1944.11.26.De Hypolite Worms.Fresnes.A Raymond Meynial et Robert Labbé.Original

Original

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26 novembre 1944

Note pour Robert Labbé et Raymond Meynial

Puisque ma détention semble devoir se prolonger, je vais me mettre à répondre aux dernières notes et études que vous m'avez récemment envoyées en vous faisant parvenir des notes reflétant mes impressions et vous donnant mon sentiment sur les problèmes en cours, sans du reste respecter l'ordre chronologique.
Je commencerai précisément par le papier que Poignard m'a remis de votre part ce matin et qui doit émaner de Robert.

Département maritime
Me relatant une visite collective de l'armement à René Mayer, dont le résultat semble évidemment satisfaisant, je vois « accord pour que les armateurs aillent en délégation officielle à Londres en janvier voir leurs collègues. Je dois en être. » Eh bien ! Mes chers amis je ne sais pas si ma détention prolongée a une mauvaise influence sur mon jugement mais il me semble inadmissible que pendant que la Maison Worms est inculpée d'atteinte à la sûreté de l'État - ce qui veut dire intelligence avec l'ennemi (car il faut voir les choses telles qu'elles sont, ce n'est pas moi personnellement qui suis inculpé, c'est la Maison elle-même, je ne suis en l'espèce que le bouc émissaire, tout naturellement et légalement du reste) - un des associés de la Maison aille à Londres en délégation officielle négocier soit sur un plan privé avec des armateurs privés soit sur un plan plus général avec les autorités britanniques - car l'un n'ira pas sans l'autre, pendant que le chef de la Maison est en prison depuis 79 jours et que les journaux du monde entier ont annoncé que j'étais, au nom de la Maison Worms, inculpé de trafic avec l'ennemi.
Que la vie courante de la Maison continue en mon absence, que les uns ou les autres vous fassiez partie de toutes les discussions syndicales et toutes les délégations chargées de négocier, en France, avec les pouvoirs publics, rien de plus naturel, car ces mêmes pouvoirs publics sont bien convaincus de l'inanité des charges qui pèsent sur moi mais de là à ce que des associés de la Maison, collègues, cogérants de son chef, en prison, aillent à l'étranger, et surtout à Londres, en délégation officielle, il me semble qu'il y a tout un monde. Quelle sera la situation de Robert lorsqu'il sera devant les hauts fonctionnaires, peut-être même devant le ministre du Shipping pour discuter de questions générales et que l'un d'eux lui demandera comment M. H. W. supporte la détention en prison ; quelle tête fera-t-il seulement lorsqu'on lui dira, comme les Anglais savent si bien le faire : « please tell W how very sorry I am... » et ce que je dis là pour les relations officielles s'applique aussi bien aux relations privées que la délégation d'armateurs français auraient avec une délégation d'armateurs anglais. Or les uns ne vont pas sans les autres - et il est bien certain que si une délégation d'armateurs se rend officiellement à Londres avec l'accord du ministre c'est pour négocier avec les autorités officielles anglaises qui après tout sont les seules intéressées, les armateurs anglais n'étant que gérants se retrancheront toujours derrière leur Ministry of War Transport.
Et ce que je vous dis là il n'y a aucune raison de le cacher en France, il faut que R. M. - et même Marchegay et l'armement français - sache que pendant que son chef est en prison la Maison Worms est absente de toute manifestation publique. Lorsque le roi est mort, la cour ne paraît pas aux cérémonies officielles (si je peux me permettre de prendre cet exemple un peu pompeux).
Ne croyez pas, mes amis, qu'en vous écrivant ainsi je le fais par susceptibilité personnelle, ou par égoïsme, mais il me semble que c'est une question de dignité pour nous tous, et une question de bon sens.
Et puis encore une fois il ne faut pas l'oublier : ce n'est pas moi c'est la Maison qui est inculpée (et vous même par conséquent, sinon légalement du moins moralement) et en fait nous sommes tous solidaires. Vous l'êtes tous de moi comme je le suis de vous, et c'est pourquoi je suis en prison et que je pourrais y rester pour des actes commis par d'autres que par moi. Je ne m'étends pas plus largement sur le sujet, je suis sûr qu'à la réflexion vous penserez comme moi, mais encore une fois je crois qu'il est bon que R. M. le sache le moment venu.

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Par contre, il est tout naturel que la Maison et ses filiales vivent et se développent normalement et par conséquent vous avez raison de vous porter candidats pour toutes nos compagnies à une part raisonnable de gérance de Liberty ships ou de tous autres bateaux que la France pourrait obtenir.

