1975.09.00.De Jean Jourdan.Souvenirs d'un vieux marin

L'extrait présenté ci-dessous est tiré de Jean Jourdan, Souvenirs d'un vieux marin, Saint-Palais-sur-Mer, Imprimerie Gatignol et fils, 4e trimestre 1975. La copie image n'a pas été conservée.

La Compagnie Worms

Le "Margaux"

Avec mon entrée à la Compagnie Worms, c’est une tranche nouvelle de ma carrière qui commençait ; mon existence même en fut profondément modifiée comme nous le verrons au cours de ce récit.
Dans toutes les entreprises maritimes de quelque importance, les officiers débutaient au bas de l’échelle, c’est-à-dire au rang de lieutenant, puis, au fur et à mesure des vacances, ils étaient promus second capitaine et enfin capitaine.
Je suivis naturellement la filière mais j’eus la chance de ne passer que deux ans environ dans les fonctions de lieutenant et de second capitaine, et c’est ainsi que j’obtins mon premier commandement quatre ans après avoir débuté à la Compagnie Worms. J’avais vingt-neuf ans.
Certes, il s’agissait de petits vapeurs affectés au cabotage, mais l’expérience m’a montré que l’exercice du commandement présente les mêmes difficultés et requiert les mêmes aptitudes quelles que soient les dimensions du navire et le genre de navigation pratiqué.
Avant toute chose, il faut avoir le sens marin qui ne s’acquiert que par la pratique du métier, d’où la nécessité de commencer très jeune. À cet égard, la voile est une excellente école.
Ensuite, le capitaine doit être capable d’assumer parfaitement les nombreuses et lourdes responsabilités auxquelles il est journellement confronté.
Enfin, il doit être psychologue dans ses rapports avec son équipage et diplomate avec les très nombreuses personnes qui participent à l’exploitation de son navire.
Commander un navire est donc toujours difficile mais, pour qui aime son métier, c’est exaltant.
Aussi je garde de cette période le meilleur des souvenirs.
Chez Worms, les mutations étaient fréquentes, surtout pour les lieutenants. J’eus donc plusieurs embarquements successifs en cette qualité et sous les ordres de plusieurs capitaines.
Certains d’entre eux ne m’ont laissé qu’un très vague souvenir. Par contre, le capitaine Begue, commandant du "Margaux", qui fut mon premier embarquement chez Worms, est resté très marqué dans ma mémoire.
À cette époque, il était âgé d’une trentaine d’années environ. Petit, mais bien pris, il avait l’apparence d’un gentleman britannique, toujours tiré à quatre épingles. Il était froid dans ses rapports avec l’équipage et parlait peu. Il aimait la solitude et avait horreur du bruit. Je n’ai jamais connu d’autres bateaux aussi peu bruyants que le "Margaux".
Inutile de préciser que le capitaine Begue m’inspira tout de suite une vive sympathie. Il fut pour moi un exemple et j’appliquai ses méthodes lorsque je fus à mon tour commandant.
J’étais ravi de cet embarquement et j’estimais à juste titre que j’avais eu beaucoup de chance. Ce fut souvent le cas d’ailleurs au cours de mon existence. Peut-être suis-je né sous une bonne étoile ?
Le "Margaux" était affecté à la ligne Bordeaux-Hambourg, avec escale au Havre. Ces voyages étaient agréables, car les arrêts à Hambourg et à Bordeaux étaient assez longs pour qu’on puisse s’y reposer et s’y distraire.
Hambourg était une très grande et belle ville où les distractions abondaient, à des prix dérisoires, à cause de la dévaluation du mark.
À Bordeaux, c’était surtout l’animation dans la rue et dans les grands cafés qui rendaient le séjour plaisant.
Ayant été muté sur le Château-Latour, je tombai malade assez sérieusement au cours d’une traversée du Havre à Hambourg. Le souvenir de la terrible grippe espagnole était encore vif dans les esprits et l’on me considéra comme un dangereux porteur de germes ! Personne ne voulait entrer dans ma cabine, même pas le capitaine.
Enfin, le « brave » chef mécanicien, plus courageux que les autres, se risqua à me faire une courte visite ; mais il ne m’apporta que des paroles d’encouragement car, fait incroyable mais vrai, le coffre à médicaments était à peu près vide ! Il n’y avait pas de lait en boîtes, le seul aliment que j’aurais pu absorber. L’on me fit du thé.
En arrivant à Hambourg, il fut question de m’envoyer à l’hôpital. Je n’y tenais pas du tout, sans raison valable d’ailleurs, car il est probable que j’aurais été fort bien soigné. Le médecin allemand autorisa que l’on me garde à bord, quitte à m’envoyer à l’hôpital du Havre au retour, si le besoin s’en faisait sentir. L’on se procura des médicaments et du lait en boîtes. Ainsi je pus faire, sans grands risques, la traversée du retour.
Cependant, le médecin qui m’examina dès l’arrivée, prescrivit mon admission à l’hôpital pour examen approfondi. Il pensait que j’étais atteint d’une paratyphoïde. En fait, je subissais les séquelles de la typho-malaria dont j’avais été atteint à la Martinique et de la dysenterie du voyage à Buenos Aires.
Ce n’était pas la première de très nombreuses crises, dont j’ai souffert jusqu’à une date assez récente, baptisées tour à tour : para-typhoïdes, grippes intestinales, pour qu’enfin, un médecin plus astucieux que ses confrères s’aperçut, après analyses, que depuis très longtemps mon intestin logeait des amybes, qui avaient fini par s’enkyster.
Après deux ou trois jours passés à l’hôpital du Havre, où j’avais pour voisin un noir agonisant et qui ne cessait de pousser des cris, parfois des hurlements, je suppliai le médecin de me laisser partir. J’obtins un repos de trois semaines environ après lequel j’obtins d’être embarqué sur un des deux bateaux affectés à la ligne Dieppe-Grimsby. Petit cabotage de tout repos, car les traversées étaient courtes (seize à dix-huit heures) et les séjours au port assez longs : deux à trois jours au moins à Grimsby et autant à Dieppe.
C’était assez monotone, surtout en Angleterre où il n’y avait aucune distraction. Mes fonctions de lieutenant me laissaient beaucoup de loisirs. Parfois, nous allions faire un tour en ville, le capitaine et moi.
À Dieppe, c’était pire, car les autres officiers, tous mariés, ne passaient à bord que leurs heures de service. Dès dix-huit heures, quelquefois même plus tôt, tout le monde s’en allait et je restais seul à bord.
Je n’avais pas intérêt à rester sur la ligne de Dieppe, où les conditions de solde et d’avancement étaient sensiblement moins bonnes qu’ailleurs. Je fis une demande de mutation qui fut agréée et j’eus la chance de rembarquer sur le "Margaux" avec le capitaine Begue.
Sur le "Margaux", je fus rapidement nommé second capitaine, c’est-à-dire à un poste de réelles responsabilités. J’y fus d’ailleurs poussé par le capitaine Begue, qui avait pour principe de laisser à son second toute liberté dans ses fonctions. Il donnait ses directives, il incombait au second de les exécuter au mieux.
Je pris mon rôle très au sérieux. Mes rapports avec le capitaine Begue devinrent peu à peu amicaux et le demeurèrent par la suite.
L’ambiance était bonne à bord du "Margaux" et, comme le capitaine Begue était fort apprécié de l’Armement, son bateau était, pour tout le personnel de la Compagnie, terriens et marins, le bateau modèle sur lequel n’embarquait en principe qu’un équipage d’élite.
Bref, pour un officier c’était une bonne note d’avoir navigué sous les ordres du capitaine Begue.
Mon tour de promotion approchait, lorsqu’un incident fâcheux se produisit. Le capitaine Begue était en congé et avait été remplacé par un jeune second, qui était d’ailleurs mon condisciple à l’école de Dieppe. Nous étions bons camarades, bien que de caractères foncièrement différents.
Au cours d’une traversée de Dunkerque au Havre, le "Margaux" s’échoua par temps de brume, près d’Étretat, et se fit de graves avaries.
L’accident se produisit vers huit heures du matin, quelques minutes après que j’eus pris le quart sur la passerelle, où d’ailleurs se trouvait déjà le commandant, autrement dit mon camarade. Il avait naturellement pris la direction de la manœuvre, par conséquent l’entière responsabilité.
Cependant, le chef d’armement m’en attribua une part et, malgré mes protestations, je fus rétrogradé et envoyé comme second sur le plus petit bateau de la compagnien c’est-à-dire un poste de débutant, alors que je venais de passer deux ans sur le navire amiral !
Ce fut un coup très dur et qui risquait de compromettre toute ma carrière. Il n’en fut rien, heureusement, et, après une pénitence de quelques mois, je repris mon rang sur la liste d’ancienneté.
Mes protestations avaient porté leurs fruits, comme ce fut toujours le cas au cours de mon existence, car je puisais mes arguments dans la logique du bon sens.
Que m’avait-on reproché ? Essentiellement de ne pas avoir bien secondé mon commandant et de ne lui avoir pas donné les avis qui lui auraient été nécessaires pour éviter l’accident. Autrement dit, j’aurais dû me substituer à un commandant défaillant au moment où un danger se présentait.
À quoi je répondis : « Pourquoi, dans ces conditions, ne m’a-t-on pas confié le commandement plutôt qu’à un autre second moins ancien que moi ? Puisque mes conseils lui auraient été précieux dans une circonstance délicate, c’est donc que j’aurais été capable d’assumer le commandement du navire. »
La leçon ne fut pas perdue pour l’armement. Après cet incident, les mutations, les intérims et les avancements se firent régulièrement.
Peu après, j’obtins mon premier commandement, en 1923
Dans mes commandements successifs, bien qu’au début tout au moins je fus le plus jeune de l’État-major, je n’ai jamais eu de difficultés sérieuses et j’ai toujours été consciencieusement servi par mes équipages.
Certains officiers et hommes d’équipage ont navigué plusieurs années avec moi sur leur demande.
Il me faut dire ici, à propos de l’un d’eux, un nommé Gaouyer, breton du Finistère qui exerçait les fonctions de maître d’hôtel, titre pompeux qui recouvrait un rôle plus modeste mais sans doute plus utile.
En fait, c’était le garçon du carré des officiers. Il les servait à table et faisait leurs chambres. Pour moi, il était en outre ce qu’on pourrait appeler mon ordonnance et mon homme de confiance.
Il me servait à table, faisait le ménage de mon appartement, s’occupait de mon linge et faisai les courses dans les ports, que sais-je encore ?
J’avais en lui une confiance totale qui ne s’est jamais démentie. Nous nous connaissions si bien, qu’un regard, un sourire, une grimace suffisaient à nous faire comprendre mutuellement.
Bien entendu, il me suivait quand je prenais un nouveau commandement et, dans les débuts, il m’était très utile car il était l’intermédiaire entre l’équipage et moi. C’était excellent pour éviter, de part et d’autre, des erreurs ou des malentendus.
Ce brave Gaouyer était une perle dans son genre et je lui dois beaucoup. Il a contribué largement au bon exercice de mes fonctions de capitaine.
Au début, je fis quelques voyages dans les petits ports bretons si pittoresques, tels Douarnenez et Concarneau, où seuls de petits navires pouvaient accoster. Ces escales, toujours assez longues, ne manquaient pas de charme et permettaient d’avoir quelques précisions sur la population locale.
Puis, je fus désigné pour le "Jumièges".

