1942.00.Article sur le naufrage du Jumièges (non signé, ni daté)

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NB : Ce document non signé, ni daté, est classé au 8 janvier 1942, date du naufrage du "Jumièges" auquel il se rapporte. L'image de cet article, de mauvaise qualité, n'a pas été conservée.

Les naufragés du "Jumièges" et du "Lamoricière"

Le 12 janvier, les Français ont appris avec une douloureuse surprise le double naufrage du "Jumièges" et du "Lamoricière".
Les journaux annoncent tous les jours la perte de dizaines et de dizaines de bateaux victimes des mines, des torpilles, des bombes, des obus. Mais que deux importantes unités de notre flotte de commerce aient pu, dans la même tempête, disparaître, l'un corps et biens, l'autre avec 307 vies humaines, a pu paraître inexplicable, même à des vrais marins.
La commission d'enquête qui a dépouillé tous les rapports, entendu de nombreux témoins et techniciens, n'a cependant retenu aucune faute, ni même aucune négligence grave.
La vraie, la profonde raison, comme on va le voir, est que les temps sont terriblement durs pour les bateaux et pour les marins de toutes les marines du monde.
On sait quels sont les risques de guerre en mer.
Ce qu'on sait moins c'est que les flottes de commerce, toutes plus ou moins décimées, ne connaissent plus de repos. Il faut assurer un trafic chaque jour plus intense, car la guerre dévore, elle engloutit les richesses du monde, même celle des non-belligérants.
Le tonnage disponible fond à vue d'oeil et il faut naviguer en convoi pour mieux se défendre. Or dans ces troupeaux de navires, les plus rapides marchent comme les plus lents. D'autre part les routes s'allongent, car il faut naviguer en zigzags, adopter des itinéraires compliqués.
Le rendement des transports se ressent considérablement de ces contraintes.
Ainsi les navires n'ont plus de répit. A peine arrivés, déchargés, il faut recharger, repartir. On retarde les réparations, les carénages à l'extrême limite. D'ailleurs on manque de matériel pour réparer. On manque de mazout : on chauffe avec du charbon, et quel charbon ! De la pierraille qui laisse 35% de cendres, de quoi enterrer tous les chauffeurs à chaque traversée.
Arrive la tempête.
Cette tempête du 6 au 11 janvier 1942 restera probablement, pour les plus éminents météorologues, un exemple de complexité déconcertante des phénomènes qu'ils s'attachent à suivre et surtout à prévoir.
Non qu'elle fût imprévisible ! Elle était annoncée dès le 6. Mais la forme, la valeur, l'évolution des dépressions barométriques qui affectèrent la Méditerranée orientale dans ces journées tragiques ne pouvaient être appréciées avec suffisamment de précision pour permettre de guider utilement le navigateur.
Donc, les prévisions météorologiques étaient mauvaises le 6 au matin, sans être cependant alarmantes au point d'arrêter ou de dérouter le trafic.
Le "Jumièges" appareille à 17 heures, le 6, de Toulon pour Bizerte et Tunis.
C'est un cargo de 1.870 tonneaux, chargé de charbon et de ciment, ayant à bord sept officiers et vingt hommes d'équipage.
C'est un vieux roulier de vingt-huit ans, mais le bureau Véritas lui a redonné la première cote en octobre 1941 et il est en bon état de coque et machines.
Deux messages seulement ont été reçus : l'un à 0 h. 05, l'autre à 0 h. 31, le 7 janvier. Deux SOS avant la fin.
Que s'est-il passé ?
Des renseignements fournis par l'ancien capitaine du "Jumièges", il résulte que le navire gouvernait assez mal, mer de l'AR. Il est probable qu'une avarie mineure ou même l'insuffisance de pression aux chaudières, due au mauvais charbon, l'a fait venir en travers et qu'un coup de mer plus violent que les autres a défoncé les panneaux de cales et rempli celles-ci.
Le seul navire en situation de lui porter secours était le "Lamoricière", qui arriva sur les lieux estimés du naufrage à 3 h. 30. Mais ne voyant rien, étant lui-même dans une situation difficile, il dut abandonner ses recherches. L'"Impétueuse" et l'"Obstiné" ne devaient rien trouver non plus, et le "Jumièges" est présumé perdu corps et biens.
