1971.12.20.De la Compagnie nationale de navigation.Discours

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CNN

Le 20 décembre 1971,

Mes chers collègues,
Mes chers collaboratrices et collaborateurs,
Mes chers amis,

C’est avec beaucoup d’émotion que je vous remercie des paroles qui viennent de m’être adressées au nom de tous les membres du Conseil d’administration, et qui m’ont profondément touché.
Vous savez avec quel total dévouement j’ai travaillé pour la Compagnie nationale de navigation : aussi, suis-je heureux, au moment de mon départ, de vous la confier dans un état de prospérité satisfaisant. Je suis du reste convaincu que tous vos efforts tendront à développer sa croissance, pour qu’elle puisse armer l’une des plus importantes flottes pétrolières françaises.
Cette société, qui entre dans sa cinquantième année d’existence, n’a plu que moi comme témoin de sa naissance.
Aussi, je crois le moment venu de vous faire un court résumé des différents étapes qu’elle a parcourue.
La Compagnie nationale de navigation a été créée officiellement le 29 novembre 1922.
Le but initial était l’exploitation de bateaux appartenant à la société du Pacifique, mais qui ne pouvaient être utilisés par cette dernière en raison de sa situation financière, ses dettes excédant de très loin son capital et ses actifs.
Le président fondateur était M. Paul Sauvage, ingénieur homme d’affaires,
Le premier directeur était M. Hogrel, capitaine au long cours.
Je fus engagé dès la première séance du Conseil d’administration, comme attaché à la direction.
Je profite de l’occasion qui m’est offerte pour rendre hommage au Commandant Hogrel, disparu prématurément en 1932, au cours d’un accident de voiture. C’était une force de la nature… Ancien commandant de voiliers, il avait fait sept fois le tour du monde sur les trois mâts d’un armement nantais. Au moment de la déclaration de guerre de 1914, étant alors capitaine d’armement de cette société, il fut mobilisé et finit la guerre comme pilote de l’escadrille des Cigognes. À la démobilisation, il était entré comme directeur du service armement à la société du Pacifique qui, sous son autorité, exploitait sept cargos de 2.500 à 5.200 T et affrétait en time-charter sous pavillon anglais et japonais une flotte d’environ 120.000 tdw.
Le capital initial de la Compagnie nationale de navigation était de 300.000 francs, répartie en 1.200 actions de 250 francs, 4.000 parts de fondateurs étant données aux premiers actionnaires. Le capital fut augmenté progressivement et très rapidement, jusqu’à 26 millions de francs en juin 1928.
En effet, les extensions successives de la société dues à sa réussite, ont obligé à des apports d’argent frais au fur et à mesure que la société a exploité non plus des navires en location, mais des navires qu’elle a achetés en toute propriété.
L’idée d’Hogrel était que la Compagnie nationale de navigation affrète pendant la liquidation de la société du Pacifique les sept cargos qui se trouvaient désarmés.
La remise en service des différents navires de la société du Pacifique s’effectua dans des conditions souvent très difficiles, car si ces navires étaient arrêtés et se trouvaient à l’ancre, c’est qu’il y avait de nombreuses dettes à payer immédiatement : à la marine marchande (nationale des invalides de la marine), des réparations n’étaient pas réglées, des loyers étaient en retard, et il y avait des oppositions résultant d’hypothèques pour lesquelles les créanciers ne voulaient pas risquer de se dessaisir des gages. Des dettes existaient même en Angleterre, et en cas de touchées, les bateaux devaient être saisis, ce qui compliquait gravement les affrètements.
Au fur et à mesure que la CNN se faisait une trésorerie suffisante, ces navires furent achetés par elle (1924) et portèrent les noms du calendrier révolutionnaire, tels : "Thermidor", "Fructidor", "Prairial", etc.
Le pavillon de la CNN était l’ancien pavillon des voiliers commandés par Hogrel ; seules les lettres CNN furent ajoutées.
Ce pavillon est pour moi un symbole de courage et de réussite. Je souhaite qu’il puisse flotter encore longtemps sur les mers.
La première crise mondiale vers 1924-1925 obligea les dirigeants de la CNN à mettre trois des cargos sur le transport de whisky vers l’Amérique du Nord. Ce trafic dura trois ans. Ce fut une véritable épopée qui se termina heureusement sans incident vers le début de 1927.
