1940.12.27.De Pierre Abbat.Conférence Ecole ménagère

Le PDF est consultable à la fin du texte.

Le Trait, le 27 décembre 1940

École ménagère

Allocution de monsieur Pierre Abbat, directeur des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime à l’occasion de l’arbre de noël

Mesdames, mesdemoiselles, mes enfants,
Il suffit de jeter un coup d’œil sur le programme pour pressentir qu’il n’est pas, cette année, tout à fait normal.
Habituellement, saynètes, rires et chants entrecoupent les distributions de présents et dans une atmosphère familiale et toute consacrée à la joie, il n’y a pas place pour des paroles.
En cette année de restrictions, tout est réduit et ce programme comprimé vous annonce un discours.
Si c’est une compensation, je suis obligé d’avouer qu’elle sera aussi maigre pour vous que pour moi. C’est un peu comme si l’on prétendait sucrer son chocolat avec une carte de sucre.
Je dois, en outre, protester.
II ne s’agit pas d’un discours. Je vais simplement utiliser ces quelques instants pour bavarder un peu avec vous.
J’en ai peu souvent l’occasion.
Par la force des choses, vos frères, et vos cousins, les garçons, qui sont de bonne heure ab­sorbés par cette grande ruche qu’est le Chantier, sont plus sou­vent l’objet de mes préoccupations. Ce n'est pas que l’éduca­tion des filles soit moins importante mais alors que la fonction des hommes dans l’existence dépend essentiellement du métier qu'ils auront appris, que, dès le début, il faut par l’apprentis­sage leur en inculquer la discipline et la technique, le rôle de la femme est l'accomplissement d’une mission éternelle et pour l’aider à y parvenir, il suffit de faciliter le développement des qualités qu'elle porte naturellement en elle.
Pour eux, pas de discussion possible. C’est le sexe fort et il faut quelquefois leur parler le langage un peu rude du métier.
Mais pour vous, on hésite. Il n’y a pas de qualificatif absolu. On dit tantôt le sexe faible, tan­tôt le beau sexe et c’est bien dans ces deux épithètes que se trouve le secret de la destinée de la femme qui n’est que grâce et fragilité. Elle est faible. Elle est belle.
Mais si physiologiquement la femme est effectivement faible, de quelle force morale incomparable n’est-elle pas douée.
C’est sur ses frêles épaules que portent les lourdes responsabilités du ménage. Elle doit, sans le secours des sciences exactes, assurer l’équilibre précaire et difficile du budget familial. Elle doit pourvoir à tout, veiller à ce que personne ne manque de rien,, deviner les peines de chacun pour les consoler et dans chaque foyer dont elle est l’ange gardien, le sourire, le soleil, la femme accomplit sans cesse ce miracle de prodiguer l’amour sans que ceux qui en sont l’objet parviennent à la satiété et sans que, elle, qui le dis­pense, succombe à l’épuisement.
Elle a sur la terre la plus lourde charge et la mission sacrée de transmettre la vie et de faire éclore par des soins attentifs et l’éducation de tous les ins­tants les générations futures qui portent tous nos espoirs.
Combien de trésors doit-elle déployer. Combien de connaissances d’apparence infime, quelquefois obscu­res, doit-elle utiliser dans l’accomplissement de sa tâche quotidienne et surtout avec quelle intensité doit vibrer son coeur, ce trésor inestimable et inépuisable.
C’est pour vous mieux préparer à remplir cette tâche que vous venez ici, à l’École Ménagère, pour vous instruire de ces mille petits riens dont l’existence de la femme est faite et sans lesquels l’existence de l'homme serait impossible. Et ici, où grâce au dévouement de votre directrice et de vos maitresses, l’enseignement trouve sa véritable expres­sion qui est faite d’amour et d’affection, vous vous préparez à devenir des épouses et des mères.
La famille, l'épouse, la mère, l’en­fant, c’est ce symbole unique et exceptionnel qui domine la fête de Noël, occasion de notre réunion d’aujourd’hui.
C’est vers lui qu’on se tourne quand au coeur de l'hiver le cercle se resserre autour de l'âtre familial quand il fait froid dehors et qu’il fait bon sentir la chaleur du coeur, quand sur le Noël, quand pour parler comme Villon on vient sur le Noël :

