1915.10.22.Au ministre du Commerce, de l'Industrie, des Postes et Télégraphes

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Paris, le 22 octobre 1915
Monsieur G. Thomson
Ministre du commerce, de l'Industrie, des Postes et Télégraphes
Rue de Grenelle - Paris

Monsieur le ministre,

Au sujet d'un rapport de la chambre de commerce française de Londres

Nous avons reçu, tout dernièrement, une copie d'un document émanant de la Chambre de commerce française de Londres (16 Monument Street) qui a pour titre : "Rapport préparé sur la demande de M. le ministre du Commerce en vue de l'adoption de mesures destinées à favoriser le développement de la Marine de commerce française".
Nous avons lu ce long travail et c'est avec un sentiment de réelle tristesse que nous avons constaté qu'un organisme aussi important que la Chambre de commerce française de la capitale du Royaume-Uni avait cru devoir accueillir, sans contrôle, les affirmations du rédacteur dudit rapport et les faire siennes. Nous estimons que nous ne pouvons laisser dire et répandre de telles erreurs ; nous nous permettons donc d'apporter ici quelques réfutations aux allégations contenues dans un imprimé dont des copies peuvent tomber entre les mains de personnes non averties ignorantes ou mal intentionnées.
Dans le chapitre "Remarque générales", il est déclaré que c'est la tutelle du ministère de la Marine qui est la cause de l'infériorité de notre Marine marchande, en comparaison avec celle des autres pays.
L'auteur estime après cette affirmation, qui n'est suivie du reste d'aucune démonstration, qu'il est nécessaire de rattacher au ministère du Commerce le sous-secrétariat à la Marine marchande et supprimer l'inscription maritime. Nous pensons qu'un rattachement au ministère du Commerce peut présenter quelques avantages, mais nous sommes convaincus que ceux qui parlent de la suppression de l'inscription maritime pèchent surtout par ignorance. A notre avis, l'effort qui sera à faire après la guerre sera tel que la création d'un ministère de la Marine marchande, complètement autonome, s'imposera ; quant à l'inscription maritime, nous estimons que, s'il est vrai que certaines transformations sont désirables, l'ensemble de l'organisation doit être conservé.
Ayant affirmé qu'il était loin de sa pensée de prétendre qu'une fois les deux réformes effectuées (suppression de l'inscription et rattachement du sous-secrétariat d'État de la Marine marchande au ministère du Commerce), le développement de la Marine marchande s'accomplira d'une façon automatique, l'auteur du rapport avance une série de faits et d'arguments absolument inexacts.
Il est faux que les navires de commerce construits en France, par nos chantiers nationaux (entreprises privées s'entend) reviennent en moyenne de 20% à 30% plus cher que ceux construits à l'étranger. Nous affirmons que pour toutes les constructions que nous avons fait effectuer sous le régime de la loi de 1906 (et même sous le régime de la loi de 1902), nous avons reconnu, après avoir procédé à des appels à la concurrence sérieux, que les offres formulées par les chantiers français étaient nettement plus avantageuses, au point de vue prix et au point de vue d'ensemble, que celles présentées par les chantiers anglais, hollandais, américains, allemands.
Nous ajouterons que nous avons la certitude que, dans le régime de la prime à la construction de la loi de 1904, les chantiers français auraient été virtuellement sans commandes. Du reste, nous laissons à la Chambre syndicale des constructions de navires le soin de souligner les erreurs énoncées dans le rapport que nous analysons rapidement ici.
Il est faux que les compagnies françaises de navigation sont gérées par des hommes qui : "si l'État cessait de payer une prime de navigation, verraient plus clairement que leur entreprise ne peut devenir florissante qu'autant que notre commerce d'exportation prospère, ils sentiraient que l'essor de celui-ci est grandement facilité par la présence fréquente de notre pavillon dans les pays d'outre-mer où il contribue au recrutement d'une excellente clientèle pour nos industriels. Ayant le sentiment de ce qu'est exactement l'entreprise qu'ils dirigent, ils la placeraient sur des bases commerciales, le mérite seul les guiderait dans le choix de leurs agents et n'ayant plus, comme tels, que des hommes actifs et bien documentés, ils pourraient leur laisser l'initiative qui est nécessaire pour attirer le fret et le rechercher au lieu de les laisser souvent dans leurs bureaux attendant une clientèle d'occasion à laquelle il est offert un tarif de fret très élevé".
Nous déplorons depuis de longues années d'avoir à entendre, souvent, de telles affirmations. Nous tenons à rappeler que l'armement est une industrie libre ; il est loisible à tous de constituer une compagnie de navigation, les armateurs ne sont pas recrutés dans une caste privilégiée et particulière et, dans ces conditions, pourquoi certains négociants, industriels ou exportateurs, qui ne tarissent pas de critiques et semblent considérer que l'industrie de l'armement est la chose la plus facile du monde, ne fondent pas des lignes de navigation pour concurrencer ces gens apathiques qui n'ont pas le sentiment de ce qu'est exactement l'entreprise qu'ils dirigent ?