Si dès 1926, le bénéfice net de l’exercice, après trois ans d’exploitation des navires, atteignait plus de 900.000 francs pour un capital initial de 300.000 francs devenu alors quatre millions, les charges d’exploitation des cargos devenaient de plus en plus importantes. Il apparut au Conseil qu’il fallait ou disparaître ou trouver un nouvel emploi des bateaux, ou constituer une flotte de navires plus rentables.
En janvier 1927 un tournant était amorcé.
Hogrel eut l’idée de faire construire des navires pétroliers, mais la CNN ne possédait pas les capitaux suffisants pour une telle entreprise. L’état de ses finances était si bas qu’elle ne pouvait plus supporter les frais ni d’un directeur, ni d’un secrétaire, ni d’un capitaine d’armement. Hogrel se fit alors nommer expert du Comité central des assureurs maritimes de France, à Paris, et resta conseiller technique. Je restais seul avec un capitaine d’armement pour exploiter la flotte et essayer de vendre les cargos aux meilleures conditions possibles.
La vente des navires de la société ne devant pas être suffisante pour assurer le financement des différents pétroliers prévus par le Conseil d’administration, il fut décidé de porter le capital de quatre millions à cinq millions en janvier 1928 ; cette opération a été réalisée en mars 1928. Puis à 26 millions en juin 1928.
Comment acheter une flotte sans argent ?
La CNN eut recours aux prestations en nature, car on disait alors : « L’Allemagne paiera… » Malheureusement, la société se heurta à la réaction des chantiers de construction navale français qui firent une campagne efficace auprès de la marine marchande et du ministre des Finances de l’époque.
L’idée était de commander deux navires pétroliers d’environ 13.000 tdw chacun à la Deutsche Werft AG à Hambourg. C’était pour l’époque des navires du type le plus grand et le plus moderne.
En 1929, la CNN avait constitué le dossier nécessaire à la commande de deux navires pétroliers – paiement à crédit à 100 % remboursable en 12 ans avec 6 % d’intérêts. Malgré l’opposition des chantiers de construction navale français, deux contrats furent signés avec la Deutsche Werft à Hambourg. La réaction des chantiers français fut immédiate : ils obtinrent qu’une commande identique soit adressée à un chantier de construction navale français. C’est alors que la CNN passa deux contrats aux chantiers de Normandie, ceux des navires :
"Pluviôse" de 12.300 TM
Et "Brumaire" de 11.000 TM
Il fallait financer ces deux navires qui étaient payables :
- 50 % à la livraison
- 50 % en cinq ans
C’est alors que l’on put obtenir de l’anglo-saxone petroleum – filiale de la Shell anglaise – l’affrètement en time charter pour deux ans, à un prix très intéressant, des deux navires "Vendémiaire" et "Frimaire" et du navire "Brumaire" livré en juin 1930. Un seul navire restait sans affrètement : le "Pluviôse".
Les perspectives de la CNN étaient très optimistes. Il fut décidé de commander, sur sa propre trésorerie, un nouveau navire en Allemagne, le Nivôse de 13.000 TM, sister-ship des "Vendémiaire" et "Frimaire".
À l’Assemblée générale de l’année 1930, le Conseil d’administration dans son rapport, pouvait s’enorgueillir, à juste titre, d’avoir réussi à constituer une flotte de cinq pétroliers modernes et parmi les plus grands existant alors dans le monde, représentant un tonnage global de plus de 68.552 tonnes, et d’une valeur de 116 millions de francs.
La flotte de la CNN devenait ainsi la deuxième flotte pétrolière française.
Le Conseil se déclarait fier « d’avoir concouru, pour une part importante, à l’accroissement de la flotte pétrolière marchande de la France, et d’avoir contribué à lui donner pour son ravitaillement en combustible liquide des moyens propres à lui assurer son indépendance ».
Cependant, dès le mois de novembre 1930, le président de la CNN faisait part au Conseil d’administration de la baisse persistante des frets pétroliers, celles-ci résultant à la fois de l’accroissement du tonnage et de la crise économique mondiale qui entraînait une diminution de la consommation des produits pétroliers. La Compagnie nationale de navigation va se trouver d’autant plus touchée par la crise, qu’elle avait contracté des dettes très importantes, et que, voulant profiter au mieux de la haute conjoncture antérieure, elle avait affrété ses navires pour des périodes courtes.
