1950.05.02.De Jacques Barnaud.Au président Dhers.Audition

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2281 - N°2344

Séance du mardi 2 mai 1950
Présidence de M. Dhers, président d'âge
Audition de Monsieur Jacques Barnaud.

(La séance est ouverte à 21 heures 30.)

M. Dhers, président.- La séance est ouverte.
Monsieur, je vous remercie d'avoir bien voulu répondre à l'invitation de la Commission. Je vous demande, avant de commencer votre déposition, de bien vouloir jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
M. Barnaud.- Je jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
M. Dhers, président.- Monsieur, vous avez reçu de la Commission un questionnaire qui comprend un nombre assez important de questions. J'espère qu'il vous sera possible de répondre à toutes ces questions. Si nous n'avons pas terminé ce soir, nous pourrons avoir une autre audition. Mais si vous préférez, avant de répondre à ces questions, faire un exposé d'ensemble sur la politique que vous avez suivie dans les différentes fonctions que vous avez remplies, cette méthode pourrait être concevable. Préférez-vous prendre simplement les questions les unes après les autres et y répondre, ou bien faire une sorte de préface, de "chapeau" ?
M. Barnaud.- Je pense, Monsieur le président, qu'il est préférable que je commence par suivre le questionnaire qui m'a été adressé, tout en répondant, de la façon la plus succincte possible et en étant prêt à donner des détails, à toutes les questions qui pourraient m'être posées. Je pense que l'exposé général dont vous parlez ressortira de l'ensemble même de cet exposé.
M. Dhers, président.- Alors, prenons les questions l'une après l'autre.
Dans quelles conditions êtes-vous devenu associé-gérant de la Maison Worms ? Quelle part de société possédez-vous dans cette société ? Dates et natures des actes ou écritures constatant la souscription, le versement ou le transfert de ce capital.
M. Barnaud.- En 1927, étant inspecteur des Finances et directeur adjoint du Mouvement des fonds au ministère des Finances, j'ai donné ma démission de ces différentes fonctions au mois d'avril et je suis entré à la Maison Worms comme directeur général au mois de mai 1927.
J'ai donc exercé mes fonctions de directeur général à la Maison Worms de mai 1927 jusqu'à la fin de 1929, et je suis devenu associé gérant de la Maison Worms au 1er janvier 1930.
Pour répondre à la deuxième partie de cette première question : « Quelle part de société possédez-vous dans cette société ? Dates et natures des actes ou écritures constatant la souscription, le versement ou le transfert de ce capital », je sous obligé de me reporter à quelques notes, car ma mémoire ne serait pas assez précise.
Lisant :
Par quatre actes, tous passés à Paris, les 21 et 31 décembre 1929, devant Me Rivière, notaire à Paris, M. Jacques Barnaud a acquis la propriété d'une part de 100.000 francs, soit 1/40ième, dans le capital de la société Worms & Cie, et en conséquence est devenu associé gérant de ladite société.
Le capital de la Maison Worms était à ce moment-là de 4 millions, il l'était d'ailleurs depuis l'origine ; et j'ai acquis une part de 100.000 francs dans ce capital par des actes notariés de cession. Je puis vous les donner, il n'y a rien de mystérieux là-dedans puisque tous ces actes doivent paraître dans les bulletins d'annonces légales. Un certain nombre de commanditaires de la Maison m'ont cédé chacun une part de façon à réunir ce capital de 100.000 francs dans le capital de la Maison Worms.
Bien entendu, si la Commission désirait savoir quelles sont les personnes qui m'ont cédé ces parts, je serais prêt à les donner.
Toutes les parts de commanditaires appartenaient à cette époque à des membres de la famille des fondateurs d'origine.
M. Dhers, président.- La liste des noms serait-elle longue à donner ?
M. Barnaud.- Non, pas du tout, c'est très facile.
(Reprenant sa lecture.)
Par un premier acte, Madame Jean Labbé, 21, avenue Georges V, à Paris, a cédé à Monsieur Jacques Barnaud, directeur général de la société Worms & Cie, demeurant à Paris, 89, avenue de la Muette, la somme de 34.000 francs, à prendre sur sa part de commandite dans le capital de la société Worms & Cie ;
Par un second acte, Madame veuve Lucien Worms, 22, avenue de la Grande Armée, à Paris, a cédé à Monsieur Jacques Barnaud la somme de 33.000 francs, à prendre sur sa part de commandite dans le capital de la société Worms & Cie ;
Par un troisième acte, Madame Louise Valentine Delavigne, épouse de Monsieur Marie Joseph Adrien Fauchier Magnan, 45, boulevard Haussmann, à Paris,
Madame Jenny Marcelle Delavigne, épouse de Monsieur Marie Emmanuel Fauchier Delavigne, 9, rue Las Cases, à Paris,
et Madame Marie Germaine Delavigne, épouse de Monsieur Jacques Gustave Édouard Lebel, 16, avenue de Madrid, à Neuilly-sur-Seine,
ont cédé ensemble à Monsieur Barnaud la somme de 33.000 francs, à prendre pour chacune un tiers sur leur part de commandite dans le capital de la société Worms & Cie.
La société Worms & Cie, qui est une société en nom et en commandite simple, a décidé, au début de 1940, de porter son capital de 4 millions à 40 millions par incorporation de réserves. Cette opération, dont j'ai ici le détail que je peux vous lire, fait que ma part dans le capital est passée de 100.000 francs à 1.800.000 francs.
Telle était donc la situation en janvier 1940.
Le 14 septembre 1944, j'ai donné ma démission de gérant de la société Worms & Cie ; mais, suivant les termes des statuts j'en suis resté commanditaire puisque j'avais une part dans le capital.
Si vous voulez, je peux lire ma lettre de démission qui vous expliquera les raisons pour lesquelles j'ai donné ma démission le 14 septembre 1944, lettre que j'écrivais aux gérants de la Maison Worms. La voici :

