1946.00.De M. Robert - commissaire du gouvernement.Rapport (non daté)

Copie

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NB : Note non datée, classée en 1946 en raison de la référence au rapport de Gaston Barnard, datant du 31 décembre 1945, indication la plus récente donnée dans le texte.

Copie du rapport de M. Robert,
commissaire du gouvernement pour le règlement de l'information Worms

Extraits

Ministère public c/ Worms et Gabriel Le Roy Ladurie
Le 10 septembre 1944, une information était ouverte contre Worms et Gabriel Le Roy Ladurie. En l'état de la documentation recueillie, il semble qu'elle puisse être close actuellement.
Dans un grand nombre des affaires traitées directement ou indirectement par Worms, aucun doute n'est possible ; il n'y a pas eu collaboration économique ; dans d'autres, les explications subtiles des intéressés, l'absence - quelquefois opportune - de documents, et il faut bien le dire, la bienveillance de l'expertise mettent obstacle à des poursuites.
Le plan logique de l'exposé des faits, conforme à celui qu'ont adopté M. le juge d'instruction et l'expert, comporte :
1°- des généralités sur la constitution de la société Worms elle-même et l'étude de son activité dans les quatre départements :
a) Constructions navales
b) Services maritimes
c) Charbons
d) Services bancaires
2°- l'étude des participations de la société Worms
3°- l'examen des résultats d'ensemble
4°- l'activité générale des inculpés pendant l'occupation.
Au cours de l'information, des organismes ou des particuliers ont maintes fois avancé des allégations désobligeantes à l'égard de la société Worms. Nous nous attacherons, pour alléger l'exposé, à ne retenir que les faits pouvant motiver une discussion sérieuse.

Première partie - La société Worms & Cie - Ses départements

Section : I - Généralités
La Société Worms et Cie, dont le siège social est à Paris, 45, Bd Haussmann, a été créée sous forme de commandite simple, le 1er janvier 1874, au capital de 4.500.000 F ; elle reprenait l'entreprise d'importation de charbons et de navigation maritime qu'avait fondée en 1848, Monsieur Hypolite Worms, grand-père de l'inculpé. Après quelques modifications, la société avait orienté son activité dans quatre branches dont chacune avait donné lieu à la création d'un département spécial : chaque département était doté d'une organisation administrative, commerciale et comptable autonome, qui avait à sa tête un directeur général.
En 1940, les 4 départements étaient les suivants :
a) Constructions navales exploitant les Ateliers et Chantiers de la Seine maritime et du Trait (Seine inférieure) - Directeur général : M. Nitot.
b) Services maritimes qui exploitent de nombreuses lignes de cabotage entre ports français d'une part et ports français et ports européens d'autre part - Directeur général : M. Emo.
c) Charbons qui se consacrent à l'importation de combustibles sous la direction de M. Vignet.
4) Services bancaires qui ont été créés en 1929 en vue d'aider le commerce et l'industrie français. En 1940, ils assuraient l'activité d'une banque d'affaires avec deux succursales (Marseille, Alger) sous la direction générale de M. Le Roy Ladurie.
Depuis 1930, tous les associés de la maison Worms, commandités et commanditaires, étaient soit des descendants du fondateur de la Maison, soit du cousin de ce dernier, Henri Goudchaux, qui dirigea lui-même l'entreprise de 1881 à 1916 ; seul était excepté de cette règle M. Jacques Barnaud devenu gérant le 1er janvier 1930 et détenant à ce titre un capital de 100.000 francs.
Cependant l'expansion de la société avait exigé une augmentation du capital qui, à la date du 11 janvier 1940, fut porté de 4.000.000 de francs à 40.000.000 par incorporation des réserves, conformément aux statuts, cette augmentation fut réalisée au prorata du droit des associés. La société Worms & Cie répartissait alors son capital de la façon suivante (chiffres arrondis).
Descendants Worms : 27 millions dont 12.300.000 à Hypolite Worms Descendants Goudchaux : 11 millions Jacques Barnaud : 2 millions.
