1944.00.Des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime.Historique (non daté).1940-1944

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NB : Note non datée, classée après le 23 septembre 1944 dans la mesure où sa conclusion se réfère à l'accusation portée contre la Maison Worms d'avoir livré du matériel de guerre à l'Allemagne, laquelle constitue l'un des deux chefs d'inculpation prononcés contre Hypolite Worms et Gabriel Le Roy Ladurie, le 23 septembre 1944.

Note
sur l'activité des chantiers du Trait depuis le 25 juin 1940

1° Au 25 juin 1940, date de l'Armistice franco-allemand, les Chantiers du Trait avaient, pour compte de l'amirauté française :
a) en construction
les sous-marins "La-Favorite", "L'Africaine" et "Amide",
les ravitailleurs d'escadre "Charente", "Mayenne" et "Baïse",
b) en commande
quatre sous-marins n°Q 219 à 222.

2°- Aux termes des contrats passés avec le ministère de la Marine français, les navires en construction et approvisionnements constitués sont, au fur et à mesure du règlement des acomptes, transférés en toute propriété à l'amirauté française. Il suffit à cet égard de confronter par exemple les articles 12 et 15 du contrat des sous-marins "La-Favorite" et "L'Africaine", qui constituent d'ailleurs des clauses de style. Les navires en construction étaient, par conséquent, au 25 juin 1940, la propriété de la Marine de guerre française. Ils ont donc été considérés par les autorités allemandes, et ce par application de la convention de La Haye comme prises de guerre.

3° - Si ces navires en construction n'étaient point détruits au 25 juin 1940, la faute en incombe exclusivement aux autorités militaires françaises. En effet, devant l'avance des armées allemandes, la direction des chantiers au Trait s'est préoccupée de détruire les sous-marins, dont l'un, "La-Favorite", était à la veille du lancement.
Fin mai et début juin 1940, la direction des chantiers a vainement sollicité du général commandant la 3ème région militaire, des instructions et des explosifs, pour éviter que ces unités ne tombent aux mains de l'ennemi. Ce général a constamment refusé toutes instructions et moyens de destruction.
Le 9 juin 1940, jour de l'évacuation des Chantiers, la direction a fait porter une lettre au même officier qui a répondu par une même fin de non recevoir. Le résultat est que l'armistice a été signé et les Chantiers du Trait occupés par les autorités allemandes sans que la moindre destruction ait pu être opérée.

4°- Les autorités allemandes ont alors décidé la continuation des constructions en cours aux Chantiers du Trait. La direction des Chantiers a refusé de reprendre ces constructions, arguant de ce qu'il s'agissait de navires appartenant à l'amirauté française et que, seul, le propriétaire, maître de l'œuvre, pouvait lui donner l'ordre de la poursuivre.
Toutes précisions seront données plus loin sur la lutte alors entreprise par les Chantiers du Trait. II échet pour le moment d'indiquer qu'à la suite de négociations diverses, l'ensemble des commandes passées par l'amirauté française aux Chantiers du Trait a fait l'objet, par suite d'un accord franco-allemand, des décisions suivantes :
a) l'amirauté française a résilié, le 9 octobre 1940, la commande de "L'Armide" et "L'Andromaque" et, le 23 février 1943, la commande des quatre sous-marins Q. 219 à 222.
b) L'amirauté française a obtenu que put être continuée l'exécution, pour la France, des ravitailleurs d'escadre "Mayenne" et "Baïse".
Sont donc demeurées prises de guerre au profit de l'Allemagne : les sous-marins "Favorite", "Africaine" et le ravitailleur d'escadre "Charente", tous trois en construction, ou sur le point d'être achevés.

5°- La politique constante des Chantiers Worms a alors été de retarder au maximum la livraison des prises de guerre à l'Allemagne, et ce en en freinant systématiquement la production.
Le sous-marin "La-Favorite" devait être lancé, au profit de l'amirauté française fin juin 1940, et sa livraison avec tous les appareils de bord devait être effectuée fin 1940.
Il n'a en fait été livré à l'amirauté allemande que le 24 novembre 1942, soit avec un retard de plus de deux ans.
Le sous-marin "L'Africaine" devait être livré à l'amirauté française - eu égard à son degré d'avancement, au mois de juin 1940, - dans le courant de juin 1941.
Il n'a jamais été livré aux autorités allemandes.
Le ravitailleur pétrolier "Charente" devait être livré courant 1941 à l'amirauté française.
II n'a été livré à l'amirauté allemande que le 15 septembre 1943 - soit après quatre ans de séjour aux chantiers.
Comment les Chantiers Worms ont réussi ce tour de force d'atermoiement et de sabotage, il échet maintenant de le préciser.

