1942.01.19.De l'avocat de l'enseigne de vaisseau Éve, commandant le Cérons

Copie de lettre

NB. Le PDF est consultable à la fin du texte. 

19/01/1942

Commandant,
Messieurs,
Au risque d'allonger de quelques instants, cette audience, je voudrais, en saluant le premier Tribunal maritime de la 3ème région et, singulièrement, son président, vous dire mon émotion de me retrouver dans cette enceinte où, pendant des mois, hélas il y a bien longtemps, j'ai siégé comme juge permanent, ainsi qu'on disait alors.
A cette époque, c'était le "conseil de guerre", mot dur aux oreilles et cependant, combien familial et bienveillant. C'était avant tout un conseil de famille et dans cette salle des délibérations où vous allez vous retirer tout à l'heure, j'ai vécu parfois des minutes émouvantes.
Je sais qu'il n'y a rien de changé, que l'esprit est resté le même - de justice, certes, mais toujours bienveillant et familial. C'est sur cette bienveillance que je compte. Non point pour l'enseigne de vaisseau Éve qui, lui, n'attend rien que de votre justice mais pour moi, son modeste défenseur, sans talent ni éloquence, mais confiant cependant parce que sa cause est bonne et qu'il sait que l'artifice de la parole n'a d'influence sur vous qu'autant qu'elle sert la vérité.
Je sais bien qu'à un moment, dont il semble que nous nous éloignons chaque jour davantage, depuis que le pays prend connaissance des pages écrites par sa Marine, au cours de la plus malheureuse des guerres, pages dont une au moins a été écrite par l'officier qui comparaît devant vous, je sais bien, dis-je, qu'à une époque courait un bobard (excusez ce mot vilain) qui confondait avec une simple formalité la comparution, devant ses pairs, d'un officier de marine ayant à répondre de la perte de son navire. Cette rumeur prouve une grande ignorance psychologique, une complète méconnaissance de votre indépendance. Elle ignore aussi que les navires le mieux commandés peuvent se perdre et que si, nombreux sont dans la Marine française, les commandants malheureux qui sont acquittés, voire félicités, c'est tout à l'éloge du corps.
Elle me laisse de glace car je ne crains point qu'elle provoque un effet contraire : vous connaissant, je sais que bruits et échos du dehors ne peuvent que venir mourir à vos pieds, impuissants à affaiblir la rigidité de votre conscience et à troubler la sérénité de votre justice.
C'est dans cet état d'esprit que je me présente devant vous pour assister l'enseigne de vaisseau Éve.
L'homme, vous le connaissez. L'acte d'accusation et l'interrogatoire du président vous ont appris de qui il s'agissait. Il me paraît utile cependant de souligner que, s'il est né, par hasard, à Port-Saïd, il est d'origine dinardaise et malouine tant par son père que par sa mère. Rude et bonne race. A l'origine de la guerre, M. Éve a trois enfants. Au moment des incidents tragiques de Veules-les-Roses, il en a quatre. C'est le petit quatrième, vagissant encore en juin 1940, et parce qu'il est le quatrième, qui délivre son père de captivité.
Tous ceux qui connaissent Éve vous diront du bien de lui ; que c'est un bon père de famille, d'une famille qui peut déjà être qualifiée de nombreuse. Dans ce chapitre, il a fait - pardon, Messieurs, je veux dire - il fait son devoir, comme ailleurs.
Vous avez entendu les témoins et notamment M. Hypolite Worms, le "patron" dans le sens réel du mot, le "père" aimé et respecté de la Maison qui porte son nom, venu tout exprès de Paris pour vous dire ce qu'il pense de son capitaine Éve.
Tout se résume en ceci : homme net, loyal, consciencieux, doux, ne composant jamais avec le mensonge. La netteté avec laquelle il vous a sans cesse répondu vous en fournit une preuve.
Vous avez entendu ses chefs militaires, notamment mon camarade Combescure, ses pairs, parler de lui avec la déférence qu'impose l'estime en laquelle ils l'ont. Je remercie M. le commissaire du gouvernement d'avoir exprimé le même avis explicitement.
Quant au marin, Éve n'est pas seulement de la race qui en fournit tant, et de telle qualité t il n'est pas seulement breton, il appartient encore à une famille qui, de père en fils, s'est toujours consacrée au métier de la mer. Son père est capitaine au long cours, son grand père paternel l'est aussi et son aïeul fut un marin. Du côté de sa mère, l'atavisme est le même, les trois dernières générations, au moins, appartiennent à l'inscription maritime et, si on pouvait remonter plus haut, il est vraisemblable qu'on retrouverait encore des marins. Il est né en Égypte mais a fait ses études dans les Côtes du Nord, de sorte que les vacances le conduisent à Dinard où il est en contact avec les plus grandes marées du monde. Il sait ce qu'est une marée et je crois devoir le souligner particulièrement.
