1945.11.16.De Pierre Hervé - Action.Article

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Action
16 novembre 1945

La révolution invisible en ordre dispersé
Ceux qui dirigent la synarchie

Un de nos amis nous a remis l'étude suivante que nous nous faisons un devoir de publier... Des lecteurs nous ont reproché de voir un peu trop dans la synarchie une simple doctrine. Si nous avons marqué d'abord les caractères doctrinaux de la synarchie, c'était pour mettre en garde nos lecteurs contre certaines "nouveautés" qui apparaissent aujourd'hui comme par hasard, dans la presse et l'opinion. Maintenant, nous voulons rechercher ce qu'il y a derrière ces tendances néo-fascistes. Bien entendu, nous trouvons les trusts.

De l'industrie lourde à l'Église catholique

Le Mouvement synarchique d'Empire, qui a été fondé en 1922, avait alors à sa tête des hommes toujours existants dont on n'a - quant aux principaux - jamais parlé, ou fort peu. Seul, quelqu'un d'assez inattendu a soulevé un coin du voile, qui est retombé bien vite, rabattu par qui ? Par la Gestapo !
II s'agit de Costantini, qui a publié dans "L'Appel", au cours de l'occupation, un bien curieux article sur la synarchie. On y donnait différents noms, qui ont été répétés, certains, maintes fois. Un seul, peut-être le plus important, s'est discrètement effacé dans l'ombre. Il s'agit du baron Léon de Nervo.
Pourquoi Costantini n'a-t-il pas pu continuer la publication de sa campagne, lui qui se flattait d'être personnellement en relations avec Hitler ? Pourquoi les nazis ont-ils, pendant longtemps, enquêté sur la synarchie en France, pendant que la Gestapo interdisait toute révélation sur l'intervention de Pucheu ?
Le baron Léon de Nervo a été un des fondateurs du Mouvement synarchique d'Empire en 1922. Le grand public ne connaît pas les de Nervo, et beaucoup de financiers eux-mêmes ne savent guère de qui il s'agit.
Chose curieuse, le baron Léon de Nervo n'est pas un polytechnicien, ni même un inspecteur des Finances. Il est ingénieur de l'École Centrale de Paris. Il est catholique bon teint, puisqu'il fait partie de l'Union sociale d'ingénieurs catholiques. Et le fait est à remarquer que les grands dirigeants de la synarchie sont, pour la plupart, des catholiques - sans, bien entendu, que ce soit exclusif, puisqu'on y trouve Hyppolite Worms, dont on ne saurait nier les origines juives.
Le baron Léon de Narvo, ce peut être une simple coïncidence, a son château dans le Puy-de-Dôme, près d'Olliergues.
Il est dans un grand nombre d'affaires financières, plus d'une trentaine, et il était membre du Comité des forges. N'est-ce pas singulier qu'un personnage aussi important soit aussi ignoré, même de ses pairs en finance ? Voilà qui va bien avec le mystère dont s'entoure la synarchie.
Et pourtant, certaines des affaires du baron Léon de Nervo sont vraiment importantes, si elles ne le sont pas toutes.
Les Hauts-Fourneaux, Forges et Aciéries du Sault-du-Tarn sont une vieille affaire, fondée en 1824. C'est elle que le baron Léon de Nervo représentait officiellement au Comité des forges. Aujourd'hui, il est remplacé à la tête de la société par le baron Jacques de Nervo.
Les Hauts-Fourneaux, Forges et Aciéries du Sault-du-Tarn d'Anzin, dont le baron Léon de Nervo est président honoraire, pendant que le baron Jacques de Nervo est président, présente une importance particulière, et son examen jette de singulières lueurs sur le problème de la synarchie.
Le vice-président est Edmond Hannotin, ancien bâtonnier, administrateur du Crédit lyonnais. La famille est alliée de près aux Renaudin ; une des filles a épousé Philippe Renaudin, maître des requêtes au conseil d'État. Or, Maxime Renaudin figure parmi les fondateurs du Mouvement synarchique d'Empire ; il est encore plus inconnu que les de Nervo ; et cependant, il est l'un des dirigeants de la grande banque catholique, le Crédit industriel. Une de ses filles a épousé Adéodat Boissard, secrétaire de Pierre Laval.
Denain-Anzin a également Pierre Champin, qui appartient, en toute propriété, au groupe Mirabaud, ce groupe qui a négocié la session aux Allemands du contrôle des Mines de Bor. Un Mirabaud, durant l'occupation, se chargeait de la propagande personnelle de Laval.
Denain-Anzin est une des puissantes affaires de l'industrie lourde. Son capital est de près de deux cents millions, et si l'on tient compte de la capitalisation en Bourse pendant l'occupation, l'affaire évolue aux alentours du milliard.
On n'a vu là que deux postes d'administrateur du baron Léon de Nervo. Toutes les affaires n'ont pas cette carrure ; mais il faut le répéter, il y en a plus d'une trentaine.