Le "Jumièges"

Cet ancien vapeur anglais avait toutes les caractéristiques des navires affectés au transport du charbon, c’est-à-dire que tout y était sacrifié au profit d’une manutention rapide du chargement. Les logements des officiers et des équipages étaient aussi primitifs qu’il était possible.
Mon appartement cependant était assez vaste mais très sombre, car il était situé sous le pont.
Sur la passerelle, à ciel ouvert, il n’y avait pas de chambre de veille ni même de boîte à cartes.
La nuit, je dormais peu ou mal car, loin de la passerelle, je n’étais pas tranquille, bien que mes officiers fussent sérieux et compétents. Mais j’en étais au début de ma carrière de commandant et le moindre accident aurait eu pour effet de la compromettre gravement.
Partant de Bordeaux, nous devions toucher Anvers, puis prendre un plein chargement à Dantzig, avec retour au Havre.  
Nous arrivâmes à Flessingue, où l’on prend le pilote pour Anvers, dans la nuit du 24 au 25 décembre. Le trafic était si intense, dans cette veille de Noël, que le pilotage était débordé et, pour compliquer les choses, la brume s’était mise de la partie.
La plupart des bateaux descendants avaient été retardés. Bref, il n’y avait plus de pilote disponible pour la montée. Une vingtaine de bateaux, proches les uns des autres, se trouvaient comme nous, en attente.
J’étais soucieux car, en pleine nuit, par temps brumeux et dans un lieu que je ne connaissais pas, parmi de nombreux autres bateaux, la situation m’apparaissait comme n’étant pas de tout repos.
Heureusement, cette attente pénible ne dura pas très longtemps. Une vedette s’approcha et une forme humaine monta le long de l’échelle du pilote.
Arrivé sur le pont, l’individu en question, qui ne parlait que le flamand, me fit comprendre par gestes, que nous devions mouiller là où nous étions.
Une fois mouillés, je tentai de savoir ce que nous allions faire par la suite ; mais je ne pus obtenir aucune indication de mon flamand qui, manifestement, ne comprenait rien à ce que je lui disais. Il débarqua d’ailleurs peu après.
Vers minuit, soit après avoir attendu environ quatre heures, un pilote nous prit en charge. C’était un brave belge d’un certain âge, placide et précis dans ses ordres, mais paraissant très fatigué.
L’ayant questionné, il me répondit qu’il venait de passer douze heures sur la passerelle d’un navire descendant et qu’aussitôt débarqué, il avait été envoyé immédiatement à mon bord, sans avoir pris une minute de repos.
Heureusement, la montée se déroula sans incident et, vers six heures, le jour de Noël, nous mouillions en rade d’Anvers.
Là, se produisit un phénomène que les marins désignent sous le nom de « diable ». Sous l’effet du renversement de la marée, l’eau du fleuve se met à tourbillonner violemment, entraînant les navires dans de terribles embardées qui les font parfois chasser sur leurs ancres. Si des mesures ne sont pas prises d’urgence, des abordages peuvent se produire. C’est dire qu’il faut être vigilant et prêt à toute éventualité.
Par bonheur, nous étions mouillés au bout de la file et, en appareillant dès l’apparition du « diable », nous pûmes nous mettre hors d’atteinte des autres navires.
Vers huit heures, nous entrâmes dans le sas ; opération fort longue, car la direction du port s’évertuait à y caser le plus grand nombre possible de navires. Bref, le sas était plein comme un œuf.
La sortie fut aussi longue que l’entrée et ensuite il fallait gagner notre poste à quai. Celui-ci était assez loin et l’on avançait très lentement, à cause des chalands très nombreux qui nous gênaient.
À un certain moment, il fut impossible d’avancer ni de reculer ; nous étions bloqués et il fallait attendre que les chalands nous laissent un passage. Cela dura toute la journée et une partie de la nuit. Ce n’est qu’au petit matin du lendemain, que nous pûmes enfin gagner notre poste à quai.
À cette époque, le port d’Anvers était saturé, le trafic ayant augmenté considérablement depuis la fin de la guerre.
Les accidents, dans le port et dans la rivière, étaient quotidiens, au point qu’on en venait à soupçonner les pilotes de le faire exprès, en vue de toucher une prime des chantiers de réparations !
J’ignore naturellement cette accusation était fondée, mais je dois à la vérité de dire que la mentalité des officiers du port et des patrons de remorqueurs, à cette époque, n’était pas bonne.
À l’occasion de toute opération dans le port, les capitaines étaient tenus de verser des gratifications, s’ils voulaient être bien servis.
Cette obligation était devenue quasiment officielle, au point que, dans les comptes des navires, figurait une rubrique intitulée : « gratification à Anvers ». Cette coutume était naturellement déplorable, car il en résultait des passe-droits.
Les quémandeurs prétendaient qu’ils étaient mal rétribués, ce qui les contraignait à se livrer à cette sorte de mendicité. Il y avait du vrai dans cette affirmation car, par la suite, il y eut des grèves pour obtenir des augmentations de salaire.
Arrivés dans la Baltique, le temps se gâta. En quelques heures, le thermomètre fit une chute d’une vingtaine de degrés et une violente tempête de neige se déchaîna, soulevant des lames très grosses et faisant tomber la visibilité à deux ou trois cents mètres.
Un matin, après le lever du jour, le timonier m’informa que le compas restait au même cap quel que soit l’angle de barre et, comme la visibilité était à peu près nulle, il était impossible de voir si le navire venait sur tribord ou sur bâbord sous l’effet de la barre.
L’officier de quart et moi-même, nous demandions quelle était la cause de ce phénomène, lorsqu’en observant la cuvette du compas, nous vîmes flotter de petits cristaux à la surface du liquide dans lequel flotte la rose du compas.
De toute évidence, le liquide était en train de geler et ce, depuis que les lampes d’habitacle avaient été éteintes au lever du jour. Jusque-là, la chaleur des lampes avait empêché le gel. L’on s’empressa de rallumer les lampes et, peu après, le compas fonctionna de nouveau normalement. Entre-temps, nous devions nous trouver à la hauteur d’un cap qu’il fallait contourner pour gagner Dantzig, notre port de destination, situé au fond du golfe du même nom.