Sous-marin "La-Favorite"

"La-Favorite" qui était, en juin 1940, à la veille de son achèvement total, a été visitée, comme prise de guerre, par de nombreuses missions militaires allemandes.
L'amirauté allemande, par lettre du 2 septembre 1940, confirmait aux Chantiers du Trait l'ordre verbal, déjà donné, d'achever la construction de "La-Favorite" (pièce n°2).
La direction refusait verbalement d'entreprendre ce travail qui ne pouvait, disait-elle, lui être ordonné que par l'amirauté française. Cette position, prise dès le 17 septembre, était confirmée à l'amirauté allemande par lettre de la direction générale en date du 21 septembre 1940 (pièce n°3).
Le 27 septembre 1940, les Chantiers du Trait saisissaient l'amiral de la flotte, ministre de la Marine à Vichy, des prétentions allemandes et de l'attitude adoptée, - rappelant au ministère de la Marine :
a) que le sous-marin était la propriété de l'État français,
b) que sa construction était interdite par l'art. 1er de la loi du 20 juillet 1940 sur la construction du matériel de guerre, que si Ie gouvernement français donnait l'ordre d'achever cette construction pour le gouvernement allemand, cet achèvement ne saurait être entrepris par la direction des Chantiers qu'en dégageant toute sa responsabilité, cet achèvement pouvant provoquer chez le personnel "des réflexes échappant à notre contrôle et sur lesquels nous pensons inutile d'insister." (pièce n°4)
Le 29 septembre, l'amirauté française faisait connaître aux Chantiers que des instructions lui seraient notifiées plus tard (pièce n°5).
Devant l'attitude ainsi prise par la Maison Worms, l'amirauté allemande mettait en demeure les Chantiers, par lettre du 4 octobre 1940, d'avoir à reprendre immédiatement le travail, en ajoutant que "s'il survenait que, du coté de la direction des chantiers, tout ne soit pas mis en oeuvre pour assurer la continuation des constructions, je me verrais, à regret, dans l'obligation de placer les Chantiers qui se seraient mis dans ce cas sous la direction d'un commissaire allemand" (pièce n°6).
Le 5 octobre 1940, l'amirauté française faisait tenir aux Chantiers Worms l'ordre de déférer aux réclamations allemandes. Cet ordre était transmis par l'intermédiaire du ministère de la Production industrielle (service des commandes allemandes) et la Chambre syndicale des constructeurs de navires. II est ainsi conçu : "Dans ces conditions, et vu les instructions dont il vous a été donné lecture, je vous confirme que la continuation des bâtiments de guerre visés doit être effectuée en attendant l'arrivée des ordres définitifs qui ont été annoncés dans la lettre adressée aux Chantiers Worms le 29 septembre 1940 par l'amiral de la flotte, secrétaire d'état à la Marine" (pièce n°7).
Ces instructions furent confirmées directement aux Chantiers par l'amirauté française, 3ème bureau, le 12 novembre 1940 (pièce n°8) qui délivrait en outre, le 28 novembre 1940, aux Chantiers Worms, une licence confidentielle dérogatoire à l'interdiction de fabriquer du matériel de guerre (pièce n°9).
Enfin, le 3 octobre 1941, l'amirauté française notifiait aux Chantiers Worms qu'en vertu d'un accord franco-allemand, les autorités allemandes assumaient à dater du 26 juin 1940, la maîtrise de l'œuvre pour la poursuite de la construction des bâtiments "La-Favorite", 'L'Africaine" et "Charente" (pièce n°10) cependant que le 9 octobre 1941, une licence définitive était remise aux Chantiers, portant dérogation définitive pour le sous-marin "Favorite", à l'interdiction de construire du matériel de guerre.