En l’occurrence, et comme cela arrive souvent en de telles périodes, c’est de manière indirecte que la CNN fut atteinte ; l’Union commerciale et industrielle de Paris, banque qui lui avait procuré des prêts et où elle avait sa trésorerie en dépôt, fut absorbée par la Banque française de l’Afrique, mais celle-ci dut elle-même suspendre ses paiements fin juillet 1931.  
Afin d’éviter la faillite ou la liquidation judiciaire de la Banque française de l’Afrique, la CNN – comme tous les créanciers importants – préféra participer à un règlement amiable ; elle abandonna presque neuf millions de francs et s’engagea à verser le produit net de la vente des deux pétroliers "Nivôse" et "Ventôse". En compensation de ces sacrifices, la CNN obtenait l’étalement sur 28 ans de ses dettes au titre des prestations en nature, qui se montaient à 60.198.900 francs. Cette solution avait le mérite d’alléger les charges annuelles de trésorerie à un moment où justement la baisse des taux de frets – voire même l’impossibilité d’affréter – diminuaient les ressources.
En cette année 1931, la crise économique mondiale battait son plein, et sur le plan des navires pétroliers la situation était telle que le "Nivôse" et le "Ventôse", livrés cette année-là, ne purent être affrétés. À l’Assemblée générale tenue en février 1932, le Conseil terminait son rapport par cette phrase : « Que nous réserve ? Personne n’en sait rien. Il faut espérer qu’une reprise ne tardera pas à se produire. »
L’année 1932 n’apporta pas de solution, le "Nivôse" fut vendu au gouvernement général de l’Afrique occidentale française, et sur le prix de 23 millions, 15.300.000 francs furent prêtés à la Banque française de l’Afrique pour faciliter la poursuite de sa liquidation.
La situation se prolongea toute l’année 1933.
Devant de telles perspectives, les créanciers s'agitaient. C'est ainsi que les Chantiers & Ateliers de Saint-Nazaire Penhoët introduisirent auprès du Tribunal de commerce une demande de mise en faillite de la CNN, mais celles-ci pouvant entraîner par ricochet celle de la BFA, des arrangements eurent lieu.
Le "Pluviôse" et le "Brumaire" pour lesquels 50 % du prix avaient été versés, furent cédés à Penhoët qui les avait construits, moyennant quoi la CNN fut dégagée de toute dette sur ces navires. La flotte, dès lors, se limitait au "Vendémiaire" et au Frimaire.
En mai 1934, un affrètement est trouvé pour le "Vendémiaire" : une charte partie de deux ans fut signée avec la Pensylvania Shipping, société américaine, pour des transports de mélasse. Le fret de l’époque était de 2 shillings 7 pence ½ par tonne dead weight. Toutefois, afin de réarmer le bateau qui était resté à Brest pendant quatre ans en rade de Roscanvel, il fallait un certain fonds de roulement. Or, la trésorerie était à sec.
Je fis alors une démarche parmi mes amis, le Conseil d’administration, les personnes intéressées à l’exploitation du navire et le personnel de la compagnie. Les fonds nécessaires pour mener à bien ce réarmement furent trouvés, et les certificats aussi bien du Bureau Veritas que ceux de la navigation, obtenus.
Cependant, 24 heures avant la livraison du bateau aux affréteurs, deux événements inattendus se produisirent, dont les effets étaient catastrophiques pour la CNN ; Ce fut d’abord la saisie du "Vendémiaire" par le Crédit foncier qui, en garantie d’un prêt de 500.000 francs avait une hypothèque de premier rang sur ce bateau. Puis, ce fut la mise aux enchères du "Vendémiaire" avec mise à prix à F 200.000 et affichage à la mairie de Brest.
Devant cette demande injustifiée et incompréhensible, la direction dut encore intervenir pour trouver les fonds indispensables au remboursement de ces 500.000 francs, ce qui fut fait.
Le bateau devait enfin partir, lorsqu’un télégramme de NW-York informa la CNN que la charte-partie du "Vendémiaire" était résiliée, ce bateau étant soi-disant impropre aux transports de mélasses, du fait que les serpentins de réchauffage des tanks se trouvaient à une distance trop élevée par rapport au fond du navire. En réalité, les affréteurs, devant une nouvelle baisse de frets (ceux-ci étant tombés à 2 shillings 5 pence), ne voulaient pas prendre le risque de garder l’affrétement du bateau pendant deux ans. Ce fut la panique. J’ouvrirai une parenthèse en ce qui concerne la mauvaise foi des affréteurs qui, pourtant, étaient l’une des plus grosses affaires internationales de mélasses.