Mais pour effectuer le changement de route, il fallait voir la pointe à contourner. La visibilité étant quasi-nulle, on aurait pu, à la rigueur, se servir de la sonde et, par l’estime, faire la route convenable.
C’est ce que je tentai de réaliser à l’aide du sondeur et du loch. Malheureusement, ces deux instruments se révélèrent inutilisables à cause de la basse température. (Les gonios et les sondeurs par ultra-sons n’existaient pas encore, tout au moins ces instruments étaient inconnus à la Compagnie Worms.)
Je n’entrerai pas dans les détails techniques pour expliquer pourquoi le froid rendait ces appareils inutilisables, il ne me restait qu’une solution : m’éloigner de la terre à petite vitesse pour attendre l’éclaircie.
Dans le courant de la nuit suivante, soit environ dix-huit heures après avoir pris la cape, le temps s’éclaircit et je mis le camp sur Dantzig. La chance voulut que notre estime fut bonne et, dans l’après-midi, nous entrions dans le port sans incident.
Le pont et les agrès étaient recouverts d’une épaisse couche de glace. Quant aux ancres, c’était deux blocs de glace compacte que nous eûmes les plus grandes difficultés à dégeler.
La ville était revêtue d’un manteau blanc très épais. On avait dû creuser des tranchées dans la neige afin d’assurer la circulation. Cependant, le soleil brillait et la température était moins basse, tout en restant nettement en dessous de zéro.
Le séjour à quai ne fut pas long, le chargement de sucre en sacs étant rapide, l’arrimage ne posant aucun problème.
Mais dès que nous fûmes en mer, de nouveau la température baissa et une mince couche de glace se forma à la surface. L’eau de la Baltique est presque douce et les courants, en général, sont faibles, ce qui a pour effet de faciliter la formation de glace, même par des températures pas très basses.
Étant lourdement chargés, nous brisions assez facilement la couche de glace ; seule notre vitesse était ralentie. Comme à l’aller et pour les mêmes raisons, le sondeur et le loch étaient inutilisables.
Chemin faisant, la glace s’épaississait et nous apercevions des contre bordiers, peu ou pas chargés, qui éprouvaient des difficultés à faire route. Certains n’avançaient que très lentement et même étaient stoppés par moments.
Plus tard, nous apprîmes qu’une cinquantaine de bateaux étaient bloqués par les glaces en Baltique. Certains d’entre eux restèrent ainsi immobilisés pendant plusieurs semaines et durent être ravitaillés par avions.
Nous avions eu la chance de passer au tout dernier moment et, en arrivant au Havre, l’armement fut agréablement surpris de la brièveté de notre voyage en raison des circonstances atmosphériques défavorables que nous avions rencontrées.
J’avais battu, sans le savoir, une sorte de record et j’en fus félicité, chose rare chez Worms !
Cependant, cet exploit, bien qu’involontaire, me valut d’être titularisé aussitôt, soit après six mois seulement d’intérim.
C’est à cette époque que je pris le commandement du "Bidassoa".

Le "Bidassoa"

C’était un petit cargo dépourvu du moindre confort. La passerelle était naturellement en plein vent, sans aucun abri ni chambre de veille.
Pour consulter les cartes, je devais descendre à ma cabine située sous la passerelle et qui était minuscule. La table et la couchette occupaient à peu près toute la place disponible, bien que ces deux accessoires indispensables fussent de dimensions réduites au maximum.
Naturellement, pas d’éclairage électrique, mais des lampes à pétrole qui s’éteignaient quand on ouvrait la porte par grand vent. De surcroît, j’étais sous le servo-moteur du gouvernail, dont le bruit et les trépidations étaient très gênants, surtout la nuit.
À titre de comparaison, aujourd’hui les mousses disposent de grandes cabines avec eau courante chaude et froide, vrais lits et plusieurs ampoules électriques.
C’était donc des plus primitifs, mais je m’en accommodais, tout à la joie de commander.
Peu après, le "Bidassoa" fut affecté à la ligne Bordeaux-Pasajes, près de Saint-Sébastien. Les rotations étaient d’une semaine, avec des traversées de dix-huit à vingt heures, dont six à huit en rivière. Ce n’était donc pas fatigant, sauf par mauvais temps, car le Golfe de Gascogne est connu pour ses tempêtes et ses lames impressionnantes.
Les séjours à Bordeaux étant assez longs, permettaient de profiter des diverses formes de loisirs qu’offrait la capitale du Sud-Ouest. Bordeaux, en effet, était à cette époque (1924) une véritable capitale régionale où affluaient les habitants des départements voisins.
La ville était gaie et pleine d’animation, mais sans la cohue due à la prolifération des véhicules que l’on déplore aujourd’hui. Le quartier de la Bourse était particulièrement animé. Le trafic maritime toujours très important.
Tous les cafés et bistrots étaient pleins et chacun d’eux avait sa clientèle propre. Le rendez-vous des capitaines était le Café de l’Opéra, où l’on se retrouvait entre collègues et avec quelques habituées !
Puis, "Bidassoa" fut affecté à la ligne Le Havre-Dunkerque-Anvers. Ces voyages sont agréables en été. Les traversées y sont courtes et les escales intéressantes, surtout à Anvers, qui offre toutes les distractions souhaitables.
Mais en hiver, sur la Manche et la mer du Nord, le temps est le plus souvent mauvais. Les tempêtes y sont fréquentes et, quand vient l’accalmie, c’est la brume qui fait son apparition.
Or, la brume, comme chacun sait, est la plus grande ennemie du marin, du moins jusqu’à l’invention du radar.
Que d’heures, que dis-je, que de jours et de nuits ai-je passés sur la passerelle, l’oreille tendue, pour essayer de percevoir le son d’une sirène provenant d’un autre navire faisant route à contre-bord et que nous risquions d’aborder.
C’est une tension d’esprit, qui, jointe au manque de sommeil, à la longue devient épuisante.
Quant aux tempêtes, je garde le souvenir de l’une d’entre elles, si violente, que le pauvre "Bidassoa" mit quatre jours d’Anvers au Havre, alors que normalement le trajet se faisait en vingt-quatre heures environ.
À l’armement, on était inquiet sur notre sort car, bien entendu, nous n’avions pas de radio pour donner de nos nouvelles.
Après le "Bidassoa", je pris le commandement du "Haut-Brion".