II ressort ainsi à l'évidence de cette correspondance :
a) que les sous-marins "Favorite" et "Africaine", tout de même que le ravitailleur "Charente", étaient, au mois de juin 1940, la propriété de l'amirauté française,
b) que ces différents navires étaient considérés comme prises de guerre par les autorités allemandes, en plein accord avec les autorités françaises,
c) que la construction de ces navires n'a été reprise que sur l'ordre formel donné par l'amirauté française aux Chantiers Worms.
En présence de cet ordre, que pouvaient faire et qu'ont fait les Chantiers Worms ?
Ils pouvaient refuser de construire - ce qui eut automatiquement amené les Allemands à prendre la direction effective des Chantiers, et à pousser la construction avec l'ardeur et la brutalité qui leur est connue.
Il faut d'ailleurs souligner que la nomination d'un commissaire aux Chantiers avait été annoncée à la Maison Worms par l'autorité allemande dès le 4 octobre 1940, et qu'enfin, la Maison Worms, elle-même propriétaire des Chantiers, a été effectivement placée, dès le 25 octobre 1940, sous mandat d'un commissaire-gérant allemand qui, dessaisissant les propriétaires de l'affaire, était le maître absolu de la Maison Worms, et par conséquent, des Chantiers.
La résistance était, par conséquent, inutile.
Elle n'eut abouti qu'à hâter la construction des navires, et à entraîner des dommages certains pour le personnel et le matériel.
La Maison Worms pouvait, au contraire, feindre de s'incliner et saboter la production.
C'est ce qui a été fait, avec un plein succès, et malgré les risques courus - risques qui ont notamment revêtu la forme à titre de sanctions pour sabotage, de l'arrestation, pendant deux mois, du secrétaire général - Monsieur Roy - et du secrétaire de la direction des Chantiers du Trait - M. Bonnet.
Le sabotage est d'ailleurs illustré par ce fait que l'arrestation de ces deux fonctionnaires a été effectuée quelques jours avant le lancement de "La-Favorite" et que leur libération n'est intervenue qu'au moment de la réception définitive de ce sous-marin.
Ce sabotage qui est par ailleurs démontré par la comparaison des dates normales et effectives de livraison, a naturellement entraîné, pour la Maison Worms, des pertes d'exploitation considérables, qui ne peuvent à l'heure actuelle, être chiffrées mais qui sont incontestables, puisque le même personnel a été employé sur "La-Favorite" pendant 27 mois au lieu de six !
Enfin, "La-Favorite", prise de guerre, livrée, malgré les efforts de la Maison Worms et sur l'ordre de l'amirauté française à l'amirauté allemande, était dépourvue de toute valeur militaire - puisque, d'une part, les tubes lance-torpilles orientables avaient été supprimés et que, d'autre part, sur les quatre tubes lance-torpilles fixes d'étrave, un seul a été livré en état de fonctionner.
"La-Favorite" ne présentait donc aucun intérêt militaire. Enfin - et surtout, puisqu'il s'agit d'une accusation portée contre la Maison Worms, l'achèvement de ce navire et sa livraison n'incombent qu'à l'amirauté française, propriétaire du navire.
La Maison Worms a fait son plein et entier devoir en sabotant une production à un point tel qu'un navire, qui eut dû être normalement, et sans zèle aucun, livré fin 1940, n'a été livré aux Allemands que deux ans plus tard, le 24 novembre 1940.