En effet, le "Vendémiaire" qui soi-disant ne pouvait réchauffer une cargaison de mélasses, réchauffa sans aucune modification, quelques années plus tard, une cargaison de brut asphaltique qui fut déchargée à Philadelphie par une température extérieure de moins de 15°, et ceci sans aucune difficulté, ce produit étant cependant d’une densité beaucoup supérieure à celle des mélasses.
Deux mois se passèrent au bout desquels la direction put enfin obtenir un affrètement sérieux par la Compagnie française de raffinage en time-charter pour une période d’un an.
Le Frimaire put être affrété en time-charter en 1934 à la Texaco qui le garda jusqu’au moment de la réquisition des navires par suite de la guerre, en 1939.
Ce n’est qu’en septembre 1934, après presque trois ans d’arrêt, que les deux navires purent être remis en marche, grâce aux prêts consentis par la société Davies & New Man.
M. Chegaray & M. Toutain permirent le remboursement du Crédit foncier.
Les années les plus critiques étaient dès lors passées. La CNN avait pu se maintenir malgré des dettes considérables, l’arrêt de ses navires, et de sombres perspectives.
L’agence judiciaire du Trésor était préoccupée par l’importance de la dette de la CNN. Si la vente des trois navires et les règlements amiables avaient ramené ce poste du passif de 90.205.124 francs fin 1933 à 31.700.324 francs à fin 1939, au regard d’un capital nominal de 26 millions de francs, dans les années suivantes, le compte des prestations en nature augmenta à nouveau, par suite de l’intérêt de 6 % appliqué à ce découvert.
La société avait réussi à survivre, mais elle ne pouvait payer l’intérêt de ses dettes ; ceci entraîna une nouvelle phase difficile qu’elle surmonta finalement. La confiance de certains fut partagée par deux personnes qui eurent une influence très grande pour le maintien de la société d’une part, M. Denis Counillon, représentant du Trésor – il deviendra administrateur par la suite – et d’autre part, maître Léon Retail, nommé expert par le Trésor en janvier 1933.
L’autre créancier et principal actionnaire était la Banque française de l’Afrique : elle s’inquiétait également de voir la dette grossir. Il se produisit alors un événement assez rare de nos jours : sur la demande de la BPA, le président du Tribunal de commerce de la Seine, désigna un administrateur provisoire – M. Catat – avec mission de gérer et administrer la société aux lieu et place du Conseil d’administration. Les commissaires aux comptes furent chargés de convoquer « extraordinairement » une assemblée générale ordinaire, qui se tint le 29 juillet 1936. Lecture fut donnée de la démission du Conseil d’administration en date du 18 juillet 1936.
À cette date, un nouveau Conseil avait été désigné, présidé par M. Mieg qui garda ses fonctions jusqu’en 1960.
Profitant d’une amélioration de la conjoncture et de l’aide à la marine marchande résultant de la loi Tasso, des remboursements successifs furent faits au Trésor.
La marche de la société se poursuivit normalement jusqu’à la guerre qui apporta des bouleversements considérables.
Au moment de l’invasion allemande, conformément aux préparatifs, le personnel du siège social fut replié à la Baule après un exode pénible en train ou en auto.
De retour, début août à Paris, le siège social eut à signer des chartes d’affrètement avec le gouvernement de Vichy.
Deux navires furent confiés successivement en gérance technique à la Compagnie nationale de navigation :
- Storanger et le Rouergue qui fut coulé.
Les deux navires de la société, "Vendémiaire" et "Frimaire" avaient été se réfugier dans des ports français d’Outre-mer leurs péripéties furent tragiques par la suite.
Le Frimaire avait été marqué le premier par le sort. Après avoir fait quelques voyages pour l’Amirauté il fut désarmé en juin 1942, et confié à une équipe de gardiennage. La machine étant arrêtée, il n’y avait pas d’éclairage électronique, et le chauffage s’effectuait avec un poêle à charbon… Quant à la baleinière, elle avait été équipée pour marcher à la voile !