Ces exportateurs ou commerçants n'ont donc pas, eux, le sentiment commercial qu'ils exaltent, puisqu'il leur suffirait de mettre leur science au service d'une nouvelle entreprise d'armement pour réaliser des prodiges et puisque, en tous cas, ils ne pourraient être concurrencés par les personnes qui se bornent à accepter des primes et à offrir des frets élevés.
C'est que la vérité est tout autre ; les critiques de cette nature émanent rarement de maisons importantes, en tous cas elles prouvent un manque absolu de connaissances pratiques et du souci de s'instruire aux bonnes sources. Nous voyons, chaque jour, hélas, des industriels ou des négociants, hommes d'affaires consciencieux et intelligents, qui, dans leur partie, ne cessent de se tenir au courant du progrès, cherchent à perfectionner leurs produits, à créer de nouveaux débouchés, à faire oeuvre utile et durable ; nous voyons ces mêmes hommes, acharnés au travail et soucieux de leurs intérêts, apporter dans les questions relatives au transport de leurs produits une insouciance, une imprévoyance même qui nous étonnent. Un homme qui aura concentré ses forces à perfectionner un produit, un outil ou une machine, qui aura jalousement surveillé son oeuvre, commettre l'erreur inqualifiable de confier un transport à destination de l'étranger à n'importe quel armateur, sans souci du pavillon, sans même savoir souvent quel est exactement le transporteur choisi. Dans beaucoup de maisons travaillant à l'exportation, les opérations d'expédition sont confiées à des chefs de service d'un grade subalterne, le plus souvent faiblement rétribués ; or, le défaut d'organisation de ces services spéciaux conduit le préposé aux exportations à écouter les propositions de courtiers ou agents de fret plus ou moins sérieux. Que dit l'agent de fret pour justifier son rôle : "Croyez-moi, n'essayez pas de traiter directement avec les compagnies de navigation. Les armements français sont de grands ministères ; les chefs d'exploitation sont inaccessibles, en tous cas, vous ne trouverez personne qui puisse vous répondre et, après une longue attente, on vous cotera des prix exagérés. Laissez-moi faire, j'ai des moyens d'action, je vous délivrerai du souci de vos envois et, tout en ne payant que des prix avantageux, vous serez à même de donner pleine satisfaction à votre patron".
Bien rares sont les chefs d'expédition qui n'acceptent pas, telles quelles, des affirmations de cette nature ; quelquefois même certains de ces collaborateurs se laissent aller à accepter des arguments plus personnels et, dès lors, les expéditions seront toujours confiées les yeux fermés à un agent maritime. Nous tenons à marquer que beaucoup de ces agents sont fort honorables, mais il existe quelques exceptions et, en tous cas, l'organisme intermédiaire étant créé, il faut qu'il fonctionne. Le chef d'expédition débarrassé de certains soucis de sa charge, trouvant par ailleurs, quelquefois, des avantages spéciaux, est conduit à répéter à son maître les affirmations gratuites qui lui ont été insufflées, et dès lors le chef de maison répétera dans ses affaires, dans sa famille, son cercle, dans des réunions : "les armateurs français sont des incapables, leurs compagnies sont mal gérées, on ne peut approcher leurs directeurs". Comme il est plus facile de répéter des jugements tout faits que de se donner la peine de faire travailler son cerveau et de creuser une question, l'opinion s'établit, elle reste. Pendant ce temps, l'agent maritime se développe, devient utile puis nécessaire, c'est l'agent de liaison presque indispensable. A l'armateur auquel il apporte un client, il demande une commission, 5% généralement. Si le client cherche à réaliser le maximum d'économie, l'agent maritime est conduit à abandonner une partie de sa rétribution : c'est le régime de la ristourne qui s'organise. Puis, l'ambition grandissant, l'agent actif, insinuant, harcèle la clientèle ; pour amorcer certaines affaires, il applique d'office une réduction sur les prix de fret en faisant jouer la commission future, il peut donc déclarer qu'il est à même de coter des frets inférieurs à ceux pratiqués ouvertement par les compagnies, il cherche ainsi à justifier l'avantage qu'on peut avoir à l'employer. Plus tard, si l'armateur proteste, il montrera sa puissance ; il tiendra alors ce langage : "Je suis en rapports avec l'armement étranger X, Y, Z, si vous ne m'accordez pas une baisse de fret sur les lots de ma clientèle, j'inciterai ces étrangers à venir escaler dans vos ports". Si la menace ne suffit pas, l'agent maritime fait appel à un armateur de la mer du Nord et lui démontre l'avantage que peut présenter la prise, en passe de lots importants de bon fret français.