Sous-marin "L'Africaine"

Le sous-marin "L'Africaine" était en chantier lors de l'armistice. Il eut pu et dû être livré à l'amirauté française en juin 1941.
Malgré les ordres donnés par l'amirauté française - ordres donnés dans les mêmes conditions que pour "La-Favorite", il n'a jamais été livré à l'Allemagne.
Pour éviter cette livraison, la Maison Worms a multiplié les dérobades et les tergiversations.
Ayant reçu l'ordre de l'amirauté allemande d'achever cette unité, le 24 octobre 1940 (pièce n°11) elle a saisi l'amirauté française le 30 octobre 1940, aux fins d'instructions (pièce n°12).
Le 26 novembre 1940, l'amirauté française lui donnait l'ordre d'achever ce navire au profit de l'Allemagne - tout comme "La-Favorite" (pièce n°13).
Les Chantiers Worms ne s'inclinant pas, l'amirauté allemande revenait à la charge le 22 décembre 1940 (pièce n°14).
La Maison Worms, le 28 décembre 1940, s'abritait derrière une absence de licence régulière pour retarder cette remise en chantier (pièce n°15) - ce qui permettait à l'amirauté française de porter l'affaire devant la Commission de Wiesbaden tout en en avisant les Chantiers du Trait (pièce n°16).
Le 4 mars 1941, la construction de "L'Africaine" n'était toujours pas entreprise - ce qui provoquait la protestation de l'amirauté allemande, et une mise en demeure formelle adressée aux Chantiers du Trait (pièce n°17).
La Maison Worms ne s'inclinait toujours pas et ne reprenait toujours pas la construction de "L'Africaine", sous le prétexte que des négociations franco-allemandes étaient en cours à Wiesbaden.
Le 9 octobre 1941, le ministère de la Production industrielle, motif pris de l'accord franco-allemand du 16 septembre 1941 relatif aux constructions navales en zone occupée, notifiait aux Chantiers du Trait d'avoir à reprendre, pour le compte allemand, la construction de "L'Africaine", et lui délivrait la licence correspondante.
La Maison Worms, cette fois, ne pouvait plus s'abriter derrière de prétendues négociations internationales pour retarder encore la mise en route de "L'Africaine".
Cependant, et sous des prétextes divers d'ordre technique, elle ne reprenait pas le travail - qui ne fut repris, sous de nouvelles menaces allemandes, que le 16 février 1942.
La politique de sabotage de la production s'est alors fait jour à nouveau, et a permis de retarder la production à un point tel qu'en septembre 1944, les troupes canadiennes pouvaient pénétrer aux Chantiers du Trait sans que "L'Africaine" ait été livrée aux Allemands.

Ravitailleur "Charente"

Ce ravitailleur, eu égard à son degré d'avancement, devait être livré à l'amirauté française courant 1941.
La Maison Worms a, là encore, appliqué sa même politique d'atermoiement.
Ayant reçu l'ordre de l'amirauté française, par application des accords de Wiesbaden, d'achever, au profit de l'Allemagne la construction de ce pétrolier, le 3 octobre 1941, elle a dû reprendre le travail - mais en freinant la production de telle manière qu'il n'a été effectivement livré que le 19 septembre 1943.

Commandes allemandes

En dehors de ces navires qui - propriété de l'État français, ont été livrés par lui à l'Allemagne la Maison Worms a dû recevoir, pour compte de l'amirauté allemande, certaines commandes.
Il faut souligner que ces commandes n'ont été ni sollicitées, ni négociées, par les Chantiers du Trait.
Une première commande de quatre chalands non automoteurs a été passée et imposée par l'amirauté allemande, sous menace de réquisition des Chantiers.
Sur ces quatre péniches, une seule a été livrée, le [...].
Les Chantiers du Trait ont également reçu l'ordre de construire trois petits cargos de 1.150 tonnes chacun.
Cette commande n'a été ni sollicitée ni négociée, ni même acceptée par les Chantiers Worms.
Elle s'intègre dans une commande générale imposée par l'amirauté allemande à la Chambre syndicale des constructeurs de navires, et répartie par cette dernière entre les différents chantiers navals.
Ces trois cargos, de 1.150 tonnes qui ne présentent aucune valeur militaire, ont été commandés le 22 octobre 1940.
La Maison Worms a alors poursuivi un double objet :
a) s'approvisionner au maximum,
b) produire au minimum, en vue de conserver pour la fin de la guerre des unités qui, construites aux frais de l'Allemagne, mais non livrées à cette dernière, pourraient être mises à la disposition de l'économie française.
Cette politique avait pleinement atteint son but, puisque, lors de la libération du Trait, en septembre 1944, ces trois petits navires étaient sur cale et qu'aucun d'eux n'avait été livré à l'Allemagne.

Conclusions

L'accusation portée contre la Maison Worms d'avoir livré du matériel de guerre à l'Allemagne en vue de faciliter au Reich la poursuite des hostilités, ne supporte donc pas l'examen, puisque :
- les livraisons de sous-marins effectuées l'ont été non point par la Maison Worms mais par les autorités françaises,
- qu'elles portaient sur du matériel appartenant à l'État français qui était considéré comme prises de guerre,
- et qu'effectuées malgré tous les efforts en sens contraire de la Maison Worms, ces livraisons, qui ne portaient que sur du matériel dépourvu de toute utilité militaire n'eussent pu être définitivement évitées - la Maison Worms étant sous la coupe d'un commissaire allemand depuis octobre 1940.


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