Le "Haut-Brion"

C’était un vieux bateau, mais solide et excellent à la mer. Aménagé un peu à la manière des anciens bateaux à voiles, avec une grande dunette où se trouvaient mes appartements.
Ceux-ci étaient vastes, mais assez sombres, car la lumière n’arrivait que par quelques hublots. Le chauffage provenait d’une sorte de cheminée alimentée au charbon.
Tel quel, l’on n’y était pas mal au cours des escales, car il y avait peu de bruit et l’on pouvait s’isoler. Par contre, à la mer, le bruit de l’hélice et les chocs du gouvernail étaient assourdissants. Par mauvais temps, l’on n’y pouvait dormir.
D’ailleurs, à la mer, je ne couchais jamais dans mon lit. La dunette était trop loin de la passerelle pour que, en cas de besoin, j’y parvienne aussi rapidement qu’il aurait été nécessaire.
Je m’allongeais sur le canapé de la chambre de veille, située sous la passerelle et, chaque fois que l’officier de quart venait consulter un document, je recevais un grand coup de vent dans la figure, en même temps que j’étais aspergé, si la pluie tombait !
La nuit, donc, j’étais le plus mal loti de l’équipage ; mais bah ! j’étais jeune et les traversées n’étaient jamais longues.

Le "Pontet-Canet"

Après avoir commandé trois ou quatre autres navires, j’eus l’honneur et le plaisir de prendre le commandement du "Pontet-Canet", ex-allemand, ayant l’aspect d’un petit paquebot. De fait, il comportait quelques cabines à passagers et un salon.
Personnellement, je disposais d’un appartement comprenant : une salle à manger-bureau, une chambre à coucher et une salle de bains avec eau chaude et froide. En outre, tous les locaux étaient éclairés à l’électricité et très bien chauffés à la vapeur. Un seul inconvénient : le servo-moteur était au-dessus de ma couchette et faisait grand bruit.
Au total, le "Pontet-Canet" était infiniment plus confortable que tous les autres bateaux que j’avais commandés jusqu’alors. Extérieurement, il avait de très belles lignes et, en outre, il possédait d’excellentes qualités nautiques et manœuvrières.
Sur ce bateau, j’ai navigué pendant sept ans.
Comme je l’ai dit, son aspect extérieur était celui d’un petit paquebot et il était aménagé pour prendre une dizaine de passagers.
J’étais fier de le commander et je veillais à son entretien ; de sorte qu’à l’escale du Havre, il était d’une propreté impeccable, comme je le faisais quand j’étais second sur le "Margaux".
Peu à peu, la réputation du "Pontet-Canet" égala celle du "Margaux". Pour les officiers, c’était en quelque sorte un embarquement au choix. Ils y étaient sensibles et en témoignaient par leur tenue et leur zèle.
Bref, il régnait à bord un climat inusité sur un navire de commerce, que j’appréciais.
Nous prenions parfois des passagers et j’eus l’honneur de transporter, du Havre à Bordeaux, le neveu de l’Armateur et sa famille. Une autre fois, ce fut l’ingénieur de l’Armement, puis des employés de l’agence du Havre, qui considéraient comme une faveur de prendre passage sur le "Pontet-Canet".
Un jour, une grand-mère anglaise et son petit-fils, âgé de huit à dix ans environ, me causèrent une certaine surprise. À un des repas qui leur fut servi, il y avait, entre autres choses, des artichauts et des crustacés, crabes et bigorneaux, je crois.
Ces mets étaient, pour ces Anglais, complètement inconnus. Ils paraissaient gênés, se tenaient raides sur leur siège et ne touchaient pas à ce qui se trouvait dans leur assiette.
- « Vous n’aimez pas cela ? » leur dis-je.
- « Nous n’en avons jamais vu et nous ignorons comment cela se mange », me répondirent-ils.
Je leur expliquai comment s’y prendre et, après en avoir goûté, ils trouvèrent que c’était excellent. Évidemment, depuis la dernière guerre, les Anglais ont fait de grands progrès sur le chapitre gastronomique.
J’eus deux coups durs sur le "Pontet-Canet", qui furent, heureusement, les seuls de ma carrière où, là comme ailleurs, j’eus beaucoup de chance.
Le premier de ces incidents aurait pu avoir de graves conséquences pour moi.
C’était à Dunkerque.
Sur plainte des Ponts-et-Chaussées, propriétaires du baliseur, l’affaire fut portée devant le tribunal de première instance de Dunkerque. Celui-ci déclara que la responsabilité de l’accident incombait au chaland, qui m’avait gêné dans ma manœuvre, en entrant dans le port alors que les signaux le lui interdisaient.
Le chaland appartenait à une grande entreprise de travaux publics qui fit aussitôt appel de ce jugement. L’affaire fut renvoyée devant la Cour de Douai.
La Compagnie, propriétaire du chaland, puissante financièrement, mit ses intérêts entre les mains d’avocats spécialistes des questions maritimes et un débat s’engagea, qui souleva un point de droit particulièrement important.
Les avocats de la partie adverse prétendaient, en effet, que le chaland, n’étant pas un navire de mer, n’avait pas à se conformer aux signaux et que d’ailleurs, le patron du chaland, n’étant pas un capitaine, ignorait la signification de ces signaux.
D’autre part, puisqu’il n’y avait pas eu abordage, l’on ne pouvait rien reprocher au chaland et, si l’accident s’était produit, c’était par suite d’une maladresse du capitaine du "Pontet-Canet".
Il y avait du vrai, juridiquement, dans ces allégations et je risquais gros si la Cour de Douai adoptait le point de vue des avocats de la Compagnie. Il fallait donc se défendre et la Compagnie Worms me laissa carte blanche à cet effet.
À Dunkerque, j’eus la chance de trouver un avocat, Maître Adam, spécialiste connu des questions maritimes.
J’eus de très nombreux entretiens avec lui, au cours desquels je lui fournis un certain nombre de précisions techniques, qui lui permirent de rédiger une plaidoirie bien charpentée et de réfuter point par point les allégations de nos adversaires.
Mais ce procès, banal en soi à l’origine, soulevait des questions épineuses de droit maritime et, accessoirement, concernait le règlement de la police des ports.
De nombreuses séances furent nécessaires pour entendre les longues plaidoiries des avocats des deux parties et l’affaire ne trouva sa conclusion qu’au bout de trois années.
Finalement, le "Pontet-Canet" eut un tiers de la responsabilité au principal, le chaland les deux tiers.
Le jugement était équitable, mais l’affaire avait été beaucoup moins onéreuse pour Worms que pour le propriétaire du chaland, qui avait dû payer très cher des avocats en renom et avait été privé de l’usage du chaland, mis à la chaîne jusqu’à l’issue du procès.
Mais l’affaire eut une autre suite plus importante, puisqu’il en résulta une modification du droit maritime sur le caractère des navires de mer et une refonte totale du règlement sur la police des ports.
Petite cause, grands effets.
Sortant du port à la tombée de la nuit, j’aperçus un chaland venant en sens inverse, à une distance de trois cents mètres environ.
Au mât des signaux du port était affiché le signal réglementaire : « interdiction d’entrer », autrement dit : « permission de sortir », qui concernant le "Pontet-Canet".
Le chaland était donc en infraction et, par sa présence au milieu d’un chenal étroit, constituait une gêne sérieuse pour un navire sortant du port.
Je donnai un long coup de sifflet pour attirer son attention et l’inciter à dégager le chenal, puis un coup bref pour lui signaler que je venais sur tribord, comme le règlement l’exige, pour deux navires se croisant dans le chenal.
Le chaland, sans répondre à mes coups de sifflet et toujours au milieu du chenal, poursuivait obstinément sa route et commençait à se rapprocher dangereusement de moi.
Je diminuai de vitesse et je donnai un nouveau coup de sifflet bref, en appuyant sur tribord pour parer le chaland qui arrivait droit sur moi, car la nuit s’était faite et je voyais ses deux feux, vert et rouge.
Il n’était plus qu’à une vingtaine de mètres et, pour ne pas l’aborder, je dus mettre la barre toute à tribord.
Le chaland nous frôla, mais sans nous toucher et tout se serait terminé par une simple, mais vive émotion, si, dans l’embardée que j’avais dû faire sur tribord, je n’étais sorti du chenal et, tout occupé que j’étais à surveiller le chaland, je ne m’étais pas aperçu que nous courions droit sur un quai.
Je donnai aussitôt ordre à la machine de battre en arrière à toute vitesse et au bosco, qui se trouvait sur le gaillard, de mouiller les deux ancres.
Bien que ces ordres fussent exécutés immédiatement, nous étions trop près du quai pour qu’ils produisent leur plein effet.
Heureusement, ou malheureusement selon le point de vue où l’on se place, un baliseur, le « Quinette de Rochmont », était amarré à quai juste devant nous. L’étrave du "Pontet-Canet", lourdement chargé, pénétra dans la coque du baliseur et le coupa littéralement en deux parties qui coulèrent presqu’aussitôt.
Le choc fut presque totalement amorti par cette sorte de défense constituée par le baliseur et c’est à peine si notre étrave toucha le quai, ne nous causant aucune avarie.
Nous apprîmes plus tard, que le gardien du baliseur, qui avait été alerté par nos signaux sonores, avait eu le temps de sauter sur le quai avant l’abordage.
Il n’y avait donc que des dégâts matériels, mais pas de perte de vie humaine, ce qui eut pour effet de simplifier la procédure lors de l’enquête ouverte après l’accident. Traduit devant le tribunal maritime commercial, je fus acquitté.
Le second coup dur fut beaucoup moins grave et n’eut aucune suite fâcheuse :
En arrivant à Bordeaux, au moment où le pilote du bassin venait de monter à bord, une brume épaisse s’abattit sur la rivière, réduisant la visibilité à quelques mètres. Il y eut un peu de flottement dans les ordres et contre-ordres du pilote et, quelques minutes plus tard, nous nous trouvions échoués sur un banc de vase situé de l’autre côté de la rivière.
Nous avions été dépalés par le courant de jusant, qui avait débuté au moment même où la brume s’abattait et dont nous ne pouvions percevoir les effets, faute de visibilité.
Heureusement, à la marée suivante, nous nous dégageâmes facilement, sans que le navire ait souffert. Je n’entendis jamais parler de cet incident.
Pendant plusieurs années, j’ai eu comme fidèle compagne une chienne du nom de Zette. C’était une bâtarde de berger belge, au poil roux. Toute jeune, elle avait été victime d’un accident, au cours duquel elle avait laissé une partie de sa lèvre supérieure gauche. De ce côté, sa mâchoire était en partie découverte, ce lui donnait un air féroce. Mais en fait, elle était très douce et même assez craintive.
Elle m’était très attachée et ne me quittait pas d’une semelle à bord. Elle se couchait au pied de ma couchette quand j’y étais, et sous mon bureau quand j’y travailais.
Elle connaissait mes habitudes et savait que, dans certains ports, je ne l’emmenais pas à terre avec moi. Dans ce cas, elle me suivait jusqu’à la planche, mais n’allait pas plus loin. Elle me regardait tristement m’éloigner du bord et rentrait dans ma chambre.
À mon retour, elle m’attendait à la coupée. Comment savait-elle que j’allais revenir ? Je l’ignore. Peut-être entendait-elle de loin le bruit de mes pas sur le quai… Le brave Gaouyer, ou un homme de l’équipage présent sur le pont, me certifièrent maintes fois que Zette n’avait pris sa faction à la coupée que peu avant mon arrivée.
La brave bête mourut en mer, après avoir bas 5 ou 6 chiots. C’était en hiver, le temps était mauvais. A-t-elle pris froid en mettant au monde ses petits, y eut-il des complications de ce côté ? Je n’en sais rien. Toujours est-il que la perte de cette fidèle compagne me causa une profonde peine.