« Sur le Noël, morte saison
Lorsque les loups vivent de vent
Et qu’on se tient en sa maison
Pour le frimas près du tison »

car Noël est un mot que comme Maman on ne peut prononcer sans émotion.
Les légendes de Noël sont innombrables. Elles sont toutes pleines de merveilleux et elles se ressem­blent toutes mais aucune n’est aussi belle que le récit que nous a légué la tradition et dont vingt siècles n’ont pu al­térer ni la fraicheur ni la pureté.
Dans la grotte de Bethléem, tout nu sur son lit de paille entre le boeuf et l’âne, est né l’enfant divin, celui que depuis quatre mille ans les prophètes avaient annoncé et qui vient souffrir pour le rachat du monde.
Il apporte l’espérance, il symbolise la renaissance. Il concrétise la foi dans la progression de l’hu­manité quelles que soient nos vicissitudes et pendant des siècles l’image reproduira la scène, des mains naïves bâtiront des crèches, des esprits inspirés chanteront le miracles sans qu’on puisse rien ajouter, ni rien retrancher à ce qui fût dès le début et qui demeure et demeurera la représentation de ce miracle : la mère et l’enfant.
Cette fête de la mère et de l'enfant, elle vous appartient en propre. C’est doublement la vôtre à vous qui êtes des enfants et qui serez des mères.
Noël, c'est l’espérance; le sabot dépo­sé au pied de la cheminée et que personne, même le plus déshé­rité sur la terre, ne doit trouver vide car ce qu’on cherche dans le sabot ce n’est pas la beau jouet, le précieux cadeau, ce qu'on y cherche et ce qu'on y trouve, c'est le trésor du coeur.
Je connais des enfants qui ont conservé et qui conserveront toute leur vie le précieux souvenir du Noël de leurs huit ans.
Oh ! Il n’est pas toujours riche le Noël ! C’est quelquefois une poignée de noix qu'on a revê­tues de papier d'argent, une orange, une boite de plumes, qu'importe ! pour celui qui le trouve, c’est un bien ines­timable car en disant : « C’est le Petit Jésus qui me l'a donné », fût-il encore plus misérable et plus déshérité, il a cette impression précieuse de n'être pas abandonné sur la terre. Il a, par de là l’humanité, la perception d'un amour qui ne lui est pas refusé et son coeur déborde d'espérance.
Aussi devons-nous conserver pré­cieusement nos impressions d’enfant, garder pures nos illu­sions, les protéger du feu trop ardent de la vie, défendre contre la brutalité des réalités matérielles cette parcelle d’idéal et de foi qui est le meilleur viatique pour la route abrupte et semée d’embûches que nous devons parcourir.
Cet idéal nous met à la fois à l’abri des vaines récriminations et de la trop stupide résigna­tion. Il nous apprend que chacun mérite par ses efforts et que nul ne peut prétendre mériter sans effort, car c'est là la vraie signification de la foi et de l’espérance.
L’Histoire ne se fait pas faute de nous l'apprendre.
Et puisque nous parlons d’histoire parmi toutes celles que j'aurais pu vous raconter, c’est à l'Histoire qu'il est quelquefois difficile de séparer de la légende que j'emprunterai un petit conte de Noël.
« C’était en 1792 (1798 ? illisible), la France avait des soubresauts intérieurs dont allaient sortir des événements qui, pen­dant 25 ans, remplirent l'histoire du monde.
La France qui a toujours été una­nime dans ses désirs, dans ses aspirations était, sur les moyens, comme cela lui est arrivé bien des fois, divisée par les tendances idéologiques.
Dans l'Ouest, en Bretagne, les Français se battaient entre eux. Une guerre de partisans, tragique et sans merci, mettait aux prises les Chouans et les Bleus.
Dans une petite bourgade, aux mains des Bleus, Solange, une petite fille de 8 ans, avait trouvé asile dans une chaumière. Ses parents, émigrés, avaient fui en Angleterre et Solange, sans trop bien comprendre, sen­tait, dans sa misère et son dénuement, confusément le poids qu'infligeait à ses 8 ans la tare de sa naissance d’aristo­crate.
En cette veille de Noël, l'air n'avait pas frémi au doux son des croches, les églises étaient fermées. Noël, réputé fête réactionnaire, était à l'index.
Solange se rappela qu'en un Noël précédent, elle avait déposé ses souliers au pied de la che­minée et machinalement elle refit ce geste. Sait-on jamais !
Et Solange se coucha. Elle enten­dait des craquements dans le grenier. Elle avait très peur et enfouie sous sa couverture elle trouva rapidement le sommeil.
