1981.04.21.De Georges Albertini.A Jean-Noël Jeanneney.Paris

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Paris, le 21 avril 1981

Cher Monsieur,

Voici les quelques notes promises. Je me suis reporté à ma mémoire, et à quelques notes. Malgré les erreurs toujours possibles dans ce cas, j'ai assez réfléchi à ces questions, je m'en suis assez entretenu avec plusieurs des personnes citées (outre mes propres souvenirs directs) pour vous assurer, autant qu'il est possible, que ce texte ne contient pas d'erreurs. Et je ne crois pas que ce qu'il contient de "témoignages" puisse en fausser gravement l'optique, à un historien comme vous je devais bien cet effort.

J'ai été très heureux de vous voir. J'espère ne pas avoir dépassé les limites permises au vieux grenadier racontant ses campagnes. Vous avez bien senti, j'en suis sûr, que je ne parlais pas d'Hypolite Worms sans la plus grande affection. Mais elle ne m'aveugle pas.

Veuillez croire, Cher Monsieur, à mes sentiments distingués et dévoués.

G. Albertini

M. Jean Noël Jeanneney

18 rue de Bièvres 75005 Paris

 

Jean Noël Jeanneney : L'argent caché (Fayard 1981)

Remarques sur le chapitre VII : La Synarchie

Ceci n'est pas une étude d'ensemble, mais de brèves indications soit pour rectifier des erreurs de fait, soit pour signaler des interprétations discutables, ou fournir quelques suggestions.

1°) P.269. Sur les documents Mennevée. Je possède une vingtaine de cahiers où il a traité des origines de la famille Worms, de questions relatives à la synarchie et au mouvement synarchique d'Empire, de ses thèmes habituels sur la Franc-maçonnerie, l'Intelligence service, etc. Il y a comme toujours chez lui beaucoup de faits précis, et beaucoup de commentaires aventurés.

2°) P.270. Ne pas dire "la Banque" (à propos de Worms). A la date indiquée, elle n'existait pas. La Maison Worms (ou MM. Worms et Cie), société de personnes depuis 1848, comprenait alors des "services" ; service charbon, service maritime, etc. On y ajouta, en 1928, des "services bancaires".

Hypolite Worms, qui connaissait bien le rôle des "merchant bankers" en Angleterre, et poussé par son ami, René Thion de la Chaume, président de la Banque de l'Indochine, auquel il était intimement lié, décida de créer ses propres services bancaires, au lieu de recourir à ceux d'autres banques. Comme il n'avait pas de compétence particulière dans ce domaine, son ami lui indiqua que deux jeunes Inspecteurs des finances qui avaient déjà fait une brillante carrière au ministère des Finances, et qui étaient promis à un avenir plus brillant encore, lui paraissaient devoir être des collaborateurs de choix, Jacques Barnaud et Paul Baudouin. Il les lui fit connaître, le laissant libre de choisir celui qui lui parut être de nature à s'entendre le mieux avec lui. Hypolite Worms choisit Jacques Barnaud, qui devint un peu plus tard son associé. Thion de la Chaume prit le second, qui devait être ensuite le président de la Banque de l'Indochine.

II ne faut donc pas dire que Barnaud était "l'associé de la Banque" :

a) il était le directeur général de Worms & Cie,

b) il n'était pas encore "associé" à la création,

c) quand il faut associé ce fut de MM. Worms & Cie. On ne pouvait être associé de la Banque pour la raison qu'elle n'existait pas, et que l'association était au niveau de MM. Worms & Cie (la Maison Worms comme on dit encore).

P.270. Japy était contrôlé non par la Banque (inexistante) mais par MM. Worms & Cie.

P.271. Quand Déat dénonçait le rôle de la "bande de la Banque Worms dans le ministère Darlan", il se trompait :

a) Pas de "Banque" à cette date,

b) Aucun lien entre MM. Worms & Cie, et surtout Hypolite Worms avec Marion, Benoist-Méchin, F. Lehideux, Yves Bouthillier.

C'est Gabriel Le Roy Ladurie, directeur général des services bancaires qui les connaissait, car plusieurs d'entre eux, comme lui, avaient appartenu au PPP, lors de sa fondation en 1935, jusqu'à Munich en 1938, où ils le quittèrent (avec lui Pucheu, Marion, notamment).

C'est Gabriel Le Roy Ladurie qui "régnait" à la "popote" de la rue Tronchet, avec sa collaboratrice, Simone Tournier, qui en avait la direction. Il avait d'ailleurs autant de relations avec Paul Reynaud et son milieu, c'est-à-dire celui des anti-munichois anti-allemands.