La gérance effective était assurée par trois commandités : Hypolite Worms, Michel Goudchaux, Jacques Barnaud, le premier d'entre eux se déclarant le chef de la Maison.
Scellé 1
A l'armistice, Worms était à Londres où il dirigeait la délégation française au Comité franco-anglais des transports maritimes ; ce comité avait pour objet la mise en commun des ressources maritimes des deux pays. Un dernier accord passé en juillet, Worms rentrait en France, où il commença à subir une violente campagne de presse : on l'accusait d'avoir livré notre flotte commerciale aux Anglais, de posséder d'immenses intérêts en Angleterre et d'être une entreprise juive.
En fait, les seuls associés qui fussent considérés comme non aryens au regard de la législation allemande était le groupe Goudchaux : pour prévenir toutes difficultés, Michel Goudchaux et sa sœur firent donation de leurs droits à leurs enfants, tous non-juifs. Etant de père Israélite et de mère aryenne, Worms échappait à cette législation, puisque baptisé et ayant épousé une anglaise protestante.
Quoique la société Worms se fût "aryanisée", les Allemands nommèrent le 25 octobre 1940 une commission en la personne de von Ziegesar, directeur de le Comrnerzbank, succursale de Kottbus, désignaient comme commissaire administrateur suppléant M. de Sèze, inspecteur des Finances.
En ce qui concerne le commissaire allemand, Worms laisse entendre que cette mesure - qui fut subie jusqu'à la libération - était prise non seulement à cause des origines juives de la maison, mais surtout à cause des relations étroites que Worms conservait avec l'Angleterre, relations de famille (sa femme et ses enfants y étaient demeurés), relations d'affaires (il y possède des intérêts considérables) ; elle explique pourquoi la société ne fut point dissoute comme les autres banques juives.
Quant à M. de Sèze - qui ne tarit pas d'éloges sur le patriotisme de Worms, il dit avoir accepté sa nomination sur l'insistance du ministère des Finances que l'inculpé avait alerté dans la crainte que les avoirs français ne fussent absorbés par les Allemands : M. de Sèze aurait donc eu pour mission "de s'opposer par tous moyens à ce que l'économie allemande se substituât aux entreprises françaises".
Les pouvoirs des commissaires étaient en théorie illimités, encore que M. de Sèze n'eut aucun moyen direct de barrer von Ziegesar. Pour les relations avec les autorités d'occupation (exception faite de l'activité des chantiers maritimes, de l'armement et du charbon) Worms avait délégué Le Roy Ladurie qui parle la langue allemande. Dès que von Ziegesar vînt s'installer à la banque, Le Roy Ladurie put limiter l'activité de ce dernier sur le secteur bancaire (qui l'intéressait à cause de sa profession civile).
Annexe 6
Annexe 7
Von Ziegesar fut lui-même remplacé le 27 juin 1941 par le Dr von Falkenhausen, dont les fonctions s'exercèrent jusqu'à la libération. Quant à M. de Sèze, il quitta son poste en décembre 1942 et les Allemands le révoquèrent le 15 janvier 1943.
Int.II 27-9-44 Examinant le rôle des commissaires allemands l'expert relate les tentatives allemandes pour résorber une partie du capital de la société Worms. Dès décembre 1940, von Ziegesar aurait introduit le docteur Hettlage, chef de la Kommerzbank, auprès de Le Roy Ladurie ; Hettlage aurait exprimé le désir que des liens étroits fussent noués entre les deux banques (la société Worms n'aurait plus eu rien à craindre du Reich) et que lui-même devint adjoint gérant à la place de M. Goudchaux. Le Roy Ladurie aurait refusé cette participation, acceptant seulement, comme ligne de repli, l'établissement de rapports normaux de correspondants : Invité à Berlin, il aurait fait établir son passeport, mais ne s'y serait pas rendu sous un prétexte quelconque. De même, le groupe métallurgique Klöckner, qui se serait heurté à un refus. Les Allemands auraient alors pris des mesures plus rigoureuses : révocation de von Ziegesar, désignation d'experts de la Treuhandgesellschaft chargés de fournir rapport au parti nazi sur l'activité Worms, ordre de liquider un certain nombre de commanditaires au profit du trust Goering ; sur ce dernier point, Le Roy Ladurie aurait écrit à Hettlage que si une prise d'intérêts était inévitable, il était disposé à accorder la préférence à la Commerzbank, mais que tous les cadres de la maison démissionneraient. Cependant, en septembre 1944, aucune partie du capital n'aurait été entre mains allemandes.