Nous pourrions, Monsieur le ministre, vous citer des exemples multiples de ces pressions et de ces tentatives de concurrence qui sont souvent encouragées par certaines chambres de commerce. Mais ce qui est le plus piquant c'est que des exportateurs français se sont, à certaines époques, tellement désintéressés de ce que devenaient leurs produits, qu'ils ne s'étaient pas aperçus que leur agent transitaire chargeait sur des bateaux étrangers, allemands par exemple, alors qu'il s avaient donné comme instructions générales de ne confier leurs expéditions qu'à des navires français. Nous avons eu l'exemple d'une grande maison de meubles de Paris, venant présenter une réclamation pour une expédition arrivée dans la Plata à l'état d'avarie et qui était convaincue que le transport avait été effectué, comme par le passé, sur un de nos navires, quand nous demandâmes des précisions, on s'aperçut que le chargement avait été fait non pas au Havre mais à Anvers sur un bateau allemand de la Hamburg Sudamerikanische DG, qui portait le même nom qu'un des nôtres. Voilà une preuve du manque de soin des exportateurs français. Si certains négociants se donnaient la peine de prendre contact avec les directeurs des compagnies de navigation, ils pourraient constater qu'ils ont en face d'eux des hommes d'affaires prêts à les aider dans leurs efforts, prêts à travailler en contact direct et ils se rendraient compte que beaucoup d'allégations qui leur sont présentées par leurs chefs d'expédition et agents maritimes sont dénuées de fondement. Ils apprendraient aussi que dans presque toutes les directions, les frets pratiqués par les armateurs français sont moins élevés que ceux demandés par leurs collègues étrangers.
Quant aux points traités dans le rapport qui vous a été présenté, au sujet de l'abolition des primes et de la surtaxe d'entrepôt, nous sommes au regret d'affirmer que le rédacteur ignore absolument la question dont il parle :
1°- un navire construit en France, s'il voyage sur lest, n'a droit à aucune prime (voir loi du 7 avril 1902, art. 6, paragr. e), ni à aucune compensation (loi du 19 avril 1906, art. 5, paragr. 3) ; la suppression des encouragements accordés par ces lois, les seules en vigueur actuellement, ne serait donc d'aucun effet, du moins en ce qui concerne le point visé par l'auteur. Par contre, elle amènerait infailliblement la ruine de l'armateur en lui laissant supporter les charges spéciales à l'armement français, nettement reconnues par le Parlement, et que lesdits encouragements ont. justement pour objectif de compenser.
2° - La suppression de la prime de construction se traduirait par la fermeture des chantiers ; cette prime en effet a pour unique but de mettre le constructeur français sur le même pied que son confrère anglais, les frais de construction en France étant considérablement plus élevés qu'à l'étranger. C'est après une étude très approfondie de la question que cette prime a été votée par  le Parlement dans le but indiqué ; de cette façon, un navire construit en France n'est pas payé plus cher que celui construit à l'étranger, contrairement à ce qui est affirmé par la Chambre de commerce française de Londres. La suppression conduirait donc les armateurs à n'acheter qu'à l'étranger.
Quant à dire que la surtaxe d'entrepôt n'aurait jamais vu le jour si le sous-secrétariat d'État de la Marine marchande avait été rattaché au ministère du Commerce, c'est là une nouvelle hérésie, la création de ce sous-secrétariat est en somme toute récente ; elle s'est produite alors que les surtaxes d'entrepôt existaient déjà depuis fort longtemps.
En ce qui concerne les rendements de 6 à 8% donnés par les compagnies de navigation anglaises, ces dividendes n'ont rien d'extraordinaire. Dans l'armement libre, en France, beaucoup de compagnies n'ont rien à envier aux compagnies anglaises sur ce terrain.
La suppression des courtiers jurés conducteurs de navires serait une faute. L'emploi de ces officiers ministériels n'est obligatoire que pour les navires étrangers et nous sommes certains que les affrètements peuvent se faire, en France, sans l'intervention des courtiers. Sans s'en douter, l'auteur du rapport plaide en faveur de l'armement anglais qui a si souvent protesté contre l'obligation de se servir de courtiers jurés dans les ports français. C'est là un"handicap" dont le pavillon étranger est justement frappé.
Les assurances maritimes sur corps et sur marchandises sont égales ou inférieures aux assurances anglaises, sauf pour les risques de guerre couverts par l'État français.
Quant à la nécessité :
- d'augmenter les subventions postales pour les navires rapides,
- d'améliorer les ports maritimes français,
- de la modification de l'administration des ports et la mise des services entre les mains de sujets d'élite largement rétribués, nous partageons les idées émises sur ces points dans le rapport de la Chambre de commerce française de Londres.
Nous excusant de vous adresser une si longue lettre, nous vous prions d'agréer, Monsieur le ministre, les assurances de notre haute considération et de nos sentiments dévoués.


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