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SFTP
Je voudrais des détails sur la conversation R. L. - Pierre L. D. Est-ce lui qui est venu vous trouver ? Demande-t-il à reprendre les actions SFTP ? La loi lui en donne-t-elle le droit bien qu'il les ait vendues lui-même (sans intervention de commissaire) de sa propre autorité ? Si c'était là le but de la conversation il faudrait en aviser le ministère des Finances et la Caisse des Dépôts (propriétaire, je crois, des actions) car c'était le ministère des Finances, représenté alors par [Zappeya] qui m'avait demandé de négocier ce rachat pour éviter l'intervention du commissaire de L. D. et il ne faut pas oublier que nous avons 2 commissaires du gouvernement et que nous devons les mettre au courant de tout. Cela devrait être fait par le représentant de Desmarais (dont je ne peux sur le moment me rappeler le nom *) accompagné de [Duret]. Il ne faut pas non plus oublier que l'État est le plus gros actionnaire de la SFTP.
* ça y est je l'ai trouvé : Cayrol

Égypte
Il va falloir évidemment utiliser Grédy à autre chose. J'ai suggéré un envoi en Angleterre et éventuellement en Hollande car sur ce plan-là je ne vois aucun inconvénient à ce qu'un représentant de la Maison aille voir des clients pour leur parler de nos petites affaires commerciales, même pendant que je suis en prison. Quant à une nouvelle utilisation de nos services d'Égypte par une extension vers le Proche-Orient ou en Méditerranée, il y a deux choses : armement et manutentions. Pour l'armement, l'idée d'une ligne de cabotage Égypte - Syrie - Palestine - Turquie est venue à l'origine de Pierre Grédy. Je lui en ai souvent parlé ainsi qu'à Robert et je l'envisage favorablement d'autant plus que cela pourrait permettre d'utiliser de vieux bateaux, venus à bout de souffle. Par contre je suis tout à fait opposé à des opérations d'acconage en Palestine, Turquie, Grèce ou Italie. C'est un métier difficile et je ne vois pas comment nous pouvons aller le pratiquer dans des pays étrangers, en concurrence avec les indigènes. Du reste avons-nous intérêt à créer de nouveaux comptoirs étrangers, après quoi il faut chercher de nouvelles activités pour faire vivre ces comptoirs, et souvent y perdre de l'argent (voyez Hambourg, Dantzig, Varsovie, Prague, etc.). D'autre part vous parlez de remployer les bénéfices de Port-Saïd qu'on aura certainement des difficultés à rapatrier. Mais ces bénéfices ne sont pas en Égypte, ils sont à Londres - en livres sterling - et il ne semble pas que, la guerre finie, nous aurons besoin de beaucoup de livres sterling en Angleterre pour nos affaires, ne serait-ce que pour financer l'achat de nos propres navires neufs.

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Note pour le blocus
Je ne comprends pas votre remarque : « l'opinion des avocats est fort intéressante mais il faut tenir compte etc. ». Quelle est l'opinion des avocats à laquelle vous faites allusion ? Celle que je vous ai exprimée dans la note que je vous ai adressée et que je persiste à penser être raisonnable est la mienne propre. Je n'ai pas consulté d'avocats mais j'ai suggéré qu'il serait intéressant qu'ils participent à la rédaction du mémoire - ou en tout cas à sa conclusion - car j'estime que si le ministère des Finances avait des velléités d'étendre le séquestre d'Alger dans la métropole, cela deviendrait un contentieux touchant mon inculpation, dont ils auraient à connaître, ne serait-ce que pour en saisir éventuellement mon juge d'instruction. Ce n'est pas une faveur que nous demandons mais justice.

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Contrat Moller
Voulez-vous m'envoyer le texte exact du télégramme Moller. Et leur avez-vous télégraphié que nous n'avons pas reçu le dernier câble ? Je ne me rappelle plus quelle date nous avons suggérée pour résiliation du contrat, mais il me semble que 31 mars 1946 est bien loin, en tout cas le nouveau ministre est-il au courant, par [Coureau], du dossier. Je ne vois pas comment il peut ignorer la question plus longtemps, car s'il n'était pas d'accord sur la formule il faudrait prévenir Moller et rompre les pourparlers qui, en fait, n'avaient jamais été terminés, puisque nous n'avions - et n'avons encore - jamais reçu confirmation de Moller sur la proposition du gouvernement précédent. J'attire tout particulièrement votre attention sur le danger de continuer à négocier sans l'accord du nouveau gouvernement français, et en laissant croire à Moller que nous sommes toujours d'accord sur les principes, sans le savoir nous-mêmes ! Si les négociations continuaient avec Moller il faudrait même se faire adresser une lettre officielle du nouveau ministère ou plutôt des nouveaux ministères (Finances et Marine marchande) confirmant celle du précédent gouvernement. Il ne faut à aucun prix courir le risque d'être engagés avec Moller et désavoués par le gouvernement.

Mines de Bor
Il vous intéressera de savoir, si on ne vous l'a pas déjà dit, que tout le conseil d'administration de la société des Mines de Bor, Marcel [Champin] en tête, et tous les associés de la Maison Mirabaud sont maintenant inculpés dans l'affaire de Bor. Même Robert d'[Erchtal], qui n'est pas administrateur de Bor, mais qui, en tant qu'associé de Mirabaud, est accusé d'avoir touché sa part dans les bénéfices faits par cette Maison, sur la vente des titres de Bor*. C'est Eugène Mirabaud qui vient de me le dire.

* et qu'on dit être de 45 millions.

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Nous vous avons fait demander il y a deux jours pour la soumettre au juge d'instruction une liste complète des participations de la Maison établie à ce jour.
Il est bien entendu que par liste complète nous avons voulu dire de toutes les participations, non seulement celles qui précédemment faisaient l'objet d'un travail de la Banque, mais également de toutes les participations maritimes (Havraise, SFTP) et charbonnières (Charbonnages de Provence, SAC, CCMT, etc., etc.). Le mieux serait d'établir le travail département par département.

 

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