M. Hypolite Worms vous a fait connaître l'appréciation des chefs de M. Éve : malheureusement, son carnet a été perdu avec bien d'autres, au moment de l'exode, de si triste mémoire.
Vous avez entendu M. le capitaine de vaisseau Combescure apprécier son ancien subordonné, en tant que marin et manœuvrier et vous avez remarqué ce qualificatif de "fin manœuvrier", si enviable. J'aurais donc mauvaise grâce à insister : l'enseigne de vaisseau Éve est un marin qui a fait ses preuves et qui a su acquérir une réputation bien assise.
Je passe au militaire.
Sans doute, Éve aurait le droit, sans qu'il y ait faute de sa part, d'être un militaire incomplet. Ce n'est pas, en effet, au cours des 36 mois de service accomplis, en définitive, en qualité de timonier breveté qu'il a pu se préparer utilement au commandement d'un bateau de guerre : les règlements de l'époque ne lui permettaient pas de faire davantage et c'est pourquoi, s'il paraît s'y être pris un peu tard pour tenter de devenir officier de réserve, ce n'est qu'une apparence. Car, en fait, il a tenté l'aventure dès que le réalisateur génial qu'est l'amiral de la Flotte a pu mettre à la portée des réservistes, quand il était directeur du cabinet du ministre, les commodités qu'avait tant désirées la clairvoyance de quelques-uns des chefs de la Marine, le regretté amiral Merveilleux du Vignaux en tête. L'aventure est tentée, dis-je, en 1937 et tous ceux qui connaissent le peu de goût des marins pour les examens comprendront que c'est par esprit de devoir qu'Éve a réalisé cet effort à l'âge de 38 ans. Il fut reçu et c'est avec le bagage volontairement acquis que l'enseigne de vaisseau de 1ère classe Éve est allé au combat. Nous avons eu l'occasion de voir déjà comment il s'y est comporté mais j'y reviendrai tout à l'heure et, je ne le cache pas, Messieurs, avec complaisance.
Qu'il me suffise de souligner, pour le moment, que, si cet officier a prouvé qu'il avait un bon bagage d'éducation et d'instruction militaire, il a montré qu'il possédait le cœur d'un guerrier dont la bravoure n'a eu d'égale que son sens de l'humanité.
Voici arrivé le moment d'examiner les faits de la cause, d'abord et rapidement ce qui s'est passé dans les semaines qui ont précédé le 12 juin, ensuite et plus longuement, les événements de cette journée.
L'hiver et le printemps sont passés en patrouille, dans l'Atlantique et la Manche ; vie dure physiquement ... moralement aussi car monotone lamentablement. Il faut patience et énergie pour tenir en haleine des équipages qui, pendant neuf mois, bourlinguent et se morfondent dans les mêmes parages sans jamais pouvoir accomplir un véritable acte de guerre. Et cependant, le commandant du P. 21 vous dira, avec le commandant Combescure, que s'il a trouvé, au début, quelques esprits d'une discipline douteuse, sa tâche a été facile par la suite. Mais, qu'à partir du 24 mai, son équipage est transformé. A la fatigue qui lui est imposée, fatigue dont vous aurez tout à l'heure la mesure, il répond par un allant sans faiblesse et un zèle de bon aloi. On comprend, dès ce moment, qu'est possible le fait d'armes de Veules-les-Roses. En rendant hommage à cet équipage, on fait justice à son commandant.
A cette date du 24 mai, le P.21 quitte Cherbourg pour Dunkerque, en convoi commandé par la "Nantaise". En passant devant Calais, il essuie le feu d'une batterie à laquelle répondent immédiatement les deux pièces de 100 m/m tribord.
Le 25, au jour, le convoi est à Dunkerque ; le surlendemain, l'aviation allemande pilonnant incessamment la ville, les deux pièces de 37 m/m et les six mitrailleuses de "Cérons" prennent une large part à la défense.
Le 28, il quitte Dunkerque avec 400 militaires de tous grades qu'il débarque le 30 mai à Cherbourg.
Le rapport laconique de son commandant est heureusement complété par la citation collective que demande et obtient, pour le navire, le capitaine de vaisseau Combescure.
De Cherbourg, le patrouilleur 21 repart le 1er juin pour convoyer trois vapeurs jusqu'à Douvres où il arrive le 3 et d'où il repart le 4 avec la "Diligente" pour Cherbourg encore. Il y est le 5.
Il appareille le 8 pour Le Havre avec des munitions pour Marine Havre, cuirassé "Paris" et "Brazza".