L'importance des rapports d'affaires entre la société Worms et la Commerzbank sera étudiée dans l'examen du département "Services bancaires". On peut dès maintenant exprimer un triple regret :
1°) lors de l'arrestation de Le Roy Ladurie par la Gestapo en mars 1944, le secrétariat de la banque aurait reçu l'ordre de détruire un certain nombre de documents dans le dossier Commerzbank et notamment la correspondance avec le Dr Hettlage ; de sorte qu'aujourd'hui - sans que la destruction de ces documents soit autrement établie ou même seulement qu'on puisse la fixer avant la Libération, on doit se rapporter uniquement aux déclarations de l'inculpé pour être renseigné sur le caractère de ses relations avec Ies groupes allemands visés plus haut. On observe d'ailleurs que dans l'affaire Weter Financiering Maatschappij où Le Roy Ladurie eut une attitude irréprochable, le secrétariat de la Banque n'a pas manqué de produire toutes les pièces relatives aux exigences allemandes.
2°) que M. le juge d'instruction ayant été informé d'une part que le Dr Hettlage était susceptible d'être interrogé à Francfort par l'inspection des Finances et ayant prié d'autre part la DGER de faire rechercher von Ziegesar et von Falkenhauoen, aucun de ces deux services n'a répondu aux demandes de renseignements qui lui ont été exprimées.
R.E. p.23'36 637.8
3°) Les conclusions du rapport d'expertise présentent Le Roy Ladurie comme n'ayant pas cessé de lutter contre les propositions allemandes ; il est osé de dire que les "recoupements effectués entre les diverses déclarations figurant au dossier de l'information permettent de dire que les choses se passèrent ainsi que nous l'avons relaté". C'est singulièrement oublier que l'inculpé peut présenter une relation intéressée des faits. Nous aurons d'autres occasions de noter chez l'expert Bernard cette absence d'objectivité.

Affaire Participation Molybdène

6°- Groupe Molybdène
II est constitué par 3 sociétés : la société Metalla de Genève (holding suisse), la société de recherches minières du Falta (holding française), et la société le Molybdène (société d'exploitations de mines au Maroc : sulfate de cuivre et molybdène - formule MOS2 - à 80 % de molybdène : rappelons que le molybdène métal rare ne se trouve dans le monde que dans 4 gisements : il est utilisé à la fabrication à peu près exclusive de l'armement ; l'Allemagne n'en possède pas).
La constitution financière au groupe est la suivante d'après le dossier :
M. Worms a acheté en 1939, 22.504 sur 50.000 actions de la société Metalla, outre 4.311 parts : ce serait à la gérance du ministère de l'Armement, qui craignait de voir ces actions suisses passer en d'autres mains étrangères. Possédant au total d'après les déclarations de Le Roy Ladurie, 29.000 sur 50.000 des actions, Worms est le maître absolu de Metalla.
La société Metalla possède dans son portefeuille 50.000 des 85.000 actions de Ia société Falta ; Worms, qui à titre personnel possède 3.475 actions (plus les 5.000 parts) a donc le contrôle total de Falta.