14 septembre 1944
A Messieurs les gérants de la Maison Worms & Cie

« Messieurs,
Un des nôtres, M. Hypolite Worms, a été arrêté pour des motifs que j'ignore, mais je crains que cette décision ait pu être influencée par les fonctions officielles que j'ai occupée depuis l'armistice de juin 1940 jusqu'au mois de novembre 1942.
Vous savez que ces fonctions que j'ai cru devoir accepter pour servir notre pays dans la période la plus douloureuse de son histoire n'ont eu aucune influence sur la vie de notre Maison dont j'ai cessé entièrement de m'occuper pendant cette période ; vous savez également que si je n'ai pas alors abandonné mes responsabilités de gérant, c'est qu'il eut été impossible à cette époque de reconstituer normalement la gérance de notre Maison sans lui faire courir les plus grands périls.
Mais j'estimerais profondément injuste qu'aujourd'hui M. Hypolite Worms ou notre Maison pût souffrir d'avoir comme associé gérant un homme qui a cru devoir servir officiellement son pays sous l'occupation allemande.
C'est la raison pour laquelle je vous remets ma démission de gérant de la Maison Worms & Cie en vous demandant qu'il me soit fait application des articles 11 et 15 des statuts.
Je vous prie d'agréer, Messieurs, l'expression de mon bien fidèle souvenir. »
Ces articles 11 et 15 déclarent que, lorsqu'un gérant donne sa démission, sa part dans les bénéfices est réduite à celle d'un commanditaire.
Le capital de la Maison Worms a été à nouveau augmenté, de 40 à 400 millions de francs par incorporation de réserves, le 8 décembre 1949, ce qui a eu de nouveau pour résultat de porter ma part dans le capital à une somme de 15.600.000 francs.
Puis, par un acte du mois de décembre 1949, j'ai de nouveau été nommé gérant de la Maison Worms à compter du 1er janvier 1950.
Tous ces actes sont à votre disposition. Ils ont d'ailleurs été publiés dans des journaux d'annonce légale.
La seconde question que me pose la Commission est celle-ci.
Comme associé gérant de la Maison Worms, vous avez été placé en affectation spéciale à cet établissement, lors de la mobilisation générale de septembre 1939, bien qu'officier de réserve.
Quelles sont les autorités qui ont décidé de cette affectation spéciale ? Autorités militaires et ministères techniques dont vous releviez ?
Avez-vous continué à cumuler la qualité d'associé gérant de la Maison Worms et de directeur général de cette firme, lors de vos missions au ministère de l'Armement (octobre 1939), puis des Finances (janvier 1940) ?
J'ai été placé dans la position d'affecté spécial par une décision du ministre de la Marine marchande, qui, à cette époque, dépendait du ministère de la Défense nationale et de la Guerre, par une lettre du 12 octobre 1938, qui est ainsi conçue :