Le 9 au soir, il ne lui reste que les munitions de cet aviso quand, à la tombée du jour, il sort du Havre avec environ 500 personnes des services publics et leurs archives.
En rade, il remet à "Brazza" ce qui lui appartient et, avec "Pessac", fait route pour Cherbourg. Dans la journée il a lutté contre tous les raids d'avions effectués au Havre.
A la première heure du 10, "Cérons" est à Cherbourg où il débarque les évacués ; il appareille dans l'après-midi pour retourner au Havre, toujours avec "Pessac".
Le 11, dans le port, il continue de lutter contre l'aviation.
Et nous voici, à la veille de la journée de Veules-les-Roses.
Si j'ai cru devoir, Messieurs, vous rappeler tous ces mouvements du navire, pendant cette période qui précède la journée tragique, c'est pour souligner dans quel état de fatigue devait se trouver l'équipage et singulièrement le commandant, à l'origine d'une nuit qui devait être passée sans sommeil, précisément avant le combat qui allait s'engager le lendemain matin.
Et si, contrairement à ma confiante attente, vous étiez tentés de reprocher à l'enseigne de vaisseau Éve, l'oubli de telle précaution qui vient spontanément à l'esprit dans la tranquillité du bureau, voire sur une passerelle où un marin normal, dans un état physique normal, se trouverait dans des conditions normales, vous voudrez bien vous souvenir que, le 12 juin au matin, M. Éve avait derrière lui 14 nuits sur 18 passées en partie debout, en partie étendu sur le canapé de la chambre de veille, quatre, par conséquent, dans sa couchette.
Vous voudrez bien vous souvenir qu'ainsi que l'a souligné M. le commissaire du gouvernement, son état-major était réduit à un officier, l'enseigne de vaisseau de 2ème classe Grouselle, officier en second, et pour cause !
Vous voudrez bien vous souvenir que si des quarts de navigation peuvent être assurés par les deux officiers mariniers, chefs de quart, il n'en est pas de même pour la veille en temps de guerre, veille incessante avec tout ce qu'elle comporte de soucis et de responsabilité quand le navire est en pleines opérations, veille de jour comme de nuit contre les sous-marins, les vedettes, les mines, les avions. Elle exige la présence permanente de l'un des deux seuls officiers du bord et, en réalité, le commandant doit être presque toujours là.
Vous vous souviendrez enfin que l'homme, fût-il le plus robuste, a ses forces limitées. Celles que la nature a imposées à M. Éve sont d'ailleurs fort honorables.
Cette considération qui a son prix, me conduit à une autre qui me semble importante.
L'éloquent réquisitoire que nous venons d'entendre plein de bienveillance, vous demande cependant de séparer deux points de vue qui, à mon sens, doivent être confondus.
M. le commissaire du gouvernement voudrait examiner, en effet, les actes du marin, en faisant abstraction momentanément, de toutes les contingences. Il ne considérerait qu'ensuite les soucis d'ordre militaire et l'attitude de l'officier au combat. Sans doute, et avec une générosité certaine, il retiendra comme circonstances atténuantes de la faute commise, si faute il y a, ces soucis qu'il ne néglige pas, cette attitude à laquelle il rend hommage. Il n'en émet pas moins le vœu que vous jugiez deux hommes, le marin d'abord, le combattant ensuite, et chacun d'eux sans, ou à peu près sans lien avec l'autre ; il vous appartiendrait de voir ensuite si les actes de celui-ci rachètent les décisions de celui-là.
Je crois au contraire, Messieurs, que chaque geste du commandant du navire en opérations de guerre, doit être examiné en fonction, non seulement de la situation générale, de la mission à remplir mais aussi des circonstances particulières correspondant à l'heure où il a lieu. Écarter cette règle serait dangereux et de nature à créer l'erreur.
Il est bien évident, en effet, que si la nécessité militaire ne s'en était pas fait sentir, "Cérons" n'aurait point été mouiller à peu près par le zéro des cartes, en marée descendante, à 300 m. de la terre, sur une rade que son commandant ne connaît pas.
Les actes du marin ont des causes qui s'enchevêtrent avec celles des actes du combattant ; tenter de faire une analyse me paraît bien difficile.
Pour mieux vous faire sentir ma pensée, permettez-moi une comparaison simpliste et peut-être, je l'avoue, boiteuse comme toutes les comparaisons, elle a tout de même sa valeur.
Si, dans un verre empli à moitié de vin, vous ajoutez de l'eau, vous ne réalisez qu'un simple mélange. Et cependant, vous ne pourrez plus jamais procéder à une séparation du vin et de l'eau ainsi unis. Vous pourrez, certes, distiller le mélange mais vous aurez, d'un côté, de l'alcool et de l'autre, de l'eau, non point les liquides primitifs.