La société Falta a vendu ses permis de recherches à la société Le Molybdène moyennant divers avantages financiers (pourcentage sur le minerai extrait par exemple) et l'octroi de 50.000 des 105.000 actions. Sur ces 185.000 actions, 15.000 appartiennent au bureau des recherches de la Résidence générale au Maroc, 10.000 à la banque Vernes, le reste à divers propriétaires suisses et nord-africains. Déjà par cette seule participation Falta, Worms, qui n'a engagé que 10,75 % du capital, possède 27 % des actions, et 44 % des voix (10.000 des 50.000 actions détenues par lui sont à vote plural). En outre, à titre personnel, il détient aussi, 1.050 actions et 2.076 parts. Si l'on veut bien se souvenir que la Wester Financiering, qui est à Worms pour 99%, possède 8.901 actions Metalla, 2.000 actions Falta et 1.102 aotions du Molybdène. (la Wester est la seule société contrôlée par Worms dont on connaisse le portefeuille) et que par ailleurs Worms a consenti des avances de crédits à concurrence de 3 millions, on peut affirmer que la société Worms est absolument maîtresse du Molybdène ; quoi qu'il en prétende, Worms n'est pas seulement le "banquier commercial", et lors de son acquisition s'il a introduit 3 administrateurs il a "maintenu en place le président directeur général (M. Goernier) et tout l'appareil directeur technique et commercial" ; c'est bien le langage du maître.
Dans quelles circonstances la société Le Molybdène fut-elle amenée à livrer aux Allemands 25 tonnes de molybdène moyennant la somme de 2.052.444 francs.
Il semble que très tôt, plusieurs maisons allemandes aient sollicité la société Le Molybdène : notamment un sieur Ackler, représentant la maison Otto Wolf, de Cologne, s'est présenté au début de l'année 1941 demandant que des offres lui fussent faites. Le Molybdène fit observer que depuis le 1er septembre 1939 toute la production était réquisitionnée par l'Etat français, mais que si une autorisation d'exporter lui était accordée, il ne manquerait pas de soumettre une proposition à la maison Wolf (1er février 1941) : en même temps il saisissait M. Blondel, président du Comité d'organisation des mines et minerais pour savoir dans quelle mesure il était autorisé à suivre cette demande, faisant ressortir que Otto Wolf était disposé à apporter au "Molybdène" toute son aide et toute sa collaboration. Le président Guernier et secrétaire général Hoffmann font valoir aujourd'hui que ces lettres ont été écrites à la suite de démarches pressantes d'Acker : elles paraissent cependant ressortir à la correspondance commerciale la plus librement consentie.
Le Comité d'organisation n'ayant pas formulé de réponse, Guernier écrivait de nouveau à M. Blondel (24 mars 1941) pour lui signaler "qu'étant donné l'insistance et le mécontentement dont a fait preuve M. Acker", il se voyait dans la nécessité de dégager complètement sa responsabilité sur les suites que pourraient comporter une absence de réponse. "Si, dit-il, la Commission de Wiesbaden se trouvait à nouveau saisie de la question du molybdène, j'entends rappeler que je vous ai signalé les demandes de M. Acker il y a déjà plus d'un mois et que jusqu'à oe jour, le gouvernement français ne parait pas avoir répondu à la question posée". Lorsqu'on sait l'usage tout particulier du molybdène, ne peut-on pas estimer que Guernier, désireux de vendre son minerai, pousse à l'excès les soucis "de respecter les droits imprescriptibles des actionnaires dans le cadre de l'intérêt général" (même lettre, in fine).
A la suite d'un entretien avec M. Blondel (auquel assistait fortuitement M. Friedel, directeur de l'École des mines, représentant du gouvernement, auprès de la société le Molybdène), Guernier était autorisé à faire aux Allemands une offre de 25 tonnes à la condition de réserver entièrement l'accord des gouvernements français et chérifien.
Il serait apparu à ces personnalités que les exigences allemandes ne pouvaient plus être éludées sans provoquer la main mise immédiate des Allemands sur la totalité des stocks existants. Ou cependant étaient entreposés ces stocks dont le bilan de 1940 fixait le total à 50 tonnes ? Presque entièrement sur les lieux de l'extraction...
Cette offre fut faite le 15 mai 1941 par Guernier ; il notifia expressément aux Allemands qu'elle était subordonnée à l'autorisation du Comité d'organisation, tant sur le principe de la livraison que sur le prix : mais il détaillait en même temps à Acker le prix de vente lui-même et toutes les modalités d'expédition. Informé, M. Blondel lui reprocha d'avoir dépassé les instructions reçues en fournissant des conditions aussi précises aux Allemands, et le Service des mines fit remarquer au Comité d'organisation (20 juin 1941) que le Molybdène avait fait preuve d'une incompréhension complète des ordres transmis par le Comité, ou "d'un esprit d'indiscipline inadmissible".