Syndicat

Si, dans mes souvenirs, j’ai cru devoir consacrer un chapitre à mes activités syndicales, c’est en raison de l’influence que ces activités ont eu sur mon destin.
Modeste capitaine dans une compagnie de cabotage, je n’avais d’autre avenir que de naviguer sur de petits cargos et de partir en retraite à cinquante-cinq ans, à condition d’avoir survécu aux dangers de la guerre, autrement dit, j’aurais fait une carrière tout à fait banale et sans grand intérêt.
Grâce au syndicat, j’eus une carrière beaucoup mieux remplie, plus intéressante et plus longue.
Mais, naturellement, tout ce processus n’était en rien calculé et ne fut réalisé que grâce à une série de circonstances imprévues.
Lorsque je pris le parti d’abandonner le long cours, c’était, je l’ai dit plus haut, en vue de satisfaire à mon goût pour tout ce qui a trait aux questions sociales et, d’une manière générale, à la politique.
Ce goût, je l’avais hérité  de mes parents, mais surtout de ma mère, féministe militante qui, si elle vivait aujourd’hui, serait probablement ministre car elle était de la classe de celles qui ont été remarquées par le président de la République.
Elle aurait fait merveille à la Condition féminine.
Très tôt, je me suis intéressé au syndicat professionnel des officiers de la Marine marchande. À la Martinique, lieutenant sur le "Pouyer-Quertier", je faisais déjà partie d’une annexe du syndicat de la Manche, constitué à l’intention des nombreux officiers de la Compagnie Transat qui stationnaient aux Antilles. J’avais alors vingt ans.
À mon retour au Havre, en 1919, je pris contact avec le syndicat. Chez Worms, les voyages étaient courts et les escales au Havre fréquentes.
J’assistais aussi souvent que possible aux réunions hebdomadaires où je rencontrais surtout des commandants de la Transat.
Peu à peu, je m’y fis une place, modeste certes, au début, mais qui alla grandissant grâce au président et au secrétaire général qui m’avaient pris en amitié.
Enfin, à l’occasion de réformes internes, je fus élu d’abord vice-président représentant les officiers de la Compagnie Worms, puis brusquement, en 1934, le président ayant été muté à Marseille, mes collègues me demandèrent d’accepter la présidence du syndicat des capitaines au long cours de la Manche, dénomination officielle de cette association professionnelle.
En fait, ce nom pompeux recouvrait un très modeste syndicat quant à l’effectif et dont l’activité était des plus réduites. De plus, le secrétaire général, autrement dit celui qui aurait dû en être la cheville ouvrière, était déficiant à tous égards.
Peu après, la chance me favorisa. Un jeune officier de la Compagnie transatlantique nommé Français vint m’offrir ses services en vue d’occuper le poste de secrétaire général.
Je le fis admettre, avec quelques difficultés, par le conseil d’administration, car ses collègues, en assez grand nombre, émettaient des réserves à son sujet. On disait qu’il avait des tendances gauchistes.
Quoi qu’il en soit, il se révéla tout de suite un excellent secrétaire général et, très rapidement, l’effectif de nos adhérents augmenta pour atteindre le chiffre de huit cents environ en 1939.
Parallèlement, en collaboration étroite et amicale avec Français, je fis en sorte que le syndicat de la Manche reprit sa place dans la Fédération dont il s’était détaché par suite d’un différend d’ordre personnel entre notre ancien président et le président de la fédération, nommé Mas.
Il me paraissait, en effet, que cette scission était autant dommageable à notre syndicat qu’à la fédération. Pour une corporation comme celle des capitaines au long cours, relativement peu nombreuse, l’adage : « l’union fait la force », s’appliquait plus qu’à tout autre.
Mas était un personnage hors du commun. Ancien pilote de Marseille, il créa d’abord la fédération des pilotes, dont il prit la présidence, puis celle des capitaines au long cours.
Ce cumul avait eu pour effet de le hisser au premier plan dans la marine marchande.
Très intelligent et voyant loin, il avait vite compris que sans l’appui d’hommes politiques, rien d’important ne se fait dans notre pays.
Il était en excellent terme avec M. Bouisson, député de Marseille, qui fut le premier titulaire du ministère de la Marine marchande créé en 1917.
Tout naturellement, son influence fut grande dans ce ministère où il n’y avait pas de marins de commerce. Le ministre et les hauts fonctionnaires le consultaient sur tous les grands problèmes.
Après la guerre, au moment où j’ai fait sa connaissance, son influence dans tous les milieux maritimes, et spécialement au ministère, avait encore grandi et l’on peut dire sans exagération qu’il en était « le Père Joseph » !
Je l’ai vu entrer comme chez lui dans le bureau du ministre et traiter d’égal à égal avec tous les hauts fonctionnaires dont certains, comme l’ingénieur général Harbleicher, étaient des hommes éminents.
Nos rapports devinrent peu à peu confiants.
La fédération reconstituée comprenait les syndicats de la Manche, de Saint-Nazaire, de Bordeaux et de Marseille.
Les présidents et les secrétaires généraux se réunissaient chaque année en congrès, qui se tenaient à Paris. J’eus l’occasion d’y participer plusieurs fois.
Les discussions se situaient toujours à un très haut niveau, grâce à Mas qui, délaissant les détails secondaires, s’attachait à l’étude des grands problèmes du moment.
C’est ainsi notamment, qu’avec notre appui, il mit au point, avec son ami Tassot, député de Marseille, un projet de loi, qui porte le nom de ce dernier, instituant une aide de l’État à l’armement.
Nous discutions également de l’enseignement maritime et nous soumettions au ministre les réformes qui nous semblaient nécessaires.
Et c’est ainsi, qu’entre les deux guerres, les capitaines au long cours ont joué un très grand rôle dans la politique de la marine marchande.
C’est loin, évidemment, et nous sommes bien peu nombreux aujourd’hui pour en témoigner. C’est pourquoi j’ai cru devoir rappeler ici ces faits tout à l’honneur de notre corporation.
Le syndicat de la Manche m’occasionnait du travail et des soucis, mais, très bien secondé par Français, j’y faisais face sans difficulté.
