1944.10.05.De Hypolite Worms.Fresnes

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5 octobre 1944

Cet après-midi, vers 16 h. 30, un gardien-chef a ouvert la porte, m'a appelé et m'a dit qu'une Mission américaine désirait me parler et je vis entrer dans ma cellule une Américaine en uniforme, qui m'a dit représenter la presse américaine, et un officier anglais, accompagnés de Jacques Laroche et de deux hommes très jeunes, de vingt à vingt-cinq ans, que j'ai crû être des inspecteurs de la police judiciaire, mais que quelqu'un, plus tard, m'a dit être le directeur et le sous-directeur de la prison.
L'Américaine a tout de suite pris la parole ainsi :
« Il paraît que vous êtes accusé d'avoir construit des sous-marins pour les Allemands. Mais il paraît qu'au fur et à mesure que vous les construisiez, vous préveniez les autorités britanniques qui les coulaient à la sortie. »
Je lui répondis que ce n'était pas tout à fait cela, mais j'étais un peu gêné pour parler, ne sachant pas par qui (les civils) elle était accompagnée. Je lui ai toutefois raconté que j'étais le chef d'une grande maison qui avait une réputation internationale, que j'étais armateur, importateur de charbons, constructeur de navires et banquier, que j'étais inculpé au titre de constructeur de navires, et que la vérité était que mon chantier, qui avait huit cales de lancement, avait en tout et pour tout livré en quatre ans deux bateaux aux Allemands, bateaux qui appartenaient au gouvernement français et avaient été livrés sur les instructions formelles de ce dernier, et que les chantiers avaient mis trois ans à terminer ces deux bateaux, qui auraient dû être finis quatre ou six mois après l'armistice.
J'ai ajouté que j'étais probablement le dernier Français à être inquiété et que j'étais certainement celui qui avait le moins travaillé avec les Allemands, mais que des questions politiques avaient joué et que c'était sans doute pour cela que j'avais été arrêté un des premiers, qu'en fait j'étais la victime des partis extrémistes, mon nom ayant été « in the linelight » depuis des années et plus particulièrement depuis quatre ans où j'avais dû lutter contre les Allemands et la Gestapo pour sauver ma vie. Ceci amena l'officier anglais à remarquer avec un sourire : « Oui, vous êtes considéré comme un capitaliste ». Puis, mes deux interlocuteurs me demandèrent des renseignements sur les conditions de vie dans la prison, la nourriture, etc. L'Anglais insista beaucoup pour savoir si j'avais été arrêté légalement, si j'avais vu mon mandat d'amener, si j'avais été arrêté par les FFI et si je pouvais me faire légalement assister d'un avocat et je lui donnai tous renseignements à cet égard.
Au bout d'une dizaine de minutes, le gardien-chef est venu dire que si mes deux interlocuteurs voulaient aller au bout de leur enquête il fallait se dépêcher mais, l'Américaine s'étant écartée pour parler aux civils qui l'accompagnaient, je suis resté seul avec l'Anglais qui m'a dit être le capitaine (ou lieutenant) Palfrey, qui faisait partie du service de Sécurité du gouvernement britannique, attaché au Corps expéditionnaire américain. J'ai eu le temps de lui expliquer qui j'étais, quelles étaient mes attaches britanniques, que j'avais rendu de grands services à son pays et que, peut-être, un jour, son gouvernement aurait à s'occuper de ma protection, que, du reste, ma femme avait eu l'occasion, par un ami commun, d'être en rapports avec Duff Cooper. J'ai ajouté pour finir qu'étant donnée la situation impossible dans laquelle nous nous trouvions, je pensais que son gouvernement serait forcé, un jour ou l'autre, de s'occuper des affaires intérieures françaises. Il me demanda où était ma femme et, comme je lui ai répondu à Paris, il me demanda si elle avait été inquiétée, j'ai répondu par la négative.
Je me demande comment et par qui cette commission a été dirigée vers moi et qui a donné à l'Américaine les renseignements par lesquels son interrogatoire a commencé, mais je dois à cette relation ajouter deux choses : d'abord, l'intervention de Jacques Laroche, qui a été témoin d'une partie, mais d'une partie seulement, de la conversation. Jacques Laroche m'a tout de suite dit en entrant : « J'espère qu'on va vous tirer de là bientôt ». Et, ensuite, à deux reprises, a dit : « René Mayer s'occupe beaucoup de vous ».
D'autre part, à la fin de la conversation, j'ai demandé instamment à mes deux interlocuteurs de ne pas faire d'articles de journaux à mon sujet, car cela pourrait se retourner contre moi et me gêner, car, innocent, j'entendais aller jusqu'au bout pour me faire réhabiliter. A cela l'officier anglais a remarqué que la publicité était peut-être le meilleur moyen de me faire entendre et nous nous sommes séparés.
Leur visite a continué et je sais qu'ils sont passés dans la cellule de Duchemin où ils ont fait des remarques désobligeantes sur l'humidité des cellules, le fait qu'il n'y avait qu'un lit sur trois, etc. Jacques Laroche est, paraît-il, un ami du fils Duchemin et c'est peut-être, après tout, lui qui a sélectionné les cellules à visiter.
J'attire l'attention sur le colonel Palfrey. Cet officier a l'air tout à fait sympathique et, s'il pouvait revenir me voir, seul, et si je pouvais avoir une plus longue conversation avec lui, cela présenterait certainement un gros intérêt. D'autre part, si Me Lénard et ma femme pouvaient le voir aussi, ce serait, il me semble, tout à fait bien car le service de Sécurité doit faire partie de l'Intelligence Service et ses rapports iraient certainement très haut.
Mes voisins de cellule, Perygia et Albertini, ont essayé de glisser un mot, chacun, de leur affaire mais mes interlocuteurs, l'Anglais surtout, semblaient ne s'intéresser qu'à moi. C'est moi du reste qu'ils ont demandé en entrant dans la cellule.

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J'ai oublié de préciser que la visite d'hier ne m'était pas particulièrement et personnellement destinée. J'ai compris que les mêmes personnes faisaient une visite générale des prisons et qu'en particulier elles étaient déjà allées à Drancy.
D'autre part, je continue à me méfier de Jacques Laroche, dont je persiste à ne pas comprendre l'attitude. Hier, il semblait très sympathique puisqu'il m'a parlé des efforts de René M(ayer)[1] en ma faveur et qu'il m'a dit qu'on espérait bientôt me sortir de là. Mais je n'oublie pas qu'après avoir été libéré du commissariat de police une première fois, j'ai été repris quelques heures après sur les ordres supérieurs et c'est peut-être par lui qu'il sera possible de déterminer d'où venaient ces ordres supérieurs de nouvelle arrestation, et, ensuite, quelques jours plus tard, mon envoi à Fresnes, puis la nomination d'un juge d'instruction et l'inculpation définitive qui semble être une mesure destinée à empêcher définitivement ma remise en liberté, qui aurait pu se faire après quelques jours de commissariat ou de séjour à Drancy, qui n'est qu'un camp d'internement. »


[1] René Mayer, chargé le 5 juin 1943 des Travaux publics et des Transports dans le Comité français de libération nationale - CFLN -, créé à Alger le 3 juin 1943 par le général De Gaulle et le général Giraud ministre, il devient ministre des Communications à la Libération.


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