Parallèlement, le Service des relations économiques franco-allemandes (à la direction duquel était placé M. Barnaud) demandait, le 12 juin 1941, à la Direction des mines son avis sur la livraison éventuelle de 25 tonnes de molybdène à la société Otto Wolf. Les Mines répondent qu'il n'est pas possible de livrer à l'Allemagne, les ressources en molybdène étant très inférieures à nos besoins. Le 16 juillet, Otto Wolf insiste auprès du service franco-allemand qui prie le secrétaire général à l'énergie de lui fournir des éléments de réponse.
Le 29 juillet, Acker, déclarant n'avoir aucune nouvelle de ses entretiens avec M. Barnaud, prie la société Le Molybdène de l'aider à reprendre les négociations amiables avec le Comité d'organisation ; il ajoute que, faute d'entente, il ferait trancher la question par la Commission de Wiesbaden. Guernier lui répond en disant qu'il sollicite des instructions dudit Comité.
Le 31 juillet, la délégation française du gouvernement français en Afrique du Nord demande qu'on ne livre le molybdène à aucun prix.
Cet avis est répété par la Direction des mines au Comité d'organisation et même rappelé par elle à la Délégation française à Alger (20 août).
Cependant le 5 septembre, le délégué général aux Relations économiques franco-allemandes (qui est toujours, si nous ne nous abusons, M. Barnaud) demande l'avis du secrétaire général à la Production industrielle sur un programme d'échanges entre l'Allemagne et le Maroc : la Production industrielle refuse tout, insistant encore sur la non disponibilité de toute quantité de molybdène pour l'exportation. En même temps, le général Weygand lui-même, par message avion, informe que Washington attache la plus grosse importance à la non-exportation du moylbdène (en premier lieu) et du cobalt : "ne pas tenir compte des indications serait courir au devant des plus graves incidents ; il y a lieu d'écarter le principe de toute discussion sur le molybdène". De nouveau saisie, la Direction des mines répète son opinion.
Ce refus trouve son écho dans la séance de la délégation économique franco-allemande de Wiesbaden, à la date du 8 octobre 1941. M. Couve de Murville fait connaître au représentant allemand Schone que le gouvernement français refuse de livrer du molybdène, du plomb et du manganèse, dont toutes les quantités disponibles sont nécessaires à la consomation nationale. A quoi Schone réplique que le groupe Wolf a reçu une offre de la société Molybdène pour 25 tonnea au prix de 102 F, que le stock au Maroc est de 100 tonnes, que les besoins de la métropole ne peuvent être que très faibles puisque le molybdène sert presque exclusivement à l'armement et que la question des armements se trouve réglée en France, et que le stock existant en France suffit à couvrir pour un an les besoins actuels de la métropole. M. Couve de Murville rétorque que le contrat Wolf-Le Molybdène a été conclu en dehors des autorités françaises. Enfin, comme la question des transports était envisagée, les Allemands demandent simplement que la licence d'exportation leur soit accordée, indiquant ainsi qu'ils se chargeaient de régler toutes autres questions matérielles.
La question fut tranchée à Vichy dans les quelques jours qui ont suivi. Dans quelles conditions ? Il est dit au dossier que le 11 octobre, au cours d'une réunion chez M. Lafond, secrétaire général à l'énergie, M. Barnaud devait poser directement la question du molybdène au général Weygand ; le même jour, une réunion de divers services financiers (la délégation économique franco allemande dépendait du ministère des Finances) était tenue à la direction du Commerce extérieur ; et, par le compte rendu qu'elle en recevait (elle n'y était pas convoquée...) la Direction des mines apprenait que la vente des 25 tonnes de molybdène était acceptée en échange de produits ferreux. Elle proteste par lettre du 17 octobre, et, lors d'une réunion tenue le 7 novembre, chez M. Barnaud, celui-ci déclara avoir obtenu l'accord de M. Lafond. La Direction des mines demanda en vain confirmation de cet accord ; elle ajoute, dans un mémoire : "en fait M. Lafond aurait laissé la décision au général Weygand".