C'est pourquoi, en faisant l'étude de la journée du 12, je me permettrai d'analyser chaque acte du commandant de "Cérons" en fonction des règles de prudence qu'il doit conserver, sans doute, mais aussi des autres préoccupations que lui impose sa mission et de la situation militaire à l'instant correspondant.
Donc, le 11 juin au soir, une flottille dont fait partie "Cérons" quitte Le Havre pour se rendre à 10 milles au nord de Saint-Valéry-en-Caux et, conformément aux ordres donnés par le commandant du patrouilleur "André-Louis", commandant supérieur, "Cérons" prend la tête d'une ligne de file de trente navires (environ). Il est vraisemblable que si le commandant supérieur n'a pas conservé ce poste pour lui, c'est qu'il avait de bonnes raisons ; je ne cherche pas à les connaître.
Mais, en tout cas, il est permis de supposer qu'il a choisi, pour l'y placer, un marin en qui il avait confiance.
Au petit jour, à 3 h 30 été, le 12 juin, la rencontre a bien lieu avec le torpilleur anglais cherché ; avec quelque peine, les capitaines apprennent que le lieu de destination est situé à environ 7 km, dans l'est de Saint-Valéry ; c'est le voisinage immédiat de la plage de Veules-les-Roses.
"Cérons" approche de terre, le plus possible, écrit son commandant dans un rapport rédigé 10 mois après l'événement, mais il est muet sur ses matelots car, est-il besoin de le dire, la ligne de file s'est depuis longtemps disloquée, chacun chassant le mouillage qu'il a choisi.
Il convient de signaler, en passant, cette absence quasi totale de direction, non point Messieurs, pour en faire grief au commandant supérieur, mais pour souligner les difficultés de l'heure, difficultés rencontrées à l'échelon du chef de flottille comme sur la passerelle de chacune des unités.
Le silence de M. Éve est, en partie, comblé par le récit écrit de l'officier en second, M. Grouselle qui, ayant eu l'occasion de monter sur la passerelle au moment où le commandant allait mouiller, s'aperçut que celui-ci observait que "Sauternes" jetait son ancre plus à terre que ne l'était "Cérons". Une brève conversation, plus par gestes que par paroles et M. Éve remet sa machine en avant pour gagner encore quelques dizaines de mètres.
Ce détail est bien de nature à prouver que le commandant de "Cérons", comme d'ailleurs M. l'enseigne de vaisseau Lacas, commandant "Sauternes" a, comme préoccupation primordiale, celle de sauver du monde, autant de monde qu'il le pour ra et, pour cela, de diminuer la durée du va et vient des embarcations.
Et comment en serait-il autrement ? A défaut d'écrits, les commandants ont reçu l'ordre verbal d'agir ainsi, et aussi bien ne voient-ils pas les milliers de soldats, français en plus grand nombre, anglais cependant en partie, qui sont massés en deux paquets sur la plage, dans la plus grande confusion, traqués par les troupes allemandes. Et Éve le sait bien, qui a vu dès le 25 mai l'artillerie adverse tirer sur son navire, des falaises de Calais, qui n'ignore pas que, depuis cette époque, Boulogne est tombée, qu'au surplus, si les troupes en retraite sont acculées à la mer, c'est bien que les routes de l'intérieur sont déjà coupées. Il ne reste, pour ces divisions, qu'un salut possible : la mer. Il est donc urgent d'agir, et vite !
Or, voici "Cérons" mouillé à 5 h (été) par 7 m de fond, un maillon dehors, en un point situé à environ 350 à 400 m des épis de Veules-les-Roses.
A l'opération de sauvetage vont concourir les deux baleinières, le youyou, une chaloupe recueillie la veille au Havre. A chaque voyage, il sera pris un minimum de 50 hommes : l'aller et le retour doivent durer 15 minutes, soit un sauvetage possible de 200 hommes à l'heure. Dans 3 h, c'est-à-dire aux environs de 8 h été, "Cérons" sera plus que complet.
C'est parce qu'il a du temps devant lui pour se préoccuper de l'heure de son départ et qu'il n'en peut perdre pour commencer les opérations de sauvetage, qu'il s'assure d'abord de la bonne expédition des embarcations ; qu'il fait préparer du café chaud pour ceux qu'il va recevoir, certainement bien las de faim et de fatigue.