Passant au Havre régulièrement, je pouvais suivre personnellement la marche du syndicat, présider les séances hebdomadaires et laisser des directives à Français.
Du côté de Worms, on comprit que notre groupement, rigoureusement apolitique, n’avait aucune intention malveillante à l’égard des armateurs, bien au contraire, puisque, sans un armement prospère, notre avenir aurait été compromis.
Nous défendions simplement les intérêts légitimes de nos adhérents.
Puis ce fut le Front populaire et la grande vague de réformes sociales.
Des négociations s’ouvrirent entre le Comité centrale des armateurs et les syndicats, pour la signature de contrats collectifs.
Naturellement, j’y participais avec Français, au nom du syndicat de la Manche. J’en garde le souvenir d’une période pleine d’enseignements, qui m’ont ouvert l’esprit sur des problèmes que ne soupçonnais pas. C’est là que je compris la complexité de l’administration d’une grande affaire, dont les dirigeants doivent avoir des connaissances multiples. J’eus l’occasion de m’entretenir avec certains d’entre eux qui m’inspirèrent une grande considération et qui me témoignèrent, par la suite, leur sympathie.
Avec Worms, dont un représentant siégeait de l’autre côté de la barrière, pendant les négociations, il n’y eut aucune difficulté. Worms, en effet, était très libéral avec ses équipages, si bien que pour elle le nouveau contrat n’apportait guère de changements, ayant déjà appliqué avant la lettre la plupart des dispositions.
À l’automne 1937, à l’occasion d’un changement de ministère, dans lequel figurait un de mes anciens camarades de collège de Coulommiers, celui-ci me présenta au ministre de la Marine marchande, qui me fit entrer à son cabinet en qualité de conseiller technique.
Il était normal, en effet, que le ministre, qui n’était pas un marin, demande sur certains sujets l’avis d’un capitaine au long cours qui, de plus, était le président d’un important syndicat.
C’était aussi une tradition, comme nous l’avons vu plus haut à propos de Mas. Mon entrée au cabinet n’avait donc rien de surprenant. Mais, pour moi, c’était une situation entièrement nouvelle qui m’attendait. Je fis, en effet, durant les quelques mois que je passai place de Fontenoy, un certain nombre d’expériences et de découvertes.
Un ministère est un monde fermé, qui a ses lois propres, ses habitudes, son état d’esprit particulier.
À la marine marchande, il n’y avait pas réellement de traditions, les façons de faire étaient pour la plupart copiées sur celles des autres ministères.
Il régnait, place de Fontenoy, un aimable laisser-aller et on y circulait comme dans un moulin. Les bureaux n’étaient jamais fermés à clé et on pouvait y entrer librement, même après la fermeture du ministère.
Je fus un peu choqué de cet état de choses, je dois l’avouer, mais malgré tout, du bon travail était fait grâce à quelques hauts fonctionnaires de valeur et consciencieux. Parmi ceux-ci, je dois citer l’ingénieur général Marie et l’inspecteur général Baudouin, dont je m’honore d’avoir été le collaborateur et l’ami.
Mes fonctions n’étaient pas très absorbantes et me laissaient toute facilité pour explorer ce grand bâtiment et les multiples services qu’il contenait dont le cabinet du ministre où j’ai pu constater sa toute-puissance. C’est lui qui, en fait, imprime sa marque sur la politique du ministère.
Deux incidents graves se produisirent pendant la période troublée de 1936 à 1939, à propos desquels j’eus à intervenir personnellement.
Le premier se produisit à Rouen.
À la suite d’exigences du syndicat des marins que les capitaines jugèrent inacceptables, ces derniers décidèrent de rester à quai tant que le syndicat n’aurait pas renoncé à ces prétentions.
Pour la première fois dans l’histoire, les capitaines se mettaient grève. C’était évidemment très sérieux et, pour essayer de résoudre le conflit, le ministre de la Marine marchande avait envoyé sur place l’Inspecteur général de l’inscription maritime.
Le conflit durait déjà depuis plusieurs jours et aucune solution n’était encore en vue.
Un représentant des capitaines (ils étaient environ une trentaine) me demanda d’intervenir.
Je me rendis aussitôt à Rouen et je pris contact avec les deux parties.
Après ces consultations, je me rendis compte qu’un accord était possible.
Au cours d’une ultime réunion avec les capitaines, un procès-verbal fut signé à l’unanimité, qui mettait fin à la grève.
Dès le lendemain, je pus vérifier qu’on ne fait pas appel en vain au bon sens des marins lorsqu’on est marin soi-même et qu’on sait leur parler.
Le second incident se produisit au Havre et fut encore plus grave que le précédent, car il s’agissait d’une grève à caractère politique.
Sous prétexte d’indiscipline, les officiers du « Normandie » exigeaient le débarquement d’un certain nombre de garçons de salle.
Le syndicat des garçons, très puissant au Havre, répliqua en déclarant que tout le personnel hôtelier de « Normandie » mettait sac à terre si un seul de ses membres était débarqué.
De toute façon, « Normandie » était immobilisé. Cela fit grand bruit et déchaîna les passions politiques.
Des réunions entre représentants du syndicat des capitaines au long cours et celui des garçons eurent lieu à Paris, mais sans résultat, le secrétaire du syndicat des garçons demeurant intransigeant, se sentant soutenu par ses nombreux adhérents.
Cependant, la situation ne pouvait se prolonger sans conséquences graves. Il fallait trouver un compromis dans lequel chacune des parties pourrait sauver la face.
Avec le commandant Thoreux du « Normandie », qui était aussi vice-président de notre syndicat, nous proposâmes au ministre de la Marine Marchande, M. de Chapdelaine, une formule susceptible de mettre fin au conflit.
Le lendemain, « Normandie » reprenait la mer mais nous avions dû faire des concessions qui ne furent pas goûtées par certains de nos collègues.
Dès ce moment, cette petite minorité me voua une solide inimitié.
La guerre qui éclata quelques mois après cet incident mit fin à l’activité du syndicat des capitaines au long cours, comme d’ailleurs de tous les autres syndicats.
Mon séjour au ministère dura jusque vers le milieu de l’année 1938.
Je pris quelques semaines de congé et rentrai au Havre à la fin de l’été.