Dès qu'ils furent informés de cette décision, les Allemands en avisèrent la société Le Molybdène, et, augmentant leurs prétentions, demandèrent (mais en vain) à la Commission d'armistice la livraison totale du stock marocain.
La Direction des mines tenta de retarder l'exécution du marché conclu par le gouvernement français ; ses efforts furent contrariés par la Délégation générale aux relations économiques franco-allemandes qui, s'étonnant des objections de la Direction des mines, demanda aux Affaires étrangères que la livraison fût effectuée aussitôt.
Celle-ci fut faite au début de 1942 ; les fûts de molybdène furent transportés à Oran, chez le transitaire désigné par les Allemands, qui réglèrent par virements au compte ouvert à la société Le Molybdène chez Worms : 2.040.000 en mai 1942, 12.444 en janvier 1943, soit au total 2.052.444. Il fallut encore une dernière intervention du ministre des Finances pour que la douane de Marseille consentît à laisser passer le minerai.
L'expert estime, après dépouillement du compte d'exploitation que le prix de revient du stock de molybdène de la société est de 8.199.000 F pour 81 tonnes 250 à 80% de MOS2 ; les 81 tonnes 250 à 80% équivalant à 69 tonnes à 100% ; le prix de revient du kilo à 100% (frais et charges compris) s'élève à 126 F 15, supérieur de 24,15 au prix de vente aux Allemands, soit, sur les 25 tonnes livrées à 80% (ou 20 tonnes de MOS2 pur), à une perte totale de 423.000 F.
La consultation personnelle des scellés a étayé notre scepticisme à l'égard de cette dernière affirmation. Nous n'avons pas dépouillé le compte d'exploitation ; mais, par la lecture du registre consacré aux délibérations du conseil, nous apprenons que la société a introduit en novembre 1942, une demande d'augmentation du prix de vente du molybdène, dont "le prix de revient pour 1941 ressort à 120.150 la tonne". Or, les 25 tonnes cédées aux Allemands ont été prises sur un stock extrait depuis longtemps, et pour lequel le nouveau prix de Revient est inapplicable : il ne s'agit pas, comme pour une entreprise de transformation ou de revente, de prévoir un prix d'écoulement tel qu'il permette le rachat de marchandises à transformer ou à revendre.
Nous avons sur le prix réel du molybdène quelques indications grâce à des ventes opérées par la société à diverses époques. La situation du 30 novembre 1940 signale un stock de 55 tonnes (et non comme l'indique par erreur le registre p. 64, 25 + 25 + 45) d'une valeur de 2.730.000, qui a été vendu en décembre 1940 à Rhône Poulenc et au Groupement d'importation et de répartition à 60.000 francs la tonne de MOS2 cif (c'est-à-dire franco de port) Marseille, donc avec une majoration pour transport et charges diverses d'environ 10.000 francs ; en mars 1941, le stock de 35 tonnes - qui est au Maroc, puisqu'on le dit susceptible d'être warranté par la Banque d'État du Maroc - est évalué 1.450.600 F (soit 48.000 francs la tonne) ; en juin 1941, le stock est monté à 70 tonnes à 80% d'une valeur réalisable de 3.360.000, soit 60.000 francs la tonne (l'offre de mai 1941 à 102 francs du MOS2 à 100% tient largement compte des frais de transport à Oran). Et limite extrême, le molybdène, en février 1942 offrait à la maison Bertolus 20 tonnes de
minerai à 85.000 francs, prises à la mine ; à 100% l'offre passerait à 105 ou 110.000 ; le transport de la mine à Oran doit se compter en plus : nous sommes bien loin de la perte démontrée par l'expert.