Éve est un homme de devoir, conscient de ses responsabilités. Personne n'y contredit. Il ne peut donc avoir l'intention de laisser de côté une tâche quelconque lui incombant. Celle de conserver son navire à flot est, entre toutes, essentielle. Calculer l'heure limite à laquelle il devra appareiller lui paraît, certes, désirable- Mais il a du temps devant lui, plus de 2 m d'eau sous la quille à l'arrière, et il n'en a pas pour mettre tout en œuvre pour le sauvetage. Car chaque minute qui s'écoule peut amener, là-haut, sur les falaises, chars, infanterie, artillerie ennemis, ce qui signifierait des prisonniers et des morts en quantité.
Il remet donc le calcul à plus tard et, en attendant, envoie un timonier à l'arrière avec la consigne de le tenir incessamment au courant de la hauteur d'eau.
En fait, il est régulièrement prévenu.
Il n'y a donc pas, Messieurs, négligence ni impéritie dans cette abstention mais bien une remise à plus tard, remise logique, remise forcée, peut-on dire.
Les embarcations sont parties, ce "plus tard" sera-ce "maintenant' ? Hélas, non ! Car voici les premiers avions allemands qui paraissent et disparaissent dans le ciel gris, qui est bas ! Et l'alerte terminée, les avions repartis, voilà les premiers obus qui commencent à tomber dans le voisinage des navires. Le plus pressé n'est-il pas de repérer les pièces, de les combattre, d'engager, en un mot, le combat toujours difficile du bateau contre la terre.
Et voici le calcul encore remis. M. Éve traduit cela, avec son laconisme habituel, en disant : "Je n'ai pas eu le temps".
Pour le moment, vous reconnaîtrez, Messieurs, qu'il a autre chose à faire : ses deux chefs de quart sont dans les embarcations ; son seul officier, le jeune enseigne de 2ème classe, qui fait d'ailleurs preuve de beaucoup de maturité et de courage est directeur de tir. Le commandant est seul sur la passerelle.
Or, ce petit calcul, qu'il ne peut confier à personne, demande, pour être mené à bien, plus d'un quart d'heure, et non point pour un ancien comme moi, que vous pourriez supposer atteint de rouille blanche, mais pour un officier jeune qui, faisant partie du S.H. a l'habitude de l'annuaire des marées comme des cartes Hédouin.
Croyez-vous que les événements qui se déroulent vont laisser un tel loisir au commandant de "Cérons" ? Croyez-vous qu'il trouve 15 minutes de répit ? Je ne le pense pas.
Les pièces allemandes qui viennent d'ouvrir le feu sont à 7.000 m. à l'O. de Veules, sur une falaise de quelque 30 m. de hauteur. M. Éve a toujours cru à la présence d'une batterie de 105 dont deux pièces avaient été démolies par ses 100 m/m. Mais le maître canonnier Chançard nous a appris qu'au moment où, de son navire, il arrivait à la plage, un officier allemand lui avait confié que c'étaient deux batteries de 105 que celui-ci avait réduites au silence. Il y avait donc déjà plus d'une batterie en action contre "Cérons".
Tous les navires répondent mais le P.21 est le premier : l'artillerie de la pointe est, en effet, tout de suite repérée par M. Éve. Si le tir ennemi devient plus précis, celui de "Cérons" l'est davantage. Le feu allemand cesse, en effet, pendant quelque temps, pendant un déplacement, sans aucun doute forcé.
Il est repris mais, par deux fois, les batteries sont à nouveau "muselées" par les deux pièces battantes de 100 du "Cérons".
Ah ! certes, du calcul remis, il n'est même plus question pour le moment. Mais, je vous le demande, Messieurs, croyez-vous que sa remise, qui a permis un repérage plus rapide, n'a pas une contre-partie de quelque valeur ?
Cette lutte heureuse de deux pièces de 100 contre 8 pièces de 105 n'a-t-elle pas eu pour conséquence d'assurer une plus grande tranquillité aux opérations des embarcations, une diminution du nombre des morts, une augmentation sensible des soldats sauvés ?
Et maintenant, voici les événements qui se précipitent : les troupes ennemies apparaissent de toutes parts sur les crêtes ; leur feu augmente en intensité. Le temps passe, il est 7 h. été * la mer "baisse rapidement.
Le calcul n'a toujours pas été fait. Etait-il bien utile ? Le Commandant de "Cérons" n'oublie point la situation
dans laquelle il se trouve. Il a embarqué 300 nommes ; c'est moins qu'il ne l'espérait ; mais il faut changer de mouillage.
Et voici le timonier qui annonce 5 m. de fond.
L'ordre d'appareillage est donné, la chaîne est virée, le navire vient à l'appel de son ancre : il flotte donc.
Le commandant se rend bien compte que le temps presse. Son bateau est évité au N.E. le courant portant au S.W. et le vent, d'ailleurs très faible, venant lui-même de l'E.N.E.
