1941.03.24.Note (sans émetteur ni destinataire).Paris.France Navigation

Copie

NB : La reproduction de ce document, de mauvaise qualité, n'a pas été conservée.

Paris, le 24 mars 1941

Note

Après m'être entretenu pendant quelques instants avec M. Salanson, d'une affaire privée qui l'intéresse et pour laquelle il m'avait prié de l'aider, je lui demande où en est l'affaire France Navigation. Bien qu'il n'y ait pas de secrets à proprement parler, le juge-commissaire se trouve obligé à beaucoup de réserve et me demande de ne répéter les renseignements qu'il va me donner qu'à M. Worms.
Il attaque tout d'abord la situation financière pour déclarer que l'actif de la faillite va être d'environ 90 millions contre les 50 millions de passif qu'il y avait au mois de septembre 1939.
En réalité, à cette époque, il n'y avait pas eu de plaintes et rien n'aurait obligé à faire une déclaration de faillite si la situation n'avait été autre au point de vue psychologique. Mais, au moment où l'état a pris la flotte, il l'a réquisitionnée d'après la loi de 1938 ; il mettait ainsi une société qui était déjà dans une situation précaire, dans l'impossibilité absolue de se relever, les indemnités d'affrètement et tous les avantages de la charte ou du contrat de gérance ne devant pas lui être payés, mais seulement la faible contrepartie prévue par la loi sur la réquisition non amiable.
À ce moment, une chose primée tout : la société France Navigation était accusée d'être d'essence communiste et elle était, en conséquence, indésirable : dans l'esprit de tous, c'était faire œuvre de salubrité que de la mettre hors d'état de continuer ses affaires et de l'empêcher d'être nommée gérante de la flotte qui venait d'être prise par l'État.
Le juge consulaire croyait donc devoir juger comme le Tribunal civil et M. S. [Salanson], en particulier, estimait que toute mesure de nature à conserver à l'État le bénéfice éventuel qui résulterait de l'utilisation par lui des navires de France Navigation, était un acte hautement désirable.
Malheureusement, survint le procès de Toulon où, au grand étonnement de chacun, tous les dirigeants furent acquittés.
Et cependant, ainsi bien lors de la constitution du premier capital qu'au cours des deux augmentations qui l'eurent lieu par la suite - on se souvient qu'il fut porté à 35 millions de francs - les souscripteurs reconnurent sans la moindre hésitation qu'ils n'avaient jamais eu un sou ; qu'ils n'avaient servi que de boîte aux lettres, recevant l'argent de leur souscription de la main droite pour le remettre au notaire de la main gauche.
D'après M. Salanson, et contrairement à ce qu'on a pu dire, la presque intégralité de ces sommes venait du Parti communiste espagnol. (Il convient d'ouvrir ici une parenthèse pour souligner que lorsque l'on prétendait qu'une grande partie du capital venait de Moscou, on ne se trompait que dans la mesure de l'omission du mot ‘'directement', car une grosse partie des fonds du Parti communiste espagnol venait elle-même de l'URSS.)
Quoi qu'il en soit, la conséquence de cet acquittement général fut de permettre aux dirigeants de France Navigation, ainsi qu'à ses associés anglais et belges qui avaient largement participé à la première et à la deuxième augmentations de capital, d'obtenir que la réquisition brutale fût remplacée par la charte-partie type affrètement et c'est ainsi que la société en question va toucher de l'État toutes les indemnités prévues à la charte.
La gérance des vapeurs ne lui fut cependant pas rendue et elle ne touchera d'ailleurs pas les indemnités de ce chef, qui reviennent aux gérants techniques qui ont été choisis par l'administration.
Il est intéressant de noter que, dès le début de sa création, France navigation, malgré le mauvais état des navires ; malgré le prix très élevé qu'elle les avait payés ; malgré une exploitation au moins désordonnée s'il faut en croire les nombreux témoins qui ont écrit à ce sujet, gagna beaucoup d'argent et ce, parce que les frets pour l'Espagne étaient très élevés et que les navires ne chômaient jamais puisqu'ils étaient choisis en priorité par le Fronte Popular.
Elle ne commença à perdre que, lorsque le général Franco gagna la partie et M. Salanson, qui était gérant du pool des armements exploitant les lignes Afrique du Nord-ports du nord français, veut reconnaître dans ses pertes le contrecoup de la baisse des frets provoquée par France Navigation pour concurrencer les armements en place.
La situation est donc la suivante : Le juge ne va-t-il pas être obligé de rapporter la faillite quand France Navigation aura touché la totalité de ses indemnités, payé toutes ses dettes et qu'il lui restera un actif aussi important que celui qui est annoncé. A ce moment il n'est pas douteux que France Navigation sera en état de reprendre l'exploitation de sa flotte et, dans ces conditions, la vente de ses navires n'aura lieu qu'autant qu'elle voudra se passer des unités indésirables.
Il y a tout de même une cause de désordre qui n'est pas sans inquiéter M. Salanson : c'est qu'un séquestre aurait été nommé qui, s'il n'a rien à faire actuellement, se trouvera à la tête de sommes importantes quand les comptes se régleront. Or, M. Salanson estime qu'il est regrettable que ce séquestre ait été nommé et, d'une façon plus générale, que l'on continue à déclarer que l'argent vient du Parti communiste espagnol.
Sans doute la chose est réelle, mais elle n'est pas prouvée juridiquement et laisser prendre consistance à ce bruit donne un argument singulièrement fort au général Franco qui, estimant qu'il s'agit d'argent espagnol, considère que la flotte de France Navigation doit être rendue à l'Espagne.
Le séquestre a été nommé malgré l'avis contraire du procureur de la République à Marseille ; malgré celui du procureur général de la Cour d'Aix et ce, par le ministre, lui-même, M. Alibert, qui, dit M. Salanson, a peut-être agi un peu inconsidérément.
Quoi qu'il en soit, le syndic : M. Mauger, s'il y avait vente de la flotte, se verrait obligé de procéder à une vente aux enchères, tellement les amateurs de bateaux se sont montrés nombreux et empressés.
Il est probable que la gérance des trois compagnies : Chargeurs réunis, Compagnie générale transatlantique et Worms et Cie, durera encore six mois, ou un an, peut-être deux, mais le jour où elle cessera, ou bien ce sera parce que les bateaux auront été rendus à France Navigation ; ou bien parce que celle-ci étant de nouveau poursuivie comme communisante, les navires seront vendus aux enchères, au profit de l'État.
S'il n'y avait le danger espagnol, c'est évidemment cette solution que souhaiterait M. Salanson, dans l'intérêt même du Trésor et aussi, dit-il, de là justice, car il n'est pas douteux que, depuis l'origine, France Navigation est une émanation d'un parti politique actuellement condamné.

Retour aux archives de 1941