"Champagne"

Je me présentais à la direction de l’Armement, où j’appris que Worms venait de créer une nouvelle entreprise maritime : la Société Française des transports pétroliers (SFTP).
En fait, c’était à la demande du gouvernement que Worms se lançait dans l’armement de navires pétroliers. La France, en effet, n’était pas à cette époque, très bien fournie en navires-citernes, indispensables en temps de guerre.
Or, les événements politiques qui se succédaient rapidement laissaient à penser que l’on s’acheminait, à plus ou moins brève échéance, vers un conflit avec Hitler.
Worms, dans un premier temps, venait d’acquérir à l’étranger cinq pétroliers de construction récente, qui devaient entrer en service sous pavillon français, dans les derniers mois de 1938.
Le nouveau directeur de la SFTP me proposa de le seconder dans l’armement des cinq pétroliers et de prendre le commandement du dernier de la série.
Je ne connaissais rien aux pétroliers et je n’avais jamais été dans un service d’armement. Cependant, sans hésiter je répondis oui. Bah ! me disais-je, on verra bien…
Avant toute chose, il convenait de recruter les capitaines. Je connaissais bien tous mes collègues de la Compagnie Worms et même la plupart des officiers. Il me fut donc assez facile de proposer au directeur ceux qui me paraissaient les plus aptes à commander ces nouveaux navires.
Il s’avéra par la suite que le choix avait été judicieux. Tous, sans exception, furent d’excellents capitaines.
Les navires devaient être livrés soit à Rotterdam, soit à Hambourg. En fait, seul le dernier, que je devais prendre en commandement, le "Champagne", fut livré à Hambourg.
J’avais, dans mes attributions, d’organiser les opérations inhérentes à ces livraisons. Je me rendais donc personnellement à Rotterdam, où j’assurais la liaison avec la direction locale de Worms.
Ces voyages, qui duraient quelques jours, n’avaient rien de désagréable. Voyageant en première classe et descendant dans un des meilleurs hôtels de la ville, j’étais, en outre, fort bien traité par le directeur et le personnel de l’agence locale.
J’avais l’impression d’être un touriste fortuné, car tout se passait sans complications majeures, grâce à la puissance incontestée de l’armateur et à sa remarquable organisation.
Au moment de Munich, une pré-mobilisation fut décrétée. Tous les officiers de réserve étaient rappelés. J’étais mobilisable le premier jour et je devais rallier mon poste immédiatement et sans délai.
Pour gagner du temps, je pris l’avion et, moins de deux heures après le départ de Rotterdam, j’atterrissais au Bourget. C’était la première fois que je montais dans un avion depuis 1918.
À Paris, l’on venait d’apprendre la signature des accords de Munich qui, provisoirement, mettaient fin à la tension avec l’Allemagne. Je retournai aussitôt en Hollande, mais cette fois par le train.
Je fis ainsi quatre tournées à Rotterdam pour assister à la livraison de quatre pétroliers de quinze mille tonnes environ, ce qui, à l’époque, était un fort tonnage pour un navire de ce type.
Ils se nommaient : "Bourgogne", "Lorraine", "Gascogne", "Roussillon" et "Champagne".
Mon tour arriva et je me rendis à Hambourg début novembre pour prendre le commandement du "Champagne".
Cette fois, les choses devenaient sérieuses. Je devais avant tout recruter un équipage, depuis le second capitaine jusqu’au mousse, sans oublier le personnel de service.
Or, je n’avais pas la moindre idée au sujet de ce recrutement. Chez Worms, la question ne se posait pas. Les équipages étaient très stables et, en cas de vacance, les postulants se présentaient d’eux-mêmes et l’on n’avait que l’embarras du choix.
S’agissant d’armer entièrement un navire affecté à un genre de navigation très particulier, le recrutement de son équipage devenait un problème très ardu.
D’autre part, sur un pétrolier le rôle du second capitaine est très important, car c’est lui qui s’occupe des opérations délicates du chargement et du déchargement des citernes. Il est donc indispensable qu’il connaisse le métier des pétroliers.
J’eus la chance de découvrir rapidement l’homme qu’il me fallait. Il s’agissait d’un jeune capitaine au long cours, nommé Garnier, qui avait navigué comme second sur des pétroliers et qui se trouvait justement en congé. Il répondit aussitôt au télégramme que je lui avais adressé, acceptant de rallier Le Havre sans délai.
Le surlendemain nous fîmes connaissance et, à ce premier contact, j’eus l’impression que Garnier ferait bien mon affaire. Cette impression se confirma par la suite, car il s’avéra que Garnier était le meilleur second que je pouvais souhaiter.
En dépit de son jeune âge, Garnier possédait déjà une solide expérience. Observateur et méthodique, il assimilait tout ce qui était susceptible de se présenter à bord d’un bateau. Il n’hésitait pas à mettre la main à la pâte quand c’était nécessaire.
Je l’ai vu montrer au cuisinier comment préparer un plat ou régler les brûleurs de ses fourneaux, ainsi qu’au cambusier comment découper une carcasse de bœuf. Son métier était tout pour lui et il s’y donnait corps et âme. Avec un pareil second, tout fut facile.
C’est à Hambourg que le "Champagne" nous fut livré. Splendide navire presque neuf et méticuleusement entretenu par son équipage norvégien. Tout était moderne et confortable à bord.
Mes appartements étaient dignes d’un commandant de paquebot. L’équipage était logé en cabines individuelles spécieuses et dotées d’un grand confort. J’étais fier de commander un tel navire.
Seuls, m’avaient accompagné à Hambourg Garnier et le chef mécanicien. Le commandant norvégien conservait ses fonctions jusqu’au Havre. Nous n’étions donc que des passagers et nous en profitâmes pour nous familiariser avec notre futur bateau.
Personnellement, je fis quelques découvertes à propos de l’équipage. Celui-ci était fort disparate, composé d’éléments de diverses nationalités où les Norvégiens, à part l’état-major, étaient minoritaires.
Les ordres étaient donnés en anglais entre eux. Il n’y avait pas d’alcool à bord, même chez le commandant ; à peine quelques bouteilles de bière.
Celui-ci se montrait bourru et peu « causant », sans doute regretterait-il de quitter son beau navire ? Par contre, le second et le chef mécanicien, qui devaient faire avec nous le premier voyage sous pavillon français, à titre de garantie, étaient très contents à cette perspective et nous témoignaient une grande cordialité.