Une dernière remarque : le registre que nous avons examiné ne relate la cession des 25 tonnes qu'à l'occasion d'une situation financière, sans autre commentaire ; pour toutes les autres opérations traitées ou soumises à la société, il abonde de détails. En tous cas, l'expert Bernard est peut être le seul à dire, dans cette affaire, qu'il n'apparaît pas que cette livraison ait été le résultat d'une offre... et qu'elle "a été retardée volontairement par la société". Dans une note provisoire du 20 novembre 1944, il était beaucoup moins affirmatif.
Une seconde livraison a été ordonnée par décision du gouvernement français, en octobre 1941 : le Comité d'organisation et la Direction des mines ont désigné Le Molybdène pour effectuer cette fourniture qui était de 5 tonnes et était destinée à l'Italie. La société n'a pas eu l'initiative des négociations ; elle prétend que le minerai n'a jamais été livré ; en tous cas, la comptabilité ne porte aucune trace afférente à une opération de cette nature.
Déposition Hoffmann 1/II/44
Enfin, entendu en fin 1944 par M. le juge d'Instruction, le personnel dirigeant de la société s'était contenté de déclarer qu'après le premier contrat avec Otto Wolf, les Allemands avaient sollicité de nouvelles livraisons qui n'ont pas été satisfaites, bien qu'ils eussent par avance fourni des contreparties en quincaillerie ; et M. Meynial, directeur adjoint des services bancaires de Worms, s'était flatté par son voyage au Maroc en 1942, d'avoir arrêté une seconde livraison de 35 tonnes, exigée par les Allemands.
Rapport Direction des mines
Or, le Résident général au Maroc a signalé le 26 mars 1942, qu'on l'avait informé à titre officieux d'un contrat conclu entre Krupp et le Molybdène en vue de livrer 35 tonnes de molybdène ; il insistait auprès des Affaires étrangères, des finances et de la Production industrielle pour qu'il soit sursis à l'exécution de cet accord, qui épuisait complètement nos disponibilités. En vain, car le gouvernement français confirmait le 31 mars son accord sur la cession envisagée. Les Allemands étaient si empressés à recevoir le minerai qu'ils n'hésitaient pas à proposer de nouveau leurs bons services pour augmenter la production marocaine, et à fournir d'avance 500 sur les 2.000 tonnes de tôle qui constituaient la contrepartie du marché. La Direction des mines, pour retarder la livraison, objecta (le 24 octobre 1942) que le prix du molybdène n'était pas convenu et que le stock de quincaillerie, contrepartie de la 1ère livraison des 25 tonnes, n'avait pas été intégralement fourni. Le débarquement allié mit fin à ses négociations ; déjà les sous-marins anglais avaient croisé en 1942 devant Nemours où étaient entreposés du cobalt et du molybdène.
Comme le souligne le secrétaire général de la société Hoffmann, il est exact que, le 26 février 1942, le gouvernement français a déclaré aux Allemands qu'il n'y avait pas de pourparlers entre Krupp et le Molybdène. Peut-on déduire de cette Indication négative (la Direction des mines pouvant fort bien n'avoir pas été renseignée franchement par Molybdène à qui elle avait reproché son 1er contrat avec Wolff) que le Résident général du Maroc a été mal informé ? Regrettons que l'on ne puisse pas joindre au dossier la lettre, interceptée en Afrique du Nord, dans laquelle un nommé Fournet, homme d'affaires au Maroc et se disant ami de Guernier, échangeait avec un Allemand nommé Kuhler, des précisions techniques relatives à des fournitures de molybdène (Guernier se défend d'avoir été l'ami intime de ce Fournet, qui aurait été inculpé d'espionnage).
Hoffmann dit n'avoir été avisé de ce second marché de 35 tonnes que par Acker et par le Comité d'organisation ; tous les pourparlers ont eu lieu à la Commission de Wiesbaden à son insu. C'est seulement sur l'insistance du Comité d'organisation qu'il se serait décidé à faire en novembre 1942, une offre assortie des réserves habituelles, sachant à cette époque qu'elle ne pourrait matériellement plus être suivie de livraison.