Le baron Léon de Nervo est président d'honneur du "Centre des jeunes patrons", qui est habituellement considéré comme un des groupements se rattachant à la synarchie.
Il y a d'autres de Nervo, en particulier, le baron Jacques, successeur ordinaire du baron Léon dans les postes d'administrateur. Parmi les affaires qui méritent attention, il y a les mines d'Aniche, une des grandes sociétés houillères, où le baron Jacques de Nervo se rencontre avec Édouard Blanquet du Chayla, des Établissements Japy Frères. Or, nul n'ignore plus, semble-t-il, que Japy Frères est rattaché au groupe Hippolyte Worms et que Pierre Pucheu en a été l'un des plus beaux ornements avant d'être ministre de l'Intérieur du gouvernement de Vichy, mais alors qu'il apportait son aide secourable à Doriot, et à bien d'autres, avec les fonds secrets de l'industrie lourde ! Pucheu est celui-là même qui a demandé à la Gestapo d'arrêter la campagne de l'Appel !
D'où sort cette famille de Nervo, qui prend une si étonnante importance derrière la synarchie ?
Les Nervo sont originaires d'Italie. La famille s'est fixée à Lyon au commencement du XVIIe siècle, où elle a fait fortune dans le commerce et l'industrie de tireurs d'or.
Il y a des juifs dans l'aventure synarchique. Hippolyte Worms est devenu presque une célébrité. Son ascension, à la veille de la guerre, avec la bénédiction de l'honorable M. Anatole de Monzie - qui l'a envoyé à Londres représenter la France - est une de ces opérations qui rendent un peu rêveur.
Les de Nervo sont apparentés aux Davillier, par plusieurs mariages. On peut dire que les deux familles sont étroitement liées. Or, les Davillier ont quelques attaches familiales avec les Rothschild, attaches assez éloignées, il est vrai, et qu'il ne faut pas prendre comme une preuve ; mais c'est un de ces signes qui, rapprochés d'autres, vous font dire : « Tiens, tiens ! Il n'est pas impossible que... »
Par conséquent, si la présence des Rothschild derrière la synarchie n'est pas démontrée, elle est cependant un fait possible qu'il y a lieu de ne pas perdre de vue.
Une fille du baron Léon de Nervo a épousé Robert Lemaignen, qui a été nombre de fois désigné comme synarchiste.
Lui non plus n'est pas polytechnicien. Il est sorti de Saint-Cyr.
En dehors de quelques affaires où il se trouve avec les de Nervo, il est surtout dans des sociétés coloniales africaines et dans des sociétés maritimes. Il figure parmi les fondateurs du Mouvement synarchique d'Empire, avec deux hommes qui se trouvent très souvent dans les conseils d'administration à ses côtés : Marcel Marceron et Robert Fossonier.
Maxime Renaudin, dont il a déjà été parlé, est manifestement dans la finance, le représentant d'intérêts matériels de l'Église. On a coutume de parler, à l'occasion de semblables situations, des fameuses congrégations, c'est-à-dire surtout des Jésuites, voire des Dominicains.
Il n'est pas douteux que ces organisations ont d'importants capitaux, qu'elles sont bien obligées d'employer, et qui constituent, d'autre part, un moyen d'action politique.
Si l'on veut bien se souvenir que l'on a parlé des Jésuites comme inspirateurs possibles des fondateurs de la synarchie, on voit que l'affirmation n'est pas si absurde que d'aucuns voudraient le faire croire.
Non seulement Maxime Renaudin est vice-président du Crédit industriel, mais, tout en étant dans moins de conseils que le baron Léon de Nervo, il est pourtant dans des affaires considérables, plus de 120 "voyantes" même ; jusqu'à l'armistice, car depuis, il a beaucoup restreint son activité.
Il était à la Nationale, un des groupes d'assurances les plus anciens et les plus considérables, où l'on trouvait tout le super-gratin de l'oligarchie financière : les Vernes, les Hottinguer, les Mallet, les Mirabaud, directement ou représentés ; et enfin, le baron Robert de Rothschild.
Tout en assistant le baron Léon de Nervo aux Phosphates de Gafsa, il était président honoraire des Chemins de fer de l'État.
On juge par ces simples faits de l'envergure des intérêts que Maxime Renaudin tient dans le creux de sa main d'ancien inspecteur des finances.
Il est marié à une Leroy-Beaulieu, d'une famille qu'on a toujours connue attachée aux Rothschild.
Je ne veux pas tirer de l'ensemble des faits qui précèdent des conclusions hasardées et excessives. Mais il y en a qui s'imposent tout de même à l'esprit avec une certaine force.
La synarchie a visiblement été fondée par de puissants groupes financiers tenant surtout à l'industrie lourde, aux milieux coloniaux et maritimes, et enfin à l'Église catholique.

