1944.05.25.D'Henri Du Moulin de La Barthète - journal Le Curieux.Article

Coupure de presse

La copie image de ce duplicata n'a pas été conservée.

Extrait du journal suisse "Le Curieux"
25 mai 1944

La Synarchie française
par Philippe Magné (alias Dumoulin de La Barthète)

D'un mot français peu courant mais dont les racines grecques restent apparentes, le dictionnaire Larousse donnait, il y a quelques années, la définition suivante : « "Synarchie" : Gouvernement simultané de plusieurs princes administrant les diverses parties d'un État ».
Y eut-il, dans l'histoire du monde, un gouvernement de ce genre ? Seul, peut-être, le professeur Pirenne nous l'apprendrait. Mais, dans la mémoire des Français, le terme de "synarchie" restera longtemps associé à l'une des conceptions les plus récentes et les plus troubles de la direction des affaires publiques par une équipe d'industriels et de financiers.
L'expérience dura près de 18 mois, de février 1941 à septembre 1942. Elle apparaît comme intimement liée aux essais de collaboration économique franco-allemande. Elle offrit, au regard du public, l'aspect d'une projection, sur le plan politique, des intérêts d'une banque d'affaires. Elle s'entoure, encore, du mystère que l'on prête aux sociétés secrètes. Elle s'abritera, dans la légende, sous les ailes d'une sorte d'"Internationale fasciste du patronat européen" dirigée par l'Allemagne.
La vérité est plus simple et mérite d'être contée.
Le 22 février 1941, trois hommes connus de longue date à Paris : Jacques Barnaud, François Lehideux et Pierre Pucheu pénètrent dans les conseils du gouvernement. Le premier est l'un des trois associés de la Banque Worms, le second fut, pendant 6 ans, administrateur-délégué des Automobiles Renault, le troisième vient de quitter le Comptoir de la sidérurgie française. Ce sont des hommes d'une quarantaine d'années, sans expérience politique mais de bon renom industriel, que l'amiral Darlan entraîne à sa suite, sur la seule caution de leurs mérites professionnels. Barnaud est nommé délégué général du gouvernement pour les relations économiques franco-allemandes, Lehideux, délégué général à l'Equipement national. Pucheu prend le portefeuille de la Production industrielle. Les uns et les autres entrent au Conseil des ministres.
A leurs côtés, mais à un échelon inférieur, l'amiral appelle deux de leurs amis, deux publicistes, Paul Marion et Jacques Benoist-Méchin, qu'il nomme secrétaires généraux adjoints à la vice-présidence du Conseil.
Que représentait au juste cette équipe ? Il faut, pour s'en rendre compte, se reporter aux années 1937 et 1938, à l'échec du Front populaire, aux difficultés rencontrées sur les terrains diplomatique et financier par le Cabinet Chautemps, au discrédit dont le Parlement semblait définitivement atteint. Les menaces d'un conflit extérieur, d'une guerre civile, d'un effondrement du franc, entraînaient la jeunesse française dans des directions nouvelles et confuses. Le mouvement néo-socialiste fondé par Déat, Renaudel et Marquet, tentait d'arracher les jeunes socialistes à la dialectique diaprée mais figée de Léon Blum. Jacques Doriot s'évertuait à rassembler, de l'extrême gauche à l'extrême droite les communistes repentis de Saint-Denis et les électeurs désabusés de la Fédération républicaine. Il trouvait, sur son chemin, les troupes du colonel de la Rocque, anciens Croix de Feu groupés sous l'égide du Parti social français. De récents adeptes du terrorisme, dirigés par Deloncle, recrutaient enfin pour l'action directe, des "hommes de main" que le caractère secret de leurs attentats apparentait à l'ancienne Cagoule.
Entre tous ces groupes, sauf chez les Croix de Feu, de nombreux traits communs : un même mépris des transitions, un même goût de la violence, d'évidentes sympathies pour le fascisme et l'hitlérisme, de grands besoins d'argent...
C'est alors que Jacques Barnaud fonde sa revue, une petite revue jeune : les Nouveaux Cahiers.
Ancien élève de l'Ecole Polytechnique, beau combattant de l'autre guerre, Barnaud trouvait difficilement dans le haut poste qu'il occupait à la banque l'occasion de satisfaire tous ses goûts. La politique le tenta. Mais, gêné par sa timidité, desservi par une rare faiblesse de moyens oratoires, mystique de surcroît, il n'aborda la politique que de biais. L'heure lui paraissait venue d'associer les meilleures têtes d'une élite assez large à l'étude des problèmes les plus graves du destin français. Ne pourrait-il faire de sa revue une sorte de tribune où de jeunes financiers, des intellectuels en quête de relations, d'authentiques chevau-légers du monde des affaires, quelques aventuriers aussi se grouperaient pour constituer les cadres d'un État nouveau.