S'agissant de Darlan lui-même, Hypolite Worms le connaissait pour les raisons suivantes :

a) comme armateur dès avant 1939,

b) comme chef de la mission pendant la guerre, qui dépendait de lui, et où il avait été nommé à la suggestion d'Anatole de Monzie, ministre de la Marine marchande, avec lequel il était lié depuis la guerre de 1914 (il fut décoré par Monzie en remerciement de son rôle pendant cette guerre).

c) A son retour en France, après la défaite, il vint à Vichy, rentrant de Londres pour lui exposer ce qu'on appela "les accords Worms". Ces accords, Darlan les approuva, bien qu'ils fussent très favorables à l'Angleterre, et signés après l'armistice. Darlan dit à Hypolite Worms à cette occasion que l'Angleterre avait perdu la guerre (c'était en juillet ou août 1940), H. Worms lui répondit qu'il se trompait et que l'Angleterre ne capitulerait jamais.

P.278

1°) Le réseau d'amitiés a été beaucoup plus le fait de Gabriel Le Roy Ladurie que celui de Jacques Barnaud beaucoup plus réservé, et beaucoup moins lié au milieu politique.

2°) Les Nouveaux Cahiers ne furent pas fondés par Barnaud, mais par Auguste Detoeuf, Gabriel de Tarde et Isambert. Barnaud était d'accord avec leur orientation générale. Il y écrivit relativement peu. Il y connut René Belin alors secrétaire confédéral de la CGT, dont il dirigeait la tendance non-communiste. C'est ce qui explique pourquoi Belin, devenu secrétaire d'État à la Production industrielle et au Travail choisit Barnaud comme directeur de son cabinet. (Les réunions des Nouveaux Cahiers avaient lieu au domicile de Detoeuf).

3°) Du Moulin se trompe. Le vrai "dirigeant" de la popote était G. Le Roy Ladurie et non Barnaud. Mais comme celui-ci était le supérieur de G. Le Roy Ladurie, quand il était là, il "présidait", quoi que les déjeuners fussent très informels.

P.279

1°) Oui, Pucheu et Barnaud étaient "de la Maison Worms". Mais Lehideux, Marion, Benoist-Méchin n'avaient rien à voir avec elle. Il est faux de dire que Gabriel Le Roy Ladurie les "inspirait". Le mot de Du Moulin à Darlan "vous nous amenez toute la Banque Worms" est une sottise (mais il en a dit d'autres).

2°) Quand Laval revint, le secrétaire général du gouvernement fut Jacques Guérard. Lui avait appartenu à la première filiale assurance de MM. Worms & Cie (La Préservatrice) contrôlée peu d'années avant la guerre, et dont J. Guérard fut le président.

3°) Le mot de Drieu la Rochelle fourmille d'erreurs. Parlant de "l'équipe de la Banque Worms".

a) Pas de Banque en 1942,

b) Jacques Le Roy Ladurie ne fit jamais partie de la Maison Worms.

c) Gabriel Le Boy Ladurie ne fut jamais "associé".

d) Paul Marion : non, voir plus haut.

4°) Dans les amis de Gabriel Le Roy Ladurie était Victor Arrighit ancien membre du PC, qu'il connut au PPF, qui séduisait les milieux d'affaires par sa connaissance du communisme dont ils ignoraient à peu près tout, Hypolite Worms l'appréciait pour son intelligence et son coeur. Gabriel Le Roy Ladurie lui fit donner la présidence d'une petite filiale de MM. Worms et Cie où il gagnait sa vie, car il était pauvre, mais connaissait bien les affaires.

Remarque générale

Les vrais sentiments personnels d'Hypolite Worms étaient :

- l'anglophilie, et peut-être un peu d'anglomanie : il devait cela à son épouse, Galloise, qu'il a aimée toute sa vie, qui avait beaucoup d'influence sur lui (à cause notamment de son jugement exceptionnel, notamment sur les hommes), et anti-allemande résolue,

- l'influence des gens intelligents qui l'entouraient (certains d'entre eux) et qui croyaient soit à la victoire allemande, soit à la nécessité d'une collaboration vue comme un moindre mal l'a peut-être amené à douter, à de certains moments, de la victoire alliée.

Mais il n'a jamais "collaboré", comme la justice l'a reconnu. Ce qui ne l'empêcha pas d'être détenu à la Libération pendant six mois (à Fresnes) et assigné à résidence à Bourbon-Lancy jusqu'en 1947, ce qui l'écarta pendant près de trois ans de la direction de la Maison, qu'il exerçait depuis 1915.

Les attaques injustes qu'il lut dans la presse entre 1940 et 1944, et bien après, l'affectèrent beaucoup. J'écrirai un jour le détail de ces épisodes.

18-4-1981

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