Comment dégager les responsabilités dans l'affaire du Molybdène ? Ce qui est incontestable, c'est que l'usage exclusif du molybdène n'était ignoré par personne, que la métropole n'avait pratiquement aucun stock, et que, pour permettre à l'Allemagne de poursuivre la fabrication de ses armements, il fallait faire venir le minerai du Maroc malgré le blocus anglais. Nous ne parvenons pas à comprendre qu'on ose parler d'offre ayant évité le pire, c'est-à-dire la réquisition totale de la production. M. Blondel, du Comité d'organisation, et M. Friedel, représentant l'État dans le Molybdène, ont été au moins imprudents de permettre à Guernier de faire une offre, même assortie de réserves, puisque cette offre venait battre en brèche la thèse du gouvernement français, qu'aucun minerai n'était disponible pour l'exportation.
Guernier, qui allègue des motifs patriotiques, a dû à l'époque suer de peur ; il avoue avoir craint les menaces allemandes ; parce qu'il était sur la liste des ouvrages littéraires non désirables en France et parce que son éditeur lui signalait le danger qu'il courait d'avoir écrit une phrase contre l'Allemagne dans son livre "Le Destin des Continents". Et de pousser les organismes gouvernementaux à lui dicter une conduite, le tout dans le respect des droits imprescriptibles des actionnaires. Son offre du 15 mal 1942 a certainement dépassé les instructions qui lui avaient été tracées. Quant à son rôle dans les pourparlers relatifs au second contrat de 35 tonnes, rien dans le dossier ne vient éclairer ; mais qui pourrait assurer que nous avons en mains toute la correspondance échangée dans l'année 1942 ? A M. Thlrion qui perquisitionnait, on a remis un dossier tout constitué, où ne manquaient même pas des notes de défense.
Worms, qui, ne l'oublions pas, est tout de même le maître de l'affaire et à qui l'on rendait compte de toutes les décisions, n'apparaît pas directement. Mais, au conseil d'administration, il est largement représenté, et surtout par M. Meynial, qui est allé deux fois en Afrique du Nord : en avril 1941, ce qui lui aurait permis de "gagner du temps vis-à-vis d'Acker" (on constate - rapprochement fortuit - que l'offre Guernier est du mois de mai 1941) ; et en octobre 1942, ce qui aurait, selon lui, stoppé la seconde livraison. Il fait état de la décision que le conseil aurait prise dès novembre 1940 de suspendre l'exploitation du molybdène et de se consacrer au gisement de sulfate de cuivre pour éluder les demandes allemandes. La Direction des mines revendique aussi la paternité de cette initiative, qui ne fut en réalité prise que dans l'été 1941. Le principal souci de M. Meynial a été, en 1941 et 1942, d'écarter les participations financières des Allemands ; c'est parfait au point de vue national ; mais Worms n'avait pas acquis la direction de cette affaire pour se la voir enlever même en partie par Krupp ou par Wolf.
annexe 80
Reste un dernier personnage, M. Jacques Barnaud, gérant de la société Worms pendant toute l'occupation et délégué aux relations économiques franco allemandes. Sans doute, aucun des inculpés ou des témoins n'ose représenter que M. Barnaud ait pu être tenté de confondre ses pouvoirs ; bien mieux, l'expert Bernard nous donne copie intégrale d'une lettre de M. Barnaud, dans laquelle celui-ci confirme à Worms les termes d'un entretien vieux de plus de 8 mois ; estimant que les fonctions qu'il a acceptées au gouvernement depuis août 1940 sont incompatibles avec toute activité privée, Barnaud déclare renoncer à toute rémunération autre que celle de sa part de capital (lorsqu'il eut quitté le pouvoir en fin 1942, il reprit sa place chez Worms).
Bornons-nous à constater que, si elle a bien été écrite le 6 août 1941, comme elle en porte la date, cette lettre est contemporaine de l'époque où Barnaud, homme public, cherchait à convaincre toutes les administrations (et même le général Weygand) qu'il était opportun de céder du molybdène aux Allemands pour doter les populations marocaines d'articles de quincaillerie.
Les mesures de séquestre prises contre la société Le Molybdène ont été récemment levées par le ministère des Finances.

Robert

P.C.C. Le Greffier


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