1943.12.23.Discours de P. Abbat.Prix La Reinty pour F. Couffon

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Séance publique annuelle de l’Académie des sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, 23 décembre 1943.
Rapport sur le prix La Reinty par Pierre Abbat.

En mémoire de ses ancêtres et notamment de l’un d’eux Pierre Belain dit d’Esnambuc, pionnier normand de la colonisation de la Martinique, le Baron Baillardel de la Reinty a fondé, en 1866, des prix bisannuels destinés à récompenser alternativement des mérites à caractère maritime en relation avec le Pays de Caux, des services distingués qui, sans avoir un caractère maritime, auront été utiles au Pays de Caux, des auteurs d’ouvrages ou d’œuvres d’art relatifs aux Antilles.
C’est la première série qu’appartient le prix que l’Académie devait attribuer, cette année, et pour lequel ses suffrages se sont portés sur monsieur François Couffon, contremaître gréeur et voilier aux Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime domicilié au Trait, rue du Commandant Guilbaud.
Si au lieu de naitre à Yvias (Côtes du Nord), François Couffon avait vu le jour dans le Pays de Caux, nul doute que le baron Baillardel de la Reinty viendrait, en personne, attester que « cet ancien marin reconnu comme le plus méritant par ses services soit à l’Etat, soit au commerce maritime, à la pêche, par ses actes de dévouement, par sa conduite et sa moralité » s’identifie au modèle de lauréat pour lequel son prix a été créé.
Mais si le Baron avait puisé dans son ascendance, qu’il voulait honorer, les raisons les plus respectables de préférer un marin de l’ancien Pays de Caux, cette préférence n’est, en aucune façon, péjorative : Tout au long de l’histoire maritime de notre Pays, Bretons et Normands n’ont cessé de rivaliser de gloire, de valeur et de mérites.
Cependant, le fondateur a prévu que seraient aussi admis à recevoir ce prix « les hommes appartenant aux professions qui concourent à la construction, à l’installation, à l’armement et à la conduite des navires à voile ou à vapeur ; enfin, tous ceux qui contribueront à l’amélioration du sort de la population maritime dans les ports de l’Ancien Pays de Caux. »
En sorte, que pour décerner à ce horsain un prix pour lequel il réunit tant de titres, notre Compagnie n’a même pas eu à invoquer, en faveur de François Couffon, les 24 ans de séjour dans le Pays de Caux qui lui ont donné droit de cité dans cette province.
Marin, puisque Breton, mousse à 14 ans, après avoir navigué au Commerce, François Couffon, à 20 ans, en 1913 fut appelé à servir dans la Marine militaire et c’est à ce service que jusqu’à sa démobilisation il accomplit son devoir pendant la guerre de 1914 à 1918, parmi tous ceux qui, humblement mais inlassablement, apportèrent à la défense du Pays un concours indispensable pour lequel bien qu’en apparence leur vie fut peu changée, puisqu’aux dangers habituels de la mer venaient simplement s’ajouter ceux de la guerre, ils eurent, à toute heure, à toute minute, à faire preuve d’un héroïsme, quelquefois poussé jusqu’au sacrifice qui est si habituel aux marins qu’aux yeux du grand public l’éclat de leur gloire en est à peine augmenté.
A sa libération, François Couffon était second maître de manœuvre à la deuxième escadre de Brest. C’est alors qu’en septembre 1919, il est entré en qualité d’ouvrier gréeur aux Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime qui venaient récemment d’ouvrier leurs portes au Trait, en ce point où la porte Océane s’ouvre pour permettre à la Seine de féconder la terre des abbayes.
Il y a fait sa carrière et y compte aujourd’hui plus de 24 ans de services. Ses qualités professionnelles et sa façon de servir le firent très rapidement apprécier et un an plus tard, en 1924, il était chef d’équipe du gréement et en janvier 1937, sa carrière recevait son couronnement lorsqu’il a été nommé contremaître des équipes de gréement et de voilerie.
Chargé de la confection, de l’installation du gréement des navires et aussi de toutes les manœuvres de force dont s’accompagnent les opérations délicates d’embarquement des chaudières et appareils moteurs à bord, il a participé ainsi à la construction des navires de toutes sortes, navires de guerre et navires de commerce, au total près d’une centaine que, depuis leur création, les Chantiers du Trait ont construits.