La Synarchie et la Banque Worms

Naturellement, les quelques noms qui précèdent sont loin de donner une idée de la synarchie. Il semble que le fameux "livre doré" soit entre mille ou douze cents mains. On a donc de la marge.
Jean Coutrot passe pour le quasi-génial personnage de la bande. Polytechnicien, sorti en 1913, industriel, il était aux Papeteries Gaut, Blancan et Cie, jusqu'en 1936. Il est entré ensuite au Comité d'organisation scientifique du travail, ministère de l'Économie nationale, comme collaborateur de Charles Spinasse.
Les établissements Gaut, Blancan et Cie, qui ont pour raison sociale E. Brûlé, A. Coutrot et Cie, avaient pour gérant, jusqu'en 1945, Gérard Bardet, dont l'affiliation à la synarchie ne fait pas de doute.
Coutrot était certainement un cerveau remarquable ; mais on a exagéré l'importance de son rôle qui, il est vrai, a été considérable. Il est mort le 19 mai 1941. Assassinat ou suicide ?
La plupart des gens informés concluent au suicide. Pourtant, j'ai connu un ami de Coutrot qui affirmait de façon formelle qu'il y avait eu assassinat.
On a publié que Coutrot avait été en liaison avec un des chefs de l'espionnage allemand, qui lui aurait versé des fonds. On a même donné des chiffres ; ce qui est un excès de zèle, car il est peu vraisemblable que de vieux routiers de l'espionnage aient laissé de telles traces ! Imagination un peu déréglée, il n'y a pas de doute. La réalité suffit.
Gérard Bardet, dont on vient de parler, est aussi un polytechnicien, sorti en 1922, ingénieur. Il était administrateur des Machines automatiques Baudet. En 1941, il devient administrateur des Établissements Japy Frères, juste au moment où Pierre Pucheu démissionne pour devenir membre du gouvernement.
Fait assez peu noté, Gérard Bardet est le gendre du général Pouderoux, dont les opinions politiques Front populaire sont connues. Bien entendu, je ne veux pas dire par là que Pouderoux, que je connais, soit affilié à la synarchie, loin de là ! Mais cela prouve que la synarchie pêche dans tous les milieux, même à gauche.
Les Établissements Japy Frères ont été une des pépinières de la synarchie. On a mis là en jauge un certain nombre de personnes. La société paraît s'être rattachée au groupe Hippolyte Worms vers 1939, où entrent Jean Vinson et Pierre Pucheu, ce dernier administrateur délégué.
En 1940, Pierre Pucheu devient président et Jacques Guérard entre au conseil. Puis, ainsi qu'on l'a vu ci-dessus, au départ de Pucheu, entre Gérard Bardet. En 1942, Jacques Guérard s'en va pour devenir délégué général auprès du chef du gouvernement. En 1942, la situation des Établissements Japy Frères est fort curieuse. On a, comme affiliés à la synarchie, au moins les personnes suivantes : Jacques Guérard, Jean Vinson, Gérard Bardet ; tous trois administrateurs ; Roger Paringaux, secrétaire général, et Edmond Le Roy Ladurie, directeur.
Un des directeurs était Raymond-Jean Labeyrie. Il est peu douteux que ce Labeyrie est parent du maire de Versailles, ancien président de la Cour des comptes, récemment élu au conseil général sur une liste d'extrême gauche. Je sais que Émile Labeyrie a été pressenti pour entrer dans la synarchie, au cours de l'occupation. Encore une confirmation du fait que le recrutement essaie de s'étendre partout.
En 1944, avant la Libération, les Établissements Japy Frères ont comme nouvel administrateur Édouard Vernes, un des gérants de la maison Vernes et Cie, banquiers à Paris. Les Vernes sont des banquiers protestants, très liés, comme famille et comme affaires, avec les Mirabaud.
Parmi les hommes de la synarchie peu désignés dans les réquisitoires habituels, il y a Louis Formery, un des douze fondateurs de 1922.
Son vrai nom est Fromage. Cela est moins brillant que Formery ; mais ce Fromage a bien marché.