Ses intentions, très vite, sont comprises : les collaborations affluent. De Guillaume de Tarde à Boris Souvarine, de Bertrand de Maudhuy à Drieu de la Rochelle, de Laurat à Detoeuf, de Coutrot à Bernard de Plas, des frontières de l'Action française à la banlieue du bergerysme, en passant par les radicaux émancipés, les francs-tireurs de la Nouvelle Revue française, les Dominicains de l'écoute, des hommes de talent se présentent, que n'unissent aucune doctrine, aucune foi conmunes, mais qui s'entendront sur les lignes essentielles d'un "pragmatisme" français.
Car telle est bien la pensée profonde de Jacques Barnaud. Nul a priorisme ne le guide. Ce technicien n'est pas un théocrate. Il aime les idées claires, les tempéraments vifs, les exposés précis. Il a les yeux au ciel mais les pieds sur la terre. Un peu d'idéalisme, le goût des responsabilités, la connaissance des bilans composeront une éthique nouvelle, appropriée aux exigences du moment.
Ses amis lui ressemblent par certains côtés mais possèdent des dons d'expression qui lui font défaut. Gabriel Le Roy Ladurie, le sphinx, l'augure, l'éminence grise de la Banque Worms, grand gaillard au masque sombre mais d'humeur intrigante, qui ne quitte guère pendant 3 ans les antichambres ministérielles et que Paul Reynaud accueille parfois sans méfiance. Pierre Pucheu, normalien brillant, athlète courageux, égocentriste puéril, que la métallurgie met en valeur et que la tribune déjà séduit mais qu'une étrange instabilité de caractère pousse à se faire, en moins de 2 ans, le transfuge de deux partis politiques (PSF et PPF), Paul Marion, ancien collaborateur de "L'Humanité", adepte récent du facisme, orateur de grand style dont la tenue négligée et la gouaille faubourienne détonnent dans ce salon des élites. Jacques Benoist-Méchin, historien militaire, musicographe et critique d'art, tout imprégné déjà de germanisme, qui n'a quitté la presse Hearst que pour le Cabinet des estampes de l'état-major allemand et dont le visage glabre, les lèvres serrées, la démarche équivoque laissent une curieuse impression de malaise. Arrighi, ancien lieutenant d'Abd-el-Krim au Maroc, imagination vive, tête solide et membres courts, un "dur" prêt à toutes les besognes, exagérant jusqu'à la provocation ce côté d'"affranchi" qui n'était chez Barnaud et Pucheu que le faux masque d'une émotivité refoulée.
Tels sont ces nouveaux "guides" de l'intelligence française, ces dauphins de l'efficience, ces intellectuels de la production et des affaires, hommes jeunes encore, de talent réel et d'une incontestable classe humaine, que l'avant-guerre n'a mis qu'assez peu en relief mais qui se retrouveront au lendemain de l'armistice prêts à quitter leurs usines, leurs bureaux, prêts aussi à se faire libérer des camps allemands pour s'assurer les chances et les prestiges du pouvoir.
L'histoire prononcera peut-être un jour, sur le passage de Pierre Pucheu au ministère de l'Intérieur (ce fut sa seconde expérience du gouvernement) un jugement plus motivé, plus équitable, plus empreint de sérénité que celui du Conseil de guerre d'Alger. Ce n'est d'ailleurs pas de son activité propre qu'il est ici question mais du rôle général de l'"équipe".
Or, sur ce rôle, les témoignages sont précis, concordants. Les 5 équipiers manifestèrent, pendant plus d'un an, un esprit d'étroite solidarité. Liés de longue date les uns avec les autres, prenant ensemble la plupart de leurs repas, ils firent bloc au Conseil des ministres sur presque tous les grands problèmes. Leurs tempéraments leur proposèrent cependant des rythmes d'action différents. Benoist-Méchin, l'instigateur secret de Montoire, le courtisan gourmé d'Abetz et Paul Marion, qu'un mépris instinctif des hésitations bourgeoises laissera sans défense devant les appels des sirènes brunes prendront, assez vite, la têté du peloton. Ils donneront, dès le mois de septembre 1941 à la "collaboration politique" un caractère de franche détermination, de rapide foulée.
Pucheu, Lehideux et Barnaud se partageront, avec plus de pondération, le secteur économique. Ils auront, à ce titre, à prendre chaque jour l'attache de l'Hôtel Majestic où siégeaient les experts économiques de l'armée d'occupation (général Michel). Le procès-verbal de leurs entretiens avec les Allemands n'a pas été conservé. Et c'est bien dommage. On y aurait vu sans doute que si Barnaud et surtout Lehideux luttèrent au début, contre les exigences de l'OKW, s'ils réussirent à freiner, pendant quelques mois, les livraisons de métaux et de matières premières, les réquisitions de bétail et fourrages, les transferts de main d'oeuvre, s'ils parvinrent même à limiter le montant des participations allemandes dans les entreprises françaises, ils furent, en définitive, débordés et refoulés.

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