Faute d’utilisation française possible, le Frimaire fut affrété au gouvernement portugais en juin 1942, qui l’envoya aux Caraïbes. Aucune nouvelle du navire n’ayant été recueillie dans les mois qui suivirent, il n’était plus douteux qu’il avait disparu.
Il fallut attendre février 1945 pour apprendre par les services anglais qui avaient pris les documents des bases sous-marines allemandes, que le Frimaire avait été torpillé au large du Rio Hacha (Colombie) le 25 juin 1942 par le sous-marin U68. Avec le Frimaire avait disparu tout l’équipage.
Le "Vendémiaire" s’était réfugié aux Antilles, à Fort-de-France après l’armistice ; il revint à Port-de-Bouc le 26 décembre 1940 où des réparations purent être faites. Il fit un certain nombre de voyages. Le 11 novembre 1941, un jeune officier mécanicien nommé Latorre embarquait à son bord.
Au début de 1943, alors que le navire est en cale sèche à Marseille, il est littéralement pris à l’abordage par les Allemands et part en Italie ; Il en revient en novembre 1943 pour être repris en charge par une équipe de gardiennage de la Compagnie nationale de navigation.
Au moment du débarquement allié en méditerranée en août 1944, le "Vendémiaire" fut sabordé par son équipage le 17 août, comme l’a relaté le Commandant Hus. Le 19 août quatre bombes furent placées par les Allemands, crevant la coque sous la flottaison, transformant le "Vendémiaire" en épave que les Alliés utilisèrent pendant plusieurs mois comme appontement.
Une fois de plus, la CNN se trouvait au plus bas. Cette épave disloquée était le seul reste de ses navires, mais ce fut là le départ d’une nouvelle flotte.
La renaissance de la Compagnie nationale de navigation fut lente car, au lendemain de la guerre 1939-1945, les destructions, les prélèvements effectués par les Allemands touchaient tous les secteurs de l’économie. La reconstitution du matériel naval et des moyens financiers, conditions nécessaires pour permettre d’autres développements, fut entreprise progressivement et méthodiquement, sans perdre de temps.
Le "Vendémiaire", échoué à Lavera après avoir été incendié, la machine étant détruite et noyée, ne termina son rôle peu glorieux d’appontement qu’en février 1945.
Il fut renfloué et remorqué à Toulon.
Ce n’est qu’en juin 1946 que le "Vendémiaire" put quitter ce port.
Hélas, l’opération eut lieu la nuit, le phare du Planier était détruit, et le navire alla s’échouer devant les rochers du phare. Finalement, le "Vendémiaire" rajeuni malgré ses 17 ans reprit du service en novembre 1946. Pour son premier voyage, il chargea à Haifa, port qu’il inaugura.
Parallèlement, depuis 1945, des négociations étaient menées entre les USA et la France, pour mettre à la disposition de notre pays un certain nombre de navires pétroliers nécessaires au relèvement de notre marine.
En février 1947, la CNN demanda l’acquisition d’un premier « T2 », et dès avril, plusieurs membres de la société partirent pour les USA prendre livraison du navire.
Il est piquant de constater que, pendant la guerre, ces navires avaient mauvaise réputation, quant à leur solidité. Or, dans le temps de paix, après certaines consolidations de la coque et mis entre des mains expertes, ils ont été utilisés pendant plus de vingt ans, et certains sont encore en service.
Ainsi, début 1948, la CNN disposait d’une flotte déjà solide de trois unités : le "Vendémiaire" rajeuni et les deux « T2 » "Lavera" et "Nivôse". À la déréquisition de la marine de commerce en mars 1948, ces navires furent affrétés respectivement pour cinq ans à la Compagnie française de raffinage, à Esso-Standard, et à la BP.
Il allait de soi que l’équipe dirigeante ne voulait pas rester sur ces lauriers ; sur le plan de la flotte, il fallait obtenir du gouvernement un pétrolier qui compense la perte du "Frimaire", et prévoir le remplacement du "Vendémiaire" qui, malgré sa remise en état et sa modernisation, ne pouvait plus durer très longtemps. Tout ceci nécessitait des études, des démarches et surtout des moyens financiers, car si les réparations ou remplacements étaient bien aux frais de l’État, la modernisation et la livraison de navires neufs nécessitaient le versement de soultes très importantes. Il fallait, en outre, payer les annuités de la location-vente des "Nivôse" et "Ventôse".