Filer la chaîne par le bout n'offrirait donc aucun avantage puisqu'en virant, l'arrière ne risque pas de se rapprocher de terre ; au surplus, une ancre est précieuse en de telles circonstances.
L'ancre est dérapée, hissée, la barre mise à gauche toute, la machine en avant. Aucune de ces manœuvres n'est critiquable. Mais le Commandant sent une légère secousse ; déjà, l'hélice a remué des galets ; le bateau abat et vient perpendiculairement à la côte, cap entre le N.N.W. et le N.W. mais il ne décolle pas. La situation devient tragique.
Dans ce récit, je vous demande de faire une courte pause pour éclairer certains points et en tirer les conclusions qui s'imposent.
En premier lieu, un des arguments de l'accusation paraît être : "Vous voyez bien que la seule précaution prise par le Commandant de "Cérons" s'est avérée insuffisante puisqu'en fait, le timonier a été défaillant, ou bien il a été
entendu trop tard".
Ce raisonnement n'est pas probant. M. Lacas, qui commandait "Sauternes" s'est tiré magnifiquement de la plage de Veules-les-Roses. Et cependant, il n'avait pas pris d'autre précaution que M. Éve. Pas plus que lui, il n'a eu le temps de procéder au petit calcul de l'heure du départ, et ce, bien qu'il possédât un état-major plus étoffé que son camarade. Il a confié la surveillance de la hauteur de l'eau à un timonier et, sans les avoir interrogés, je suis bien convaincu que pas un des commandants des navires présents n'a agi autrement.
D'après le témoignage de M. Lacas, son appareillage a été suivi, à quelques minutes, de celui de son matelot de bâbord.
Sans doute, la mer baisse vite mais Éve se hâte et comment expliquer le phénomène suivant : "Cérons"est venu à l'appel de son ancre ; il y a quelques instants il avait 0.30 d'eau sous la quille. Le calcul qui n'a pas été fait donne le même résultat que la sonde, au minimum 0,25 (preuve que rien n'aurait été changé s'il eût été fait).
Or, entre l'annonce du fond, 5 m, par le timonier et l'ordre de virer, il ne s'écoule que quelques secondes puisque le commandant est sur la passerelle, la chaîne naturellement garnie, il suffit d'ouvrir la vapeur. Et cependant, le navire échoue en abattant sur bâbord, bien qu'il ne soit que 7 h été qui correspond bien à 5 m d'eau, suivant le témoignage du commandant de "Sauternes", suivant la sonde,
suivant le calcul*
Pour expliquer ce fait anormal, je vous livre, Messieurs, une hypothèse troublante.
J'avais un condisciple, ancien marin, capitaine au long-cours qui, après une longue navigation, devint directeur de la Société nationale d'affrètement. Il se nommait Veyrat.
Ayant cessé le travail, il choisit Veules-les-Roses comme lieu de repos. Il y possédait une villa et... un bateau, le pointu du vieux marin. C'est dire qu'il connaissait parfaitement ces parages. Etant venu à Paris, il me remit quelques photographies qui ont été agrandies.
Il profita de cette visite pour me dire à peu près ce qui suit : "Le Capitaine de "Cérons" a fait un bon et honorable travail. Seul, un homme de Veules-les-Roses, dans son équipage, aurait pu lui indiquer un mouillage où il n'aurait pas risqué de s'échouer comme il l'a fait sur une "bosse" dont le pays est rempli. Il a fait taire une batterie installée au-dessus de la villa Victor Hugo, qui pouvait s'opposer à l'embarquement de la quasi-totalité des hommes qui ont été sauvés.
Il a également décimé des mitrailleuses fort nuisibles. Il a fait un bon boulot."
Je le priai de mettre cela par écrit, de faire authentiquer sa signature et de m'envoyer cette note. La mort l'a empêché de tenir sa promesse.
Mais je retiens la présence de ces dos d'âne car les Instructions nautiques y font allusion, en précisant que
ces bancs se déplacent (I.N. 983 - Côtes Nord de France, édition 1915, tirage 1917 - page 136, Saint-Valéry-en-Caux).
"Les bâtiments à vapeur peuvent mouiller en rade en attendant la marée, mais il vaut mieux croiser dans l'W du port, car la rade n'est tenable que par calme ou par les vents du S.S. et du Sud. Le port n'est praticable que lorsqu'il n'y a pas de mer à cause des bancs mobiles de galets qui se forment à l'entrée."
J'avais déjà été frappé par le récit que m'avait fait Éve de son départ du bord : il avait pied le long du navire mais, quelques mètres plus loin il était obligé de nager quelque temps avant de retrouver la possibilité de marcher.
