1945.06.07.Du journal Servir.Article

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Servir
7 juin 1945

Le complot de la synarchie française

Le maréchal Pétain, auquel le juge d'instruction demandait, vendredi dernier : « Que savez-vous de la Synarchie ? », répondit : « Ce mot ne fait pas partie de mon vocabulaire. » Le gouvernement de Vichy n'en a pas moins couvert, peut-être à l'insu, mais sous la responsabilité du maréchal, le complot des synarques. La synarchie est une société secrète du fascisme français. Ses dirigeants sont des "techniciens" de la haute finance et de l'industrie françaises. Ils sont non seulement d'orientation nettement pro-fasciste, mais tendent encore à accaparer à leur profit les leviers de commande de l'État. Et leurs attaches, par la Commerce Bank, avec les maîtres de l'économie nazie sont connues. Nous avons déjà vu, la semaine dernière, les fils des intrigues allemandes se nouer par eux lors des événements parisiens du 6 février 1934.
« Que demain le régime ait une défaillance, ou craque, voilà ce qu'il est possible de faire tout de suite ; voilà ce qu'il faut faire », écrivait Jules Romains dans l'introduction qu'il a placée en tête du plan du 9 juillet. Donc, ce plan a un caractère nettement révolutionnaire. Il prévoit la "défaillance", la "craquée", la débâcle et le remplacement des équipes de la République par celles de la synarchie, à la suite d'un coup d'État. Le 6 février est en petit la préfiguration du coup d'État de Bordeaux. Pétain fait déjà partie de la combinaison. Et le plan est signé par les synarques les plus notoires de l'époque, par Jean Coutrot, en particulier, qui semble avoir été l'âme de la synarchie jusqu'à sa mort en 1940 ; par Alfred Fabre-Luce, futur collaborateur ; par Paul Marion, futur ministre de l'information sous le gouvernement de Vichy, futur président des "Waffen SS" françaises. Certes, il y a parmi les signataires du plan du 9 juillet 1934 des hommes qui, par la suite, devaient se comporter en vrais Français et dont les noms figurent aujourd'hui au tableau d'honneur de la Résistance, un Bertrand de Maud'huy, qui s'est distingué dans la Moselle, un Louis Vallon et un Lapie, qui font partie aujourd'hui des conseils officiels, un Roger de Saivre même qui, après avoir été chef adjoint du cabinet du maréchal, a payé par deux ans et demi de torture dans les camps allemands l'invraisemblable équipée qu'il entreprit de Suisse vers l'Algérie, par l'Espagne, avec le prince Napoléon. Il n'en demeure pas moins que ce plan du 9 juillet est le nœud d'une première tentative révolutionnaire de la synarchie - et nous ayons vu, par le témoignage de Jules Romains, que, dans l'ombre de certains des initiés de cette société secrète du fascisme français, se cachaient, en 1934 déjà, des agents du nazisme allemand, en particulier Otto Abetz, le futur ambassadeur d'Hitler à Paris sous l'occupation.

De 1934 à la guerre

Un de nos guides, dans les recherches que nous avons faites sur la synarchie française, M. D.-J. David (voir "La France intérieure", février et mars 1945), parle d'une seconde tentative qui aurait eu lieu à la fin de 1937, mais que la sûreté nationale aurait fait avorter dans l'œuf par une série de perquisitions et d'arrestations sensationnelles. Nous n'avons pas d'autres renseignements sur ce point. On établira peut-être un jour, mieux que nous ne pouvons le faire, la filiation entre les. éléments de la synarchie qui ont joué le premier rôle lors des événements du 6 février 1934 et ceux qu'on a appelés les synarques au temps de Vichy. Ce qui est sûr, c'est que cette filiation existe, et nous l'avons déjà montré avec les noms de Paul Marion et de Fabre-Luce. Nous en donnerons p|us loin d'autres preuves encore. Il semble que la synarchie, qui recrutait ses membres dans tous les corps d'État intermédiaires et, par des méthodes d'infiltration remarquables, s'ingéniait à tenir peu à peu les leviers de commande de tous les secteurs de la vie nationale, ait été constituée en cellules, celles-ci étant reliées entre elles par un ou deux initiés tout au plus. Dans ces groupes d'amis, il n'y avait sans doute parfois même qu'un ou deux authentiques synarques, nous voulons dire de vrais initiés, signataires du pacte synarchique, et c'est ce qui explique la présence de quelques "égarés" dans les listes qu'on connaît des membres de la synarchie française. C'est ce qui explique aussi la naïveté du témoignage d'un Jules Romains qui, visiblement, se trouve à son insu au milieu du complot, non sans prendre d'ailleurs fort au sérieux le rôle qu'on lui fait jouer de conciliateur entre la France et l'Allemagne, entre Goebbels et Laval ou entre von Ribbentrop et Georges Bonnet.
On retrouve de ces "égarés" et de ces naïvetés dans la revue mensuelle "Les Nouveaux Cahiers", qui a paru du 15 mars 1937 à mai 1940 à Paris et que M. Philippe Magné - un autre de nos guides - donne comme un des pôles d'attraction de la synarchie dans les années troubles qui ont précédé la défaite française. On voit figurer effectivement, aux sommaires de cette revue, plusieurs des signataires du plan du 9 juillet. On y trouve encore, dans le numéro du 1er janvier 1940, un article de Jean Coutrot qui, dès la seconde ligne, écrit (la France est alors en guerre contre l'Allemagne, ne l'oublions pas) : « Sur le terrain psychologique, c'est Staline qui est dangereux, non Hitler. »
On y découvre surtout Jacques Barnaud, fondateur et animateur des "Nouveaux Cahiers", et ce nom seul établit une indiscutable filiation entre le mouvement synarchique de 1934-37 et le grand complot de 1940 sous le gouvernement de Vichy.

Les vrais chefs de la Synarchie en 40

Jacques Barnaud, c'est la banque Worms, boulevard Haussmann 43, et la "cellule" Worms, comme dit M. Ph. Magné, est précisément le moteur du complot de la synarchie à Vichy. Un autre administrateur de cette banque, son éminence grise plutôt, Gabriel Le Roy Ladurie, tire les ficelles dans l'ombre. De ce personnage, grand gaillard au masque sombre, mais d'humeur intrigante qui, avant la guerre, ne quitte guère pendant trois ans les antichambres ministérielles, M. Magné dira qu'« il est le chef ténébreux mais véritable de la bande ». II faut lui adjoindre Gérard Bardet, ami intime de Coutrot, qui fait partie de toutes les organisations que celui-ci a créées avant guerre et qui multiplie les organisations synarchistes sous le gouvernement vichyssois. Il devient secrétaire général du Conseil supérieur d'économie industrielle et commerciale le 27 avril 1942, et vice-président de ce même conseil le 23 mars 1944. Et il faut parler ici encore de Pucheu, qui sera ministre de la Production industrielle puis de l'Intérieur, avant de connaître les prisons de Marrakech et de finir ses jours devant le peloton d'exécution de Hussein Dey. Avec ces trois personnages, Gabriel Le Roy Ladurie, Gérard Bardet et Pucheu, on est au cœur du complot. Il y a, bien entendu, d'autres synarques et quelques-uns sont au premier plan, comme Jacques Barnaud, Lehideux, Terray, Benoist-Méchin, Paul Marion. Mais ceux-là du trio dont nous venons de parler sont, après Coutrot (suicidé ou assassiné en mai 1940), les véritables chefs de la synarchie.

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