Le capital de la société fut une première fois augmenté et porté de 26 millions à 32.800.000 francs en mai 1947, par la conversion des parts de fondateur en actions, à raison de 17 actions pour une part, puis porté de 32.800.000 francs à 55.760.000 francs par l’affectation directe au compte capital de la somme de 22.960.000 francs, prélevés sur le compte de réserves de réévaluation.
En mai 1949, puis en juin 1951 et juin 1952, nouvelles opérations d’augmentation du capital par utilisation de réserves de réévaluation ou de reconstitution de la flotte. Le capital fut ainsi porté à 820.000.000 francs. Précisons bien qu’il ne s’agissait pas d’incorporation de bénéfices, mais de réévaluations effectuées dans le cadre des dispositions légales par la mise en harmonie du capital avec la valeur réelle des navires, à leur valeur exprimée en francs de 1949, 1951 et 1952, et non pas à celle de leur valeur en 1939, telle qu’elle figurait jusqu’alors au bilan.
Quant aux bénéfices à proprement parler, ils furent utilisés pour payer la modernisation et l’équipement des bateaux anciens : "Vendémiaire", "Nivôse", "Ventôse", puis les soultes à payer sur la construction du nouveau Frimaire, navire de 15.680 tonnes, construit aux chantiers d’Odense (Danemark) et mis en service le 12 avril 1951. Ce navire fut affrété par la Caltex.
Ainsi reconstituée sur le plan du matériel naval, comme sur celui de son bilan, la société avait une solidité financière de bon aloi qui permit deux opérations ; d’un côté, dès 1949, les actions furent introduites au marché des courtiers de la Bourse ; en effet, il y avait environ 64.000 titres susceptibles d’être négociés. Par ailleurs, le ministère des Finances détenait toujours 46.942 actions provenant de la Banque française de l’Afrique, dont le passif pouvait être éteint par la cession de ces actions.
Il fut décidé que 30.176 actions seraient apportées par l’État à la Société nationale d’investissement dans le cadre d’une augmentation de capital. Enfin, 16.766 actions furent cédées ; par moitié, à la Caisse des dépôts et consignations et à MM. Worms et Cie. Ces deux groupes possédaient déjà un paquet important de ces titres. Dans ces trois cas, les conditions de la cession furent facilitées par la cotation en Bourse.
Le "Brumaire", navire à moteur de 19.300 tm est lancé au chantier d’Odense le 6 octobre 1952. Déjà un autre navire est commandé en France, aux Chantiers du Trait, le "Pluviôse". C’est le premier navire qui dépasse les 20.000 tonnes.
En compensation, il fallut vendre le "Vendémiaire", dont la carrière avait été extrêmement longue et fertile en péripéties, puisqu’il avait été lancé en 1929 en Allemagne, sabordé en 1944, refondu en 1946.
La flotte de la CNN comportait dès lors cinq unités, s’étageant de 16.747 tonnes métriques à 20.648 tm, construits de 1944 à 1955. Le tonnage global était de 89.496 tm. En ce début de 1955, la crise des frets était sévère ; certains, par prudence, limitaient leurs commandes, d’autres s’engageaient dans des constructions neuves qualifiées de supertankers.
Des négociations engagées avec les Chantiers d’Odense permirent, à la même époque, de commander un nouveau navire auquel fut attribué le nom de "Vendémiaire" ; cette fois la taille augmentait sensiblement, puisqu’il s’agissait d’un 30.000 tonnes.
Quelques mois après, toujours en 1955, un deuxième 30.000 tonnes fut commandé en France, aux Chantiers de La Ciotat, le Montmartre c’était le premier d’une longue série auprès d’un chantier dont nous sommes devenus le principal client.
Devant la crise des frets de 1955, la CNN avait réagi avec dynamisme en utilisant tous ses moyens pour commander et affréter deux très grands navires (pour l’époque !) à un moment où une légère remontée des taux d’affrétement rendait l’opération plus aisée.
Survint la première crise de Suez, en octobre 1956, la fermeture du canal et le détour par Le Cap pendant tout l’hiver 1956-1957. Les affréteurs surpris par les événements recherchaient du tonnage à tout prix, les cales de construction furent rapidement garnies pour plusieurs années, et les prix demandés par les Chantiers devenaient très élevés.
Cependant, j’obtins des chantiers d’Odense ne cale pour 1961, et conclus un affrétement intéressant auprès de la BP. C’est ainsi que fut commandé le "Passy".