Le 6 janvier, à 17 heures, le "Lamoricière" appareille d'Alger avec 122 hommes d'équipage, 272 passagers et un chargement de primeurs logés en cale et dans les faux ponts.
Dès le départ, on vidange quinze tonnes d'escarbilles du précédent voyage qu'on n'a pu évacuer à l'escale.
À 17 h. 30, exercice d'évacuation. Le temps est mauvais déjà.
Le lendemain, à 17 heures, quand le "Lamoricière" sort du canal des Baléares, la mer est grosse, avec des creux de six mètres. Le bateau roule et tangue durement.
Après la recherche du "Jumièges", on constate dans les rues de chauffe que l'eau monte doucement sous le parquet. Encore ces portes de chargement qui fuient dans les soutes. Mais c'est déjà arrivé plusieurs fois ! Les pompes sont en route et les flexibles aspirent normalement.
Cependant à 10 heures il y a de l'eau sous le parquet de la rue AV. Dans la rue AR, l'eau sort au roulis en abord du parquet. La pression est tombée à 12 kilos au lieu de 14.
Les crépines de l'assèchement sont engorgées par les escarbilles.
A 13 heures, le commandant ayant précisé sa position avec une observation du soleil, se rend compte que si le temps ne mollit pas, l'existant en charbon n'est plus suffisant pour atteindre Marseille. Vire de bord ! Il va se mettre à l'abri sous Minorque.
Mais on gouverne mal mer de l'AR, et les roulis et la bande aggravent considérablement la situation des chaufferies. Bientôt il faut stopper la rue AV, où l'eau enlève les plaques de parquet. Puis les chaudières 3, 4 et 6 sont envahies à leur tour. Il ne reste que la chaudière 5 que les chauffeurs, dans l'eau jusqu'à la ceinture, à chaque coup de roulis, chargent avec la pelle à bout de bras, puis avec des madriers et tout le bois qu'on pourra porter. En vain, hélas !
Les machines motrices sont stoppées depuis 16 h. 45. A 21 h. 30, il faut stopper la dynamo. A la lueur lugubre de quelques fanaux, on organise des chaînes pour épuiser l'eau, puis pour déplacer les cageots de primeurs et redresser le bateau. Tous ceux que le mal de mer n'a pas anéanti, de leurs pauvres muscles épuisés vont ainsi s'opposer à la furie des éléments pendant des heures et des heures. On mouille même une ancre flottante à minuit. Mais rien n'y fait. A 2 heures, toute chauffe arrêtée, on ferme les portes étanches.
Jusque-là, le commandant Milliasseau a voulu garder sa confiance en son bateau. Il a signalé ses difficultés, il a demandé de l'assistance. A 3 h. 15, il lance son appel de détresse.
Cependant le jour se lève sur une mer démontée, "fumante"  d'embruns. La gîte augmente et le bâtiment oscille maintenant entre la verticale et 35 degrés sur bâbord.
A 9 h. 15, le "G.-G. Gueydon" est en vue. Impossible de passer la remorque. Il essaie de filer de l'huile pour soulager le "Lamoricière", mais l'huile reste au vent, car les deux bateaux dérivent à deux ou trois noeuds.
Le commandant Milliasseau voudrait attendre une accalmie avant d'autoriser l'évacuation. Mais le vent force encore et le temps presse.
L'ordre d'évacuation est donné. D'abord les femmes et les enfants. Tous s'efforcent de garder courage et calme. Deux infirmières de La Croix-rouge française, Mlles Odile Horst et Georgette René, donnent l'exemple : elles prient avec les enfants du Cercle Guynemer qu'elles sont chargées de convoyer, puis elles leur font chanter la "Marseillaise" et l'hymne "Maréchal, nous voilà".
A 11 h. 40, on essaie d'amener le canot 4, chargé de femmes et d'enfants, mais une lame l'engage sous le pont des embarcations et le chavire. Tous les occupants sont précipités à la mer et le canot rempli d'eau part à la dérive.
Le second donne alors l'ordre de jeter à la mer tous les radeaux et engins de sauvetage et invite les passagers et l'équipage à se jeter à l'eau.
La gîte du "Lamoricière" s'accroît de minute en minute, puis l'arrière s'enfonce.
A 12 h. 35, le bâtiment disparaît, et avec lui le commandant Milliasseau, debout sur sa passerelle.
