous accueillez une unité nouvelle dans la flotte marchande française, que vous avez la difficile mais passionnante mission de diriger.
A la vérité, "Ville-de-Tananarive" dont nous prenons livraison aujourd'hui n'est pas une unité nouvelle, puisque nous connaissons déjà tout ce dont il est capable. En effet, son frère jumeau "Ville-de-Tamatave", construit et lancé ici même, il y a quelques mois, a déjà accompli son premier voyage dans l'océan Indien, à la satisfaction générale, donnant une première démonstration des services immenses que nous pourrons attendre de la flotte de notre Compagnie, lorsque sa modernisation sera achevée, c'est-à-dire avant la fin de l'année prochaine.
Mais précisément ce problème de la modernisation de la flotte marchande, dont M. Robert Labbé vient d'esquisser les données du point de vue des constructeurs de navires, je désirerais en dire à mon tour quelques mots, en l'envisageant du point de vue de l'armateur, qui est parallèle au sien.
Nous venons récemment de commander un bateau qui doit compléter notre flotte. Il ne s'agit pas cette fois d'une unité de remplacement se substituant à une unité perdue au cours de la dernière guerre, mais bien d'un cargo mixte supplémentaire, dont nous avons besoin pour faire face à des tâches nouvelles, et que nous payons entièrement sur nos propres ressources.
Or, cette commande, nous avons dû la passer à l'étranger, parce que le coût de la construction est sensiblement inférieur, et que nous avons le devoir, vis-à-vis de notre Compagnie, de nous adresser là où le prix de revient est pour nous le plus avantageux. Ai-je besoin de dire, quelque sympathie amicale que nous nourrissions pour nos amis de l'extérieur, que nous eussions préféré passer cette commande à un chantier naval français ? Nous ne l'avons pas pu. Si nous devions faire construire un autre navire ce serait encore dans les circonstances présentes par un chantier étranger, et pour les mêmes raisons. Tous les armateurs sont dans la même situation, et seront de plus en plus contraints d'agir de la même manière, malgré leur désir d'assurer, aux ouvriers et aux chantiers français, le travail qui leur est nécessaire.
Je n'ignore pas, Monsieur le secrétaire général, que ces problèmes si préoccupants vous sont familiers. Si je les ai évoqués brièvement, c'est non seulement parce que je sais à quel point ils vous trouvent attentif, mais parce que j'avais à vous soumettre le cas concret devant lequel notre Compagnie venait de se trouver. Sauf à envisager d'un cœur léger les graves conséquences d'une semblable situation, il est urgent que les pouvoirs publics proposent les remèdes appropriés. Nous savons d'ailleurs que leur application ne sera pas facile.
[Vue : "Ville-de-Tananarive" met le cap sur Rouen, aussitôt après son lancement.]
Il me serait désagréable de terminer sur une note pessimiste. Le renouveau de notre Marine marchande, acquis par une souple collaboration de l'État et de l'industrie privée, est une preuve de ce que peut notre pays, même après de terribles épreuves. J'ai la ferme espérance que la France surmontera les difficultés qui l'assaillent encore, dans le domaine maritime, comme dans les autres, si tous ses fils comprennent que le travail est le secret de la prospérité et de la force des nations. »

Pendant ce temps, la délégation du personnel de la NCHP était fraternellement réunie avec celle des Chantiers du Trait autour des tables du Clos Fleuri pour clôturer cette journée dont chacun a conservé le meilleur souvenir.
C'est après l'achèvement de son armement à Rouen que le "Ville-de-Tananarive" entreprit, le 4 juillet 1950, au départ de ce port, son voyage inaugural sur l'océan Indien.

 

 

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