Les ressources étaient limitées, les disponibilités étaient engagées par les futurs "Montmartre" et "Vendémiaire", mais la livraison du "Passy" était prévue trois ans après ces deux unités. Pour donner plus de crédit et faciliter la conclusion d’emprunts importants, le capital fut porté à 1.312.000.000 F le 30 octobre 1956, par incorporation des réserves de reconstitution de la flotte.
Avec ces deux unités, pour la première fois la flotte de la CNN avait atteint et même franchi le cap des 100.000 tonnes : 149.500 tm. Ce record ne sera battu que fin 1965.
Les six navires étaient affrétés par Antar, Esso, BP, Caltex.
La CNN avait atteint un état de développement enviable avec trois unités de fort tonnage récentes ou neuves, pour lesquelles depuis 1958 elle avait emprunté 3.600.000.000 de francs anciens. Cependant les difficultés de placement de ses navires risquaient de compromettre son rétablissement spectaculaire entrepris depuis la guerre.
Au cours de l’année 1961, on avait enregistré sur le marché des frets pétroliers les points extrêmes de la dépression depuis 1949, et la situation demeurait préoccupante pour les armateurs. Cependant, grâce à ses contrats de longue durée ainsi qu’à la vigilance et l’activité de son service technique et de son personnel navigant, la Compagnie nationale de navigation pouvait, en 1962, affecter intégralement aux amortissements le bénéfice brut de 11.470.701 nouveaux francs dégagés au cours de l’exercice précédent.
L’année 1962, semblait devoir être également difficile. En effet, le "Brumaire" qui avait pu être affrété par la Société française des pétroles BP, après être resté désarmé sur rade de Roscanvel de janvier à mai 1961, se trouva sans nouveau contrat à l’expiration de sa charte et retourna à son mouillage de Roscanvel le 25 janvier 1962. Il y rejoint le 4 février de cette même année par le Frimaire à l’expiration de son affrétement par l’Union industrielle des pétroles.
Un moment même, la Compagnie n’eût que trois navires en activité, puisque le "Passy", le plus grand et le plus récent de la flotte, était abordé dans la brume, au petit matin du 16 juin 1962, à l’époque des côtes d’Espagne, par le pétrolier anglais London Pride.
Les perspectives ne s’améliorèrent pas tout au long de 1962. "Frimaire" et "Brumaire" restaient à l’ancre à Roscanvel. Le "Pluviôse" devait être rendu fin décembre par son affréteur Antar. Aussi, recherchant la solution qui permettait à la Compagnie de reprendre toute son activité et de la garantir pour l’avenir, je fis part au Conseil d’administration d’une possibilité qui s’offrait d’affréter les navires par un groupe de raffineurs, l’Union générale des pétroles, qui prendrait une participation dans le capital de la Compagnie. Les négociations se déroulèrent favorablement, et je pus informer le Conseil le 22 mars 1963 que j’avais signé un protocole d’accord avec l’Union générale des pétroles.
C’est grâce à la compréhension des trois principaux actionnaires de la CNN : le groupe Worms, l’Union générale des pétroles et la Caisse des dépôts et consignation que le CNN a pu entrevoir une nouvelle période de prospérité.
Les représentants des trois principaux actionnaires se trouvant à mes côtés, je n’ai pas à revenir sur les conditions dans lesquelles ces accords ont été passés. Je désire cependant les remercier et les féliciter de la décision qu’ils avaient prise. En effet, grâce à ces accords, la CNN commandant à la Ciotat, à la fin de 1963, deux navires à moteur de 66.000 tonnes, le "Nivôse" et le "Ventôse", livraison fin 1965 et fin 1966, qui furent tous deux affrétés pour 12 ans par l’Union générale des pétroles.
C’est le 25 mai 1965 que le Conseil d’administration coopta trois nouveaux administrateurs : MM. Jacques Collard, Étienne Hallé, et M. Valdant qui, malheureusement n’est plus parmi nous.
Dès le début de 1966, on put prévoir que les besoins de tonnage augmenteraient notablement à partir de 1968. C’est alors que fut signé, le 27 juin 1966, la commande d’un navire de 142.800 T qui devait entrer en service le 13 février 1970, sous le nom de Frimaire.
Dès octobre 1967, un contrat était signé avec les Chantiers navals de La Ciotat, pour la construction d’un navire d’environ 240.000 T, le "Brumaire" dont la livraison est intervenue de matin.
Au moment où je quitte mes fonctions de président directeur général, je remets à mon successeur, M. Collard, l’exploitation en toute propriété d’une flotte de cinq navires :