Un des bienfaits du sommeil est de procurer quelquefois des rêves. Solange rêva. La porte s’ouvrait doucement et un homme pénétrait dans la chambre. Il était vêtu comme ces émigrés auxquels les Bleus donnaient la chasse, qu’elle voyait souvent rassemblés, enchainés sur la place du marché. Il s'approchait du petit lit et elle entendit : « N’aie pas peur ma petite Solange » Puis il la prenait dans ses bras, la couvrait de caresses et Solange retombait dans son sommeil profond. Tout avait disparu.
Etait-il possible qu’elle eût rêvé.
Cet homme lui avait parlé douce­ment. Elle avait l'impression que c'est comme cela que lui aurait parlé son père s'il avait été là.
Le lendemain, elle court à la cheminée. Oh ! Surprise ! Elle y trouve une magnifique poupée, vêtue comme une dame et elle la prend dans ses bras.
« Où as-tu trouvé cette belle poupée, Solange ? » « - C’est le Petit Jésus qui me l'a apportée » et Solange sort fièrement sans lâcher sa poupée.
Au coin de la place, elle rencon­tre le sergent des Bleus, un vrai croquemitaine avec de gran­des moustaches et qui lui faisait très peur mais aujourd'hui elle est très brave et le regarde bien en face. « Que portes-tu là petite ? » « - Une poupée, Monsieur le Sergent, c'est le Petit Jésus qui me l'a apportée ».
Le vieux sergent fronde le sourcil, il ne croit pas trop aux miracles.
II interroge l'enfant, examine la poupée et aussitôt son opinion est faite. Il rassemble la garde, fait cerner la maison, Solange a peur. Son petit cerveau travaille. Elle comprend. Ce n'était peut-être pas un rêve et cet homme qui, cette nuit, lui parlait comme un père, peut-être est-il encore dans la maison, c’est lui qu’on poursuit.
Mais comment fléchir le sergent ? Elle n'a rien. Si, une idée ! « Monsieur le Sergent, vous avez une petite fille qui a aussi huit ans, peut-être qu’elle n’a pas eu de Noël, je vous donnerai cette poupée que le Petit Jésus m'a apportée ».
Le sergent regarde l’enfant. C’est dur de faire ce métier et sait-on vraiment où est le devoir.
C’est vrai qu’il a aussi une pe­tite fille. Il y a deux ans qu’il ne l'a pas vue.
Il se radoucit. Un dur combat se livre dans son esprit. Il prend la petite fille par la main, fait avec elle le tour de la maison, va jusqu’au grenier sans entrer, puis en redescendant dit à ses Hommes « Vous pouvez partir, c’était une erreur » et il dit à la petite fille « Il pourra partir la nuit prochaine, j'emmènerai mes hommes au loin ». »
C’est Lenôtre qui, mieux que moi et avec d'abondants détails, nous a raconté cette histoire. Lenôtre est un historien qui s’est attaché à nous conter la petite histoire, celle dont la grande est faite.
Ce petit conte fait partie d'une série qu’il avait écrite pour ses petites filles et dans les­quels, au milieu des chevauchées, des ruines, des misères, des séparations, il fait passer dans cette époque ardente de la révolution et de l’empire, le souffle pur des rêves d’enfant.
Si je vous l’ai racontée, c'est parce qu’elle montre quels vrais miracles peuvent produire l’amour paternel, l’amour filial et l'amour du prochain quand un aimant aussi puissant que la foi de Noël les anime, c’est aussi parce que j’espère que comme le désirait Lenôtre pour ses petites tilles, elle vous donnera le goût de l’Histoire, de l’Histoire de France, qui pour la beauté et le merveilleux surpasse toutes les légendes.
Par bien des points, l’histoire de notre époque ressemble à celle de l’époque à laquelle se situe ce conte.
Notre Noël de 1940 est un Noël triste. La France est meurtrie. La France souffre. Il y a des foyers dévastés. Il y a des enfants privés de leur père mais la France n’est pas morte et si privés de tout, qu’ils soient, ou qu'ils puissent être, les Français ne doivent pas être privés d’espérance surtout quand cette espérance est au coeur des enfants.
En commun, par l’association de nos efforts, par la vertu des mères pour nos enfants et par nos enfants nous reconstruirons la France, nous conserverons ses traditions et c'est pour cela qu’en tout premier lieu nous avions pour devoir de conserver notre tradition de Noël et de chanter ensemble « Alléluia », c’est le chant de l'espérance.
 

Retour aux archives de 1940