Inspecteur général des Finances et sorti de Polytechnique, il a la particularité d'être entré dans les affaires en 1928, pour en sortir et rentrer dans l'administration en 1930. Ses affaires se rattachaient au groupe Kuhlmann, dont les liens avec l'IG Farbenindustrie AG, le trust allemand des matières colorantes, n'est un secret pour personne.
Il a été commissaire du pouvoir pendant l'occupation et mis en disponibilité après la libération.
Sa femme est la fille de feu Émile Cheysson, ancien directeur du Creusot. Le beau-frère de Louis Formery : Pierre Cheysson, inspecteur des Finances, est entré au service du groupe Schneider et Cie.
Mais le plus intéressant, c'est qu'une fille de Louis Formery a épousé Francis Postel-Vinay.
En effet, les Postel-Vinay se rattachent clairement à Pierre Laval. Marcel Postel-Vinay est administrateur de la Compagnie des Eaux et de l'Ozone, du groupe Otto. Or, Jean-Laurens-Frings, marié à une Otto, avait son père président des Eaux minérales de Châteldon, l'affaire de Laval.
Il y a aussi Hippolyte Worms, très connu, celui-là ; trop connu, car on a tendance à ne plus y regarder de bien près. Pendant l'occupation, on représentait la maison Worms et Cie comme le pivot de la synarchie ; son fondé de pouvoirs, Gabriel Le Roy Ladurie, comme le chef de la synarchie, et Jacques Barnaud, gérant avec Worms, et l'un des fondateurs, comme une des lumières.
Juif ou pas juif ? Juif, bien sûr ; nul n'en doute dans les milieux financiers qui le connaissent, et cela ne manque pas de saveur quand on sait son attitude vis-à-vis du groupe Goering !
Dès 1920, Hippolyte Worms est trésorier adjoint du Comité des armateurs. On a vu ci-dessus que Lemaignen, gendre du baron de Nervo, évolue dans des milieux analogues. Les armateurs sont sûrement parmi les soutiens actifs de la synarchie.
Au groupe Hippolyte Worms se rattache la Compagnie française Klöckner-Humboldt-Deutz, filiale de la Klöckner-Werke AG allemande.
Hippolyte Worms a été arrêté en septembre 1944, après la libération. On n'en a plus entendu parler, de même que d'un certain nombre d'autres gros financiers qu'on semble tenir à l'ombre pour que le public ne pense pas trop à eux et à la corde de pendu !
Jacques Barnaud est aussi un polytechnicien, inspecteur des Finances, directeur adjoint du Mouvement général des fonds, entré au service de Worms et Cie en 1927.
II a été arrêté en octobre 1944, et sur lui s'est refermé le bienfaisant silence...
Gabriel Le Roy Ladurie est parent de Du Roy de Cantel, le fameux héros de Maupassant ; c'est-à-dire que l'on est en face d'un très simple Leroy. Fait important, car on a un Paul Leroy marié à une Worms, laquelle était commanditaire de la maison Worms et Cie et parente de Hippolyte Worms. Ainsi, affirmer que Gabriel Le Roy Ladurie est le chef de la synarchie revient à peu près à dire que la synarchie a sa tête sous le bonnet de Hyppolite Worms, surtout si l'on songe que Gabriel Le Roy Ladurie fait partie de la maison.
Je crois pouvoir affirmer que les élucubrations du "livre doré" sont d'une importance assez secondaire ; tout juste ce qu'il faut pour couvrir la marchandise, et entraîner les idéalistes incorrigibles, dont le rôle n'est pas négligeable, mais qui doivent toujours, en fin de compte, s'incliner devant la puissance de l'argent.
Au contraire, tout indique l'interpénétration de la synarchie et des affaires financières ; la subordination du politique à l'économique, la domination effective des magnats dissimulés derrière leurs hommes de paille.
La véritable signification de la synarchie, c'est l'exploitation du pays - et peut-être du monde - par un petit groupe d'hommes de proie, déguisés en penseurs.


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