"Nivôse"

72.775 TM

"Ventôse"

72.775 TM

"Concorde"

73.000 TM

"Frimaire"

142.920 TM

"Brumaire"

240.000 TM


Totalisant 581.470 TM.
Je suis persuadé que grâce à ses qualités reconnues M. Collard et son équipe sauront conduire la CNN, comme je l’ai dit au début de cet exposé, à armer l’une des premières flottes pétrolières françaises.

Je me tourne vers mes plus anciens collaborateurs. C’est pour moi un grand réconfort d’être entouré par eux aujourd’hui.
À mademoiselle Deneux, retenue à la chambre aujourd’hui par une mauvaise grippe, et dont je regrette très vivement l’absence, je voulais dire tout particulièrement ma reconnaissance et mes remerciements pour sa collaboration fidèle et précieuse.
Elle aussi va quitter très prochainement la Compagnie : je lui souhaite de profiter très heureusement de la retraite qu’elle a bien gagnée.
Monsieur Sixte Latorre, je vous ai connu tout jeune mécanicien, et alors qu’après 30 ans de maison vous continuez à servir la société loyalement et efficacement en tant qu’ingénieur mécanicien d’armement, je sais qu’après mon départ vous continuerez à faire profiter les jeunes officiers mécaniciens de votre expérience, et contribuerez surtout à sauvegarder à bord de l’esprit de dévouement et de bienveillance qui jusqu’ici régnait dans les États-majors de la Compagnie. Je vous en remercie.
Je me tourne maintenant vers madame Lazzarini et M. David, qui tous les deux comptent 26 ans de Compagnie, et à qui va toute ma reconnaissance pour l’aide si efficace qu’ils m’ont apportée chacun dans leur spécialité. Madame Lazzarini, vous avez souvent été « l’homme » du service technique, et en tout cas chacun de ceux qui vous ont dirigée, une collaboratrice rôdée à toutes les difficultés du service, aux initiatives efficaces et précieuses.
Monsieur David, je fais pour vous le vœu que le Conseil sache apprécier vos services en vous donnant un titre de direction que vous avez tant mérité.
À vous, Fauveau, sur qui je me suis si souvent reposé, lorsqu’il s’agissait des problèmes d’armement et d’assurances vont mes compliments et mes remerciements : vous fûtes « maître » en la matière.
Je vous serais reconnaissant de bien vouloir transmettre aux États-majors et aux équipages de tous nos navires mes remerciements pour leur parfaite collaboration qui jamais ne m’a amené à regretter en quoi ce que cela soit la confiance que je leur ai toujours accordée.
Quant à vous, mon cher ami Lachèvre, je vous ai toujours laissé le soin d’accomplir les tâches les plus ingrate et délicates – vous disiez « graisser les engrenages » - et plus spécialement les interventions auprès des grandes administrations telle la marine marchande, plus particulièrement.
Je ne connais pas de cas où vous n’ayez pas réussi ! C’est le meilleur éloge que je puisse vous faire.
Mon cher commandant Pene, c’est par vous que je vais terminer.
Je rappelle que vous avez toujours été dans la Compagnie, tant pour le personnel navigant que pour le personnel sédentaire, le « super » commandant. Entré à la Compagnie en avril 1947, vous êtes allé prendre aux USA le commandement du "Prairial" l’un des premiers « T2 » livrés à la France. Vous avez suivi la construction au Danemark de dix navires dont vous avez assumé successivement le commandement de 1952 à 1961.
Après 37 années de carrière maritime, vous êtes entré au siège social en 1962 en qualité d’adjoint au chef du service d’armement, et, depuis 1966, vous vous occupez plus particulièrement des œuvres et obligations sociales de la Compagnie.

Je me fais une grande joie de vous remettre aujourd’hui en tant que président de la CNN, et commandeur du mérite maritime, la Croix d’officier du mérite maritime. Je vous transmets au nom de tous les membres du Conseil et de vos amis présents, nos plus vives félicitations.
 

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