Ne croyez-vous pas que "Cérons" qui, nous le reconnaissons, n'a plus que quelques centimètres d'eau sous la quille, mais qui doit les avoir, a tout simplement rencontré un des plissements de terrain qui a retenu son arrière. Je vous livre l'hypothèse en vous demandant de ne point l'évincer. Pour ma part, je la crois bonne.
Quelles sont les réactions du commandant du "Cérons" ? Simples, logiques, complètes. Il fait vider le peak AR, malheureusement, il ne peut faire emplir le peak AV, car cette manœuvre exige trop de temps. Il demande par projecteur à "Sauternes" d'essayer de l'aider à se déséchouer. Le commandant Lacas, malgré les difficultés et le danger que lui-même peut courir, se dispose en hâte à apporter toute son assistance. Mais voici un petit chalutier qui passe, c'est le
"Sergent-Blériot" disent les uns, le "Caporal-Peugeot" disent les autres, un bateau inconnu déclare l'accusation. C'est peut-être le salut : On le hèle mais ses réponses, durement qualifiées par quelques témoins, sont négatives. Il est pressé.
Mon rôle, ici, est d'assister, non d'accuser. Il me sera tout de même permis de dire que la place de M. Éve qui comparait devant vous, parce qu'il est accusé, en définitive, de ne pas s'être assez pressé pour partir, est plus enviable que celle de ce patron inconnu.
Pendant ce temps, l'eau baisse. Le "Cérons" déjauge ; le "Sauternes" ne peut s'approcher et trop longue est la touée nécessaire. D'un commun accord, les deux commandants abandonnent. "Cérons" va essayer de tenir, en continuant la lutte jusqu'à 13 h 15, heure à laquelle il doit flotter de nouveau.
300 soldats sauvés sont réembarqués, renvoyés à "Sauternes" qui va, à partir de 8 h 30 pouvoir quitter la rade avec son plein de militaires.
A ce moment, le feu de l'ennemi s'intensifie ; les batteries de Sotteville et les chars font chorus avec celles de la villa Victor Hugo et avec bien d'autres, comme vous l'allez voir. Le commandant Éve n'attend pas plus longtemps pour ordonner au maître de manœuvre Fournier de brûler les documents secrets ; puis, il fait hisser la grande enseigne. Si son navire doit être perdu, il aura du moins servi à fixer, comme dit le commandant Combescure, le feu de l'adversaire sur lui,
ce qui facilitera d'autant le sauvetage accompli par les autres navires. Et, de fait, électrisé par son commandant, l'équipage tient son poste avec un courage qui force l'admiration.
Peu à peu, la rade s'est vidée ; toute l'artillerie ennemie a pris pour but "Gérons". Les projectiles tombent drus.
Les tanks qui se montrent dans la direction de Sotteville sont arrêtés par le feu des deux pièces tribord de 100 m/m. L'un d'eux est renversé, quelques soldats allemands réussissent à se sauver ; les autres chars se masquent dans un petit bois.
Tous les objectifs ont disparu. Mais de la crête de la falaise, les coups partent ; au jugé, on continue le feu. Ne vaut-il pas mieux brûler toutes les munitions puisque le navire ne sera pas sauvé.
C'est Le Caer, chauffeur, qui est tué d'un éclat d'obus.
Ce sont les canonniers Mayer et Gisquet qui tombent, blessés. C'est la coque avant qui est crevée à l'aplomb de la pièce de 100 td. Tout à l'heure, un coup finira, sans aucun doute, par faire sauter les grenades de l'AR ou les munitions.
Il est devenu inutile d'appuyer un sauvetage qui a pris fin, il faut songer à ceux qui restent de l'équipage.
L'ordre est donné d'évacuer, il est 10 h été. Depuis plus de 4 h, "Cérons" a combattu magnifiquement et efficacement. On s'en va mais non sans mettre hors de service machine et chaudières, travail accompli par le maître mécanicien
Enguehard ; pièces, télémètre, poste de TSF, en un mot, tout ce qui peut l'être est détruit.
Les embarcations sont emplies ; les deux blessés en premier. Une baleinière s'éloigne à bd. avant vers le large. Le commandant la rappelle d'un geste qui, malheureusement, n'est pas compris. Elle sera frappée tout à l'heure par un obus et perdra du monde : 3 morts dont je salue, avec émotion, la mémoire, et 7 blessés.
Éve est parti le dernier mais, chemin faisant, l'enseigne de vaisseau de 2ème classe Grousselle et le matelot cuisinier Jacquinot s'avisent qu'une mitrailleuse de 13 m/m2 n'a pas été jetée à l'eau. Ils reviennent, réparent cette omission, repartent et arrivent à terre après leur commandant, qui a signalé ce beau geste dans son rapport.