Le "Champagne", en dépit de quelques péripéties, parvint cependant au Havre à l’heure prévue, c’est-à-dire à temps pour l’inauguration officielle par le ministre des Travaux publics en personne, M. de Monzie, accompagné de nombreuses personnalités et de M. Worms.
C’était un grand honneur pour l’équipage du "Champagne" et pour son commandant. La cérémonie fut suivie d’un grand banquet auquel je fus invité.
Le soir même, nous prenions la mer à destination de Talara, au Pérou.
Tout était en ordre à bord, grâce à Garnier, et la routine de la mer commença. Garnier avait fait un petit discours à l’équipage pour l’inciter à être fier de son bateau si pimpant et, par voie de conséquence, d’avoir à cœur de le maintenir en état de propreté impeccable, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur.
Afin de les encourager, il fut convenu que je passerais l’inspection des locaux chaque dimanche matin, accompagné de Garnier et du chef mécanicien. Bien que cette pratique fut inusitée à bord des navires de commerce, l’équipage s’y plia de bonne grâce et le résultat fut que le "Champagne" conserva son aspect pimpant tant que je le commandai.
À cette occasion, comme dans beaucoup d’autres, Garnier prouva ses qualités de chef et sa profonde connaissance des marins. Bref, je pouvais me reposer entièrement sur lui, sachant que tout marcherait convenablement.
Mais comme toute médaille a son revers, il s’ensuivit que, n’ayant que fort peu à faire, je m’ennuyais. Ce premier voyage me parut interminable. J’avais perdu l’habitude des longues traversées et je me prenais à regretter les cours séjours en mer du cabotage, entrecoupés d’escales où l’on reprenait contact avec une vie normale.
Cependant, j’eus une grande satisfaction à traverser le canal de Panama dans les deux sens.
Au retour, nous frôlâmes la catastrophe : par suite d’une avarie de barre, le navire vint brusquement sur bâbord. Heureusement, j’étais sur la passerelle. La machine fut aussitôt mise en arrière toute et les deux ancres mouillées. Le navire s’immobilisa à quelques mètres à peine de la berge et, par miracle, nus parvînmes à éviter un navire qui venait en sens inverse !
La barre fut rapidement remise en état et, en virant les ancres, nous vîmes, accrochée sur l’une d’elles, une carcasse métallique qui n’était autre que les restes rouillés d’un vieux wagon ayant servi lors des premiers travaux de percement du canal sous de Lesseps.
Ensuite, le pilote, qui était resté impassible pendant l’incident, me dit, non sans un certain humour noir : « Heureusement pour vous qu’il n’y a pas eu de casse, sans quoi vous auriez pu fort bien passer en jugement pour négligence ou maladresse dans l’exercice de vos fonctions. »
Quelques mois de prison, assortis d’une forte amende, auraient pu m’être infligés. J’en frémis encore rétrospectivement !
En tout cas, c’était un avis à retenir et j’en fis mon profit ; non pas personnellement, puisque je ne revins plus au canal, mais pour mes collègues, sous forme d’un rapport à l’Armement.
Notre chargement était destiné au Havre. Nous mouillâmes sur rade la veille de Noël 1938 et il nous fallut attendre plusieurs jours, qu’un poste à quai soit disponible.
C’était la première escale que je faisais dans un port sur un pétrolier.
Je pus constater, hélas, que bien des choses laissaient à désirer.
En premier lieu, l’équipage était laissé à l’abandon. Rien n’était prévu pour aplanir les nombreuses difficultés auxquelles il avait à faire face, à commencer par les moyens de transport du bord en ville.
En effet, pour des raisons de sécurité, le navire était amarré dans une partie isolée du port, accessible seulement par la mer, donc à l’aide de canots.
En principe, ces canots faisaient un service régulier avec des horaires connus. Malheureusement, pour une cause ou pour une autre, mais le plus souvent en raison de panne de moteur, les horaires n’étaient pas respectés et, quelquefois, il fallait attendre longtemps avant que le service ne fut rétabli.
Ces pertes de temps, pour des marins qui en avaient si peu, étaient dramatiques.
Rien n’était prévu non plus pour accueillir les femmes des membres subalternes de l’équipage. Les couples n’avaient ni le temps ni les moyens d’aller à l’hôtel, et pourtant l’accès du bord était en principe interdit aux femmes et aux marins.
Je fis en sorte que cette règle inhumaine ne soit pas appliquée à bord du "Champagne", malgré l’opposition du directeur de la Compagnie.
Il redoutait, me disait-il, que la présence de nombreuses femmes dans un espace restreint ne provoque des troubles. Et puis, comment se nourrissaient ces couples car il ne pouvait être question de faire de la cuisine dans les cabines.
J’affirmai au directeur qu’il n’y aurait ni trouble ni difficulté au sujet de la nourriture.
C’est bon, me dit-il, mais je vous tiendrai pour responsable de tous les incidents qui pourraient se produire.
Comme je l’avais prévenu, le bref séjour des femmes à bord ne donna lieu à aucun incident.
Par contre, grâce à cette faveur qui lui était accordée, l’équipage avait un excellent moral au moment du départ pour le nouveau voyage, tant il est vrai qu’il faut peu de chose pour satisfaire ces gens simples et dévoués que sont les marins du commerce.
De mon côté, je déplorais d’être plus occupé au cours du bref séjour au port, que je l’étais en mer.
C’était illogique et je persiste à penser que l’on pourrait, avec un peu de bonne volonté et d’imagination, améliorer sensiblement le sort des équipages de pétroliers dans les ports.
Mais je n’eus pas le temps de faire admettre mes idées quelque peu révolutionnaires, puisque je ne fis que deux voyages au pétrole, comme nous le verrons plus loin.
Nous reprîmes la mer et le 1er janvier 1939 à destination du golfe du Mexique, voyage plus long que le précédent, en dépit des apparences.
Tout était rôdé à bord et c’est sans histoire que ce voyage s’effectua.
Fin février, nous étions à Berre, notre port de destination, après avoir subi un violent coup de mistral en méditerranée.
À Berre, j’appris par ma femme, qui était venue me voir, que le chef du pilotage du Havre, le commandant Mercier, venait de mourir subitement. Naturellement, la question de son remplacement se posait.

***

Peu après ma nomination [au poste de chef du pilotage du Havre le 10 mars 1939], un concours eut lieu pour le recrutement de sept nouveaux pilotes. Parmi les reçus, plusieurs avaient navigué avec moi à la Compagnie Worms : G. [Georges] Martin, J. Fabre, J. Marchand, A. Dubois. Tout naturellement, nos rapports furent d’emblée des plus faciles.




 

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