Paris, le 12 octobre 1938

Ministère de la Marine marchande
Direction de la flotte de commerce
et Travail maritime
Défense nationale
N°041.404 - 13 octobre 1938

Le ministre de la Marine marchande
à Monsieur le directeur de la Maison Worms & Cie, 45, bd Haussmann

Monsieur,
J'ai l'honneur de vous faire connaître que par décision du 28 septembre 1938, M. le ministre de la Défense et de la Guerre a prononcé la mise en affectation spéciale pour une durée de trois mois à compter de ce jour de la mobilisation de M. Barnaud, directeur à votre société.
Veuillez agréer, Monsieur le directeur, l'assurance de ma considération très distinguée.

Pour le ministre et par autorisation
L'ingénieur en chef
Directeur de la flotte de commerce
Et du travail maritime

La Maison Worms possédait une flotte de navires importante. Elle contrôle, en plus des compagnies de navigation, en particulier la Havraise péninsulaire et la Société française de transports pétroliers. C'est à ce titre que le ministre de la Défense nationale avait décidé, à l'époque, ma mise en affectation spéciale pour m'occuper tant de la gestion des flottes de la Maison Worms que des succursales maritimes que la Maison Worms possède dans tous les ports français importants et dans un certain nombre de ports étrangers.
M. Jacques Chevalier.- Monsieur Barnaud, vous avez fait, je crois, la guerre de 14-18 ?
Monsieur Barnaud.- Oui, j'ai fait toute la guerre de 14-18. J'ai commandé successivement une batterie d'artillerie de tranchée et une compagnie de chars d'assaut.
J'ai terminé cette guerre à 25 ans, comme capitaine, chevalier de la Légion d'honneur et titulaire de sept citations.
En septembre 1939, j'ai donc été affecté à la Maison Worms pour m'occuper des questions de la Marine marchande.
Comme j'avais eu l'occasion, à plusieurs reprises, de me rendre dans les pays scandinaves - pour des relations d'affaires - M. Dautry, qui était ministre de l'Armement et qui me connaissait, m'a demandé de prendre la direction de la mission d'achat dans les pays scandinaves pour le compte du ministère de l'Armement et de divers autres ministères.
J'ai fait ressortir à M. Dautry que j'avais déjà une tâche assez lourde à la Maison Worms d'autant que M. Hypolite Worms lui-même avait été envoyé à Londres comme président de la section française de la Commission interalliée de la Marine marchande et qu'à cette époque il résidait à Londres et non pas à Paris.
Je n'ai pas cru devoir me dérober à la mission dont M. Dautry me demandait de me charger. J'ai donc accepté d'être chef de la mission d'achat dans les pays scandinaves.
Mais j'ai demandé que des personnes compétentes soient désignées pour résider dans les pays scandinaves, pratiquement à Stockholm , et s'occuper de toutes les questions courantes.
Cette mission était dirigée sur place par M. Geoffray, industriel parisien. Elle comprenait plusieurs personnes. Elle était contrôlée par M. Michaud, contrôleur de l'air, désigné par le ministère de l'Armement, et par M. Le Norcy, attaché financier à Stockholm, qui devait contresigner toutes les commandes de la mission.
Mon rôle consistait à aller chaque jour au ministère de l'Armement, à discuter avec les différents fonctionnaires de ce ministère les ordres d'achat, qui étaient envoyés dans les pays scandinaves, à recevoir le courrier de la mission et à coordonner en France le travail de cette mission.
J'ai eu à me rendre deux fois, à ce titre, en 1939-1940, à Copenhague, à Stockholm, à Oslo et à Helsinki.