Equipage et commandant sont faits prisonniers. L'adversaire leur témoigne une réelle déférence.
Pour appuyer ce récit, je ne vous lirai point le témoignage des membres de l'équipage que j'ai pu voir en zone occupée. Leurs témoignages, qui ne sont pas faits sous la foi du serment pourraient paraître suspects parce qu'intéressés, d'abord et ensuite, parce qu'imprégnés d'une grande affection pour leur commandant. En revanche, je vous rappellerai la lettre du Capitaine du Lac, lettre dont le commandant Combescure vous a donné lecture.
 Je vous demanderai d'en écouter une autre. C'est un jeune sous-officier du 20ème train, André Bigard qui, encore en captivité, avait pu voir sa femme à Amiens avant son départ pour l'Allemagne, Mme Bigard rend compte à sa famille de cette entrevue en une longue lettre dont voici un court passage :
Il y a aussi la lettre du Capitaine Venot, commandant la 5ème Cie du 91 RIA qui répète, sous une autre forme, les mêmes choses... Je passe... car toutes ces louanges n'ont qu'une valeur bien faible devant l'aveu que fait l'adversaire dans le numéro du "Signal" de janvier 1941. Vous connaissez le "Signal", périodique allemand, imprimé en français mais à Berlin.
"A l'aile nord de la division - il s'agit d'une des deux divisions blindées allemandes qui, faisant leur jonction à Saint-Valéry ont mis en commun leurs efforts contre "Cérons" - sur la côte, les Anglais s'efforcent au pied de la falaise, à environ 6 à 8 km à l'est de Saint-Valéry, d'embarquer leurs troupes sous la protection de navires de guerre. Les coups de canon échangés entre l'un de ceux-ci et l'une de nos batteries a réduit deux pièces au silence. Le feu n'en est pas moins de nouveau dirigé contre l'ennemi. Toute l'artillerie à longue portée de la division y prend part. Tandis que cet épisode se termine par l'incendie d'un croiseur auxiliaire anglais atteint à plusieurs reprises, le régiment de chars pénètre par l'ouest de Saint-Valéry. On amène des prisonniers, et bientôt toute la partie de la ville à l'ouest des installations du port est en notre possession."
Le croiseur anglais dont il est question n'est autre que "Cérons", il n'y a d'ailleurs plus, et depuis longtemps,
aucun autre navire sur rade de Veules-les-Roses au moment de son explosion.
Tout commentaire à ce communiqué de l'adversaire serait superflu.
J'ai fini, Messieurs, et je m'excuse d'avoir mis votre patience à une aussi longue épreuve. Je conclus :
Je suis convaincu que l'enseigne de vaisseau de 1ère classe Éve ne s'est, dans cette journée tragique du 12 juin, nullement rendu coupable de négligence, c'est évident, ni d'impéritie. Si son bateau s'est échoué au moment même de l'appareillage, c'est d'une part parce qu'il était allé aussi près de terre que possible pour remplir une mission militaire mais aussi d'humanité ; d'autre part, parce qu'il a eu la malchance de trouver un fond isolé plus élevé que celui qu'indiquait la sonde tout à côté et qu'aurait indiqué le calcul, s'il avait pu être fait.
Personne ne conteste la noble et courageuse conduite du commandant du Patrouilleur 31, son attitude pleine de sang froid et d'énergie, malgré des fatigues qui en auraient épuisé d'autres.
Personne ne conteste que l'évacuation du navire, ordonnée uniquement par raison humanitaire, a été exécutée avec ordre, que le commandant est parti le dernier.
Qu'il a mérité l'admiration d'un équipage digne du chef ; mérité l'admiration des militaires et forcé enfin celle de l'adversaire.
Aussi, est-ce avec la plus grande confiance que je remets à votre justice la réputation sans tâche de l'habile marin que j'ai l'honneur d'assister aujourd'hui. Si, malgré mon espoir, je n'avais pas su vous enlever un doute éventuel sur les causes de l'échouage, je vous demanderais, Messieurs, de considérer que l'enseigne de vaisseau Éve a écrit une page sublime dans l'histoire de notre Marine, au sens qu'attribuaient à ce mot de "sublime" les poètes classiques du Grand Siècle et qu'il ne conviendrait pas de donner à la question qui va vous être posée, une réponse à la manière du Marquis de Lantenac.
Je n'éprouve, Monsieur le président, Messieurs les juges, aucune gêne à formuler avec déférence, mais aussi avec insistance, le vœu qu'en rendant son sabre à cet officier consciencieux et brave, vous vouliez bien lui témoigner d'un mot votre admiration pour le fait d'armes accompli.

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