Malgré l'état de la mer, le commandant du "G.-G. Gueydon", battant en AR pour se remonter au vent, s'efforce de prendre sous le vent à lui le plus possible de naufragés.
A 12 h. 10, le "Chanzy" arrive et l'aide au sauvetage.
Les naufragés, épuisés, sont hissés le long du bord que les lames balaient sur six mètres de hauteur. Ceux qui ne savent pas s'entourer des filins qu'ils accrochent, retombent et souvent disparaissent. Des marins de l'équipage du "Chanzy" et des passagers de la marine militaire se jettent à l'eau pour les sauver.
A 13 h. 30, le "Gueydon", à court de charbon, doit quitter les lieux du naufrage après avoir ramassé cinquante-cinq naufragés.
Le "Chanzy", l'"Obstiné" et l'"Impétueuse" poursuivent le sauvetage jusqu'à la nuit. L'"Impétueuse" fouille l'obscurité de son projecteur. Les recherches continuent même le lendemain avec le "Jean-de-Vienne" et le "Kersaint", mais il faut finalement déplorer trois cent cinq victimes.
Tous rivalisèrent de courage et, suivant les termes mêmes de la commission d'enquête, « l'attitude de tout le personnel a été digne d'éloge et conforme aux traditions d'honneur et de dévouement de la marine française ».
Beaucoup d'actes de dévouement ont certainement passé inaperçus ou ne pourront jamais être signalés en raison de la disparition de tous ceux qui en ont été les témoins.
Relevons cependant des noms que bien des naufragés prononcent maintenant avec reconnaissance :
Heurtel et Gouriou, commandants du "G.-G.-Gueydon" et du "G.-G.-Chanzy", qui ont fait preuve au cours des opérations de sauvetage des plus hautes qualités de chef et de marin.
Nougaret, second capitaine du "Lamoricière", qui s'est dépensé sans compter pendant près de vingt-quatre heures sans prendre un moment de repos et s'est efforcé de maintenir le calme et l'ordre parmi les passagers.
Billet, second maître du contre-torpilleur "Valmy" ; Dieval, matelot torpilleur ; Costard, matelot électricien de Bizerte, qui n'ont pas hésité à plonger dans une mer démontée pour sauver des naufragés épuisés ; Le Doriot, Marinosci, Seydou, matelots du " G.-G.-Chanzy" ; le maître Le Bloch, le second maître Horel, les quartiers maîtres Guiec, Honoré ; les matelots Lefèvre, Kalache, de la marine militaire, qui sont descendus à plusieurs reprises le long du bord pour amarrer des naufragés à bout de forces.
Ce sont aussi le lieutenant de vaisseau Chopard, officier en second de l'"Impétueuse" ; l'enseigne de vaisseau Le Mouroux, encore mal remis de ses blessures du combat de Dakar ; le second maître Dewitte, le maître mécanicien Morvan, qui n'hésitèrent pas à sauter tout habillés sur un radeau pour élinguer et sauver quinze naufragés rendus de fatigue et de froid.
La liste ne sera jamais complète. Il faudrait y ajouter les noms du vaillant capitaine Milliasseau, du chef mécanicien Trautmann, du maître d'équipage Franzoni, du capitaine de corvette Lancelot et de tant d'autres modestes héros qui sont restés, jusqu'à l'engloutissement final, de si nobles exemples des plus hautes vertus maritimes.
Deux naufrages en deux jours par fortune de mer.
Une semaine plus tard, du 15 au 21 janvier, une autre tempête balayé les côtes d'Écosse. Les marins à l'écoute ont pu compter encore 18 SOS de navires anglais, belges, grecs, norvégiens, russes, en détresse ou jetés à la côte.
Oui, les temps sont durs aux marins.
Vieille flotte, mauvais charbon, pas de réparations, pas de repos, mines, bombes, torpilles, tempêtes. Nos marins tiennent quand même. Il faut ravitailler le pays, garder l'Empire. "Jumièges", "Lamoricière", lourde perte pour notre flotte déjà cruellement décimée. Nouveaux deuils dans nos populations maritimes déjà si éprouvées.
Nos marins tiennent quand même. Français, pensez à ceux qui sont en mer ! Ils vous donnent chaque jour une leçon d'abnégation et d'héroïsme.

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