1937.00.De J. Le Martret - Syndicat des armateurs et marins bretons.Brest.Au ministre de la Marine

Copie de lettre

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Brest
J. Le Martret
Président du Syndicat des armateurs et marins bretons
15, rue Traverse à Brest
à Monsieur le ministre de la Marine marchande
Paris

Monsieur le ministre,
J'ai l'honneur d'attirer votre bienveillante attention sur la situation qui serait faite aux armements au cabotage et au bornage si le contre-projet modificatif du projet de loi Tasso était voté par le Parlement.
D'après ce contre-projet, ces deux armements seraient exclus du bénéfice de la loi, en raison du privilège du monopole de pavillon dont ils jouissent.
Je ne sais, M. le ministre, si on a cherché à déterminer le bénéfice que retire le petit armement de ce privilège qui est devenu une simple fiction depuis que des mesures économiques destinées à porter remède à d'autres activités sont venues paralyser l'industrie des transports entiers.
C'est ainsi que la loi de 8 heures applicable à tout l'armement français n'a pas été sans toucher quelque peu le petit aussi bien que le gros armement.
Plus tard et successivement sont venus :
1° - la taxe d'apprentissage qui joue contre le petit armement qui forme lui-même, non seulement ses apprentis, mais aussi ceux de la plus grande partie de l'armement français.
2° - La taxe sur les transports qui pratiquement est supportée par l'armement au cabotage et au bornage.
3°- Les prix fermes des compagnies de chemins de fer qui à eux seuls ont porté plus de préjudice à l'armement côtier que toutes les autres mesures réunies. Ils ont évincé complètement le bornage et le cabotage du trafic de port à port et la conséquence de leur application a été la suppression en fait du monopole du pavillon qui ne peut s'entendre qu'autant que la concurrence sur le plan national reste libre.
4° - Les contingentements qui, venus en dernier lieu, ont enfin eu raison de l'armement au cabotage breton qui renferme à lui seul les 4/5 des navires pratiquant le trafic de port à port.
A partir de la mise à exécution du décret sur le contingentement du charbon et pendant un an, l'armement au cabotage breton a dû être remisé dans le fond des ports et ce n'est que grâce à la ténacité des services du ministère de la Marine marchande, à laquelle je me fais un devoir de rendre hommage qu'en octobre 1932 les navires de 150 tonnes et au-dessus reprirent armement, un contingent de charbon anglais ayant été mis à la disposition du syndicat.
Mais les navires d'un plus faible tonnage, mais les borneurs, qui ne peuvent penser aller en Angleterre et qui ont été atteints par ces mesures au même titre que les goélettes, qu'a-t-on fait pour eux ? Rien.
Pour pouvoir subvenir aux besoins de leurs familles, ils se sont adonnés à différents trafics pour lesquels bon nombre d'entre eux n'étaient pas construits.
On peut trouver quelques-uns ramassant, mais au prix de quelles peines et de quelles privations, les miettes que dédaigne la voie ferrée.
On trouve aussi quelques borneurs transportant des chargements de cailloux où le matériel s'use vite.
Beaucoup n'ayant pas de fret, draguent le long de nos côtes du sable pour la fumure des champs et l'entretien des routes, encore dans ce dernier travail sont-ils terriblement concurrencés par les entreprises de camionnage automobile qui, au mépris des règlements cueillent à même le sable sur les plages pour le transporter à destination.
Partout, M. le ministre, c'est la misère et la désolation. Le gain d'un père de famille, et en Bretagne les familles sont nombreuses, est très insuffisant pour nourrir sa nichée, entretenir le matériel, le remplacer au besoin, le garantir contre le mauvais temps par l'assurance, payer les droits et les redevances qui s'attachent à son dur métier ; aussi la pitance passant en premier, le matériel disparaît. De 350 bâtiments dont se composait le cabotage avant-guerre, il ne reste plus qu'une cinquantaine, tous à bout de souffle. Quelques-uns n'ayant plus les fonds nécessaires pour se faire radouber, se remisent au fond des ports.
D'autres sont harcelés par les avitailleurs qui, désireux de faire rentrer leurs créances antérieures, refusent à l'avenir tout nouveau crédit.
La question de l'assurance est résolue depuis deux ans environ, les primes d'assurances restant impayées pendant que les frets se raréfient de plus en plus, les navires restent découverts.
Ce lamentable état de choses, s'il procède un peu du marasme général des affaires de navigation a été singulièrement aggravé en ce qui concerne le cabotage et le bornage par les décisions des pouvoirs publics restreignant systématiquement la liberté commerciale du petit armement.
Et c'est à ce petit armement que ces mêmes pouvoirs publics se proposent de refuser l'aide matérielle qu'on accorderait au reste de l'armement français.
Permettez-moi de dire, Monsieur le ministre, que par humanité et par équité les armements au cabotage et au bornage auraient dû être les premiers l'objet de la sollicitude gouvernementale.
Ils ont été atteints par la crise au même titre que tout l'armement, ils ont été en outre très gravement lésés dans leur industrie par la concurrence déloyale des compagnies de chemins de fer, concurrence provoquée par les pouvoirs publics, je le répète.
Aujourd'hui, les importateurs de charbon rejettent les offres d'affrètement des caboteurs, leur préférant le tonnage étranger cependant que nos petits armateurs savent parfaitement que le taux de fret qu'ils proposent ne devrait avoir aucune influence pratique sur le marché intérieur du combustible.
Les négociants de nos ports ont tout avantage à faire venir leur sucre de Nantes ou leur vin de Brest par voie ferrée plutôt que de confier ces transports aux borneurs.
D'où disparition rapide d'une industrie jadis florissante et qu'on a considéré jusqu'ici comme indispensable à l'économie générale du pays.
D'où aussi tarissement de la meilleure source de recrutement des marins.
Je suis persuadé, Monsieur le ministre, que notre appel sera entendu. Je suis persuadé que votre bienveillance avisée s'exercera en faveur d'une catégorie de citoyens particulièrement digne d'intérêt.
C'est au nom des 3.000 familles bretonnes qui vivent du cabotage et du bornage que je vous demande de traiter ces deux armements sur le même pied d'égalité que le reste de l'armement français.
Ce faisant, M. le ministre, le Parlement acquittera la dette qu'il a contractée vis-à-vis de l'armement dans une séance au cours de laquelle le ministre d'alors dit du haut de la tribune de la Chambre des députés, parlant de la loi de huit heures :
"Si, dans l'avenir, l'armement français doit souffrir des effets de cette loi, le Parlement se fera un devoir de lui venir en aide".
Les armements au cabotage et au bornage ne souffrent pas seulement de l'application de la loi de 8 heures, mais encore de toute la réglementation qui, par la suite, est venue restreindre son activité.
Ils en souffrent, ils en meurent.
Avec mes remerciements anticipés, je vous prie d'agréer, Monsieur le ministre, mes respectueuses salutations.


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