François Coffon est marié et père de deux enfants : un fils né en 1919 qui, ainsi que son père l’avait fait au cours de la précédente, a servi la France dans la Marine militaire au cours de la guerre de 1939-1940, une fille née en 1922 ; tous deux employés dans la même entreprise que leur père y apportent dans l’exercice de leurs fonctions une conscience professionnelle et le dévouement dont celui-ci leur a donné l’exemple.
François Couffon apporte dans la vie civique les mêmes vertus que dans sa vie professionnelle. Pénétré d’esprit collectif, il est toujours prêt à se dévouer au bien commun. Il s’est trouvé appelé, par la confiance de ses camarades à différents postes dans les conseils d’administration des œuvres sociales et plus particulièrement de celles où s’exercent la solidarité et la mutualité.
Il est, en outre, conseiller municipal depuis 1935. Il est administrateur, depuis sa fondation en 1923 ; de la Mutualité enfantine dont il est actuellement trésorier et administrateur et actuellement secrétaire de la Société coopérative « L’Avenir du Trait ».
Mais dans ce domaine, son activité principale s’est exercée et a donné sa mesure comme Président de l’Amicale d’action solidaire des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime, fondée en 1939, sous la forme mutuelle, pour venir en aide aux mobilisés et à leurs familles, puis aux prisonniers et d’une façon générale aux membres du personnel des Chantiers qui traversent une période difficile.
Fondateur de la première heure de cette Société qui était, dans une large mesure, une préfiguration des sections d’entr’aide des comités sociaux, après lui avoir donné une vigoureuse impulsion au départ, il n’a cessé de l’animer une foi qui ne connaît pas de répit.
Jouissant de l’estime unanime de toutes les catégories de personnel et de la confiance de tous, François Couffon devait encore donner la mesure de son courage civique et de son abnégation au cours des tragiques événements de 1940.
Dans la journée du dimanche 9 juin, alors que depuis le matin Rouen, situé à 28 kilomètres du Trait, était occupé par l’Armée allemande, alors qu’au petit jour tous les dépôts de pétrole du département se trouvaient transformés en immenses torches et allaient, en répandant leurs fumées dans l’atmosphère, l’obscurcir jusqu’à créer ce ciel d’Apocalypse que ceux qui l’ont observé n’oublieront pas, alors que d’un côté l’incendie dévorait tout un quartier de Rouen et que de l’autre il s’apprêtait à anéantir Caudebec-en-Caux, les Chantiers auxquels, dans une telle éventualité, un poste de repli avait été assigné par la Marine nationale, privés de communications, privés d’ordre, privés d’énergie électrique, avaient à se préoccuper de résoudre par leurs seuls moyens tous les problèmes que posait la nécessité de maintenir intact le potentiel humain dont ils étaient comptables devant le Pays.
François Couffon était là : la journée entière, au moyen d’une vedette et d’embarcations de fortune à rames, il assura l’évacuation des Chantiers, le transport de la rive droite à la rive gauche des femmes, des enfants, du personnel, des bagages, des archives, dans l’ordre le plus parfait et sans, une seconde, cesser de payer de sa personne.
Le lendemain 10 juin, dans l’après-midi, il a assuré un dernier voyage de la vedette à moteur pour accompagner, seul, car à toute éventualité il avait le souci de n’exposer personne, le Directeur des Chantiers qui désirait, avant de quitter la région, faire une dernière inspection de l’Etablissement, de toute la cité et s’assurer que toutes les opérations d’évacuation avaient été exécutées.
L’esprit de solidarité de François Couffon s’est aussi dépensé au cours des multiples bombardements dont Le Trait a été victime (Il est Président du Comité ouvrier de Secours immédiat) et, sans doute parce que Dieu éprouve ceux qu’il aime, il a été lui-même sinistré dans ses biens lors du bombardement du 11 septembre dernier et chassé de la maison qu’il occupait depuis sa venue au Trait et rendue inhabitable.
L’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen est heureuse de récompenser ce vivant exemple de droiture, de dignité et de dévouement civique.
Si de nombreuses dévaluations ont fini par ne plus laisser, depuis sa fondation, qu’une valeur de symbole à la somme d’argent qui accompagne ce prix, sa valeur morale n’est en rien diminuée et notre Compagnie s’honore grandement en le décernant à François Couffon qui, au surplus, n’a jamais poursuivi de but intéressé. Elle y joint ses félicitations et ses sentiments d’affectueuse considération et associe à cet hommage sa famille exemplaire.

 

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