Mon ordre de mission était signé non seulement du ministre de l'Armement, mais de tous les ministres intéressés : Défense nationale, Affaires étrangères, Blocus, Finances, Commerce, Air, Marine marchande, Agriculture, Travaux publics, Marine.
En décembre 1939, j'ai été appelé au ministère des Finances par M. Paul Reynaud et par M. Bouthillier, qui était secrétaire général du ministère des Finances. Ils m'ont alors exposé la tâche extrêmement lourde devant laquelle se trouvait le ministère des Finances, qui était surchargé de besogne et qui avait, par ailleurs, comme tous les départements ministériels, un certain nombre de jeunes fonctionnaires mobilisés. Ils m'ont demandé ainsi qu'à une ou deux autres personnes de venir au ministère des Finances pour les aider dans leur tâche.
J'ai accepté parce que j'ai crû devoir le faire, et j'ai été chargé de toutes les questions des finances extérieures, en particulier de la disponibilité de la France en devises, du contrôle des achats à l'étranger et de l'emploi de ces devises pour les achats à l'étranger.
En fait, je reprenais les fonctions que j'occupais quinze ans auparavant lorsque j'étais directeur adjoint du Mouvement des fonds. Je passais chaque jour, à peu près deux ou trois heures au ministère des Finances, une heure au ministère de l'Armement. Puis j'essayais de m'occuper dans la mesure du possible des problèmes qui se posaient à la Maison Worms.
A la même époque, d'ailleurs, pendant la guerre, je fus encore chargé d'une autre mission.
Le ministère des Affaires étrangères m'a demandé de faire partie de la Commission du blocus qui comportait alors cinq membres et était présidée par M. Rist.
J'ai accepté de faire partie de cette Commission du blocus. Plus tard, cela m'a valu des ennuis du côté des Allemands. Dans la déposition qu'il a faite devant le conseiller à la Cour, qui était chargé de mon instruction en Haute Cour de Justice, M. Gareau, Abelz a déclaré que j'étais toujours demeuré suspect aux Allemands parce que j'avais fait partie de cette Commission du blocus pendant la guerre.
M. Dhers, président.- Quand vous avez été appelé au ministère des Finances pour les missions que vous venez d'indiquer, connaissiez-vous depuis longtemps M. Bouthillier ?
M. Barnaud.- Non. M. Bouthillier était sensiblement plus jeune que moi dans l'inspection des Finances. J'avais eu l'occasion de le rencontrer deux ou trois fois mais je ne le connaissais pas particulièrement et il n'était pas à l'époque un de mes amis. Je l'ai très bien connu ensuite, à l'époque de Vichy, et surtout pendant le temps où j'ai été emprisonné.
M. Dhers, président.- Et aviez-vous des relations avec M. Paul Reynaud ?
M. Barnaud.- Oui. Je l'avais connu, depuis très longtemps, dans les postes que j'avais occupés autrefois lorsque j'avais été inspecteur des Finances et directeur adjoint du Mouvement des fonds. J'avais été à plusieurs reprises directeur du cabinet de ministres des Finances : de M. Painlevé, M. Loucheur, M. Doumer.
J'avais donc eu l'occasion de voir M. Paul Reynaud et j'avais gardé des relations très cordiales avec lui.
J'ajouterai, bien que ce soit peut-être un détail - mais c'est doute le sens des questions qui me sont posées - qu'il va de soi que pour ces missions officielles que j'ai remplies tant au ministère de l'Armement qu'au ministère des Finances, je n'ai reçu aucune espèce de rémunération et qu'il n'en a jamais été question.
M. Dhers, président.- Passons, si vous le voulez, à la troisième question.
M. Barnaud.- La voici :
Quelle était la situation de la Maison Worms ?
Lorsque vous étiez adjoint de M. Léon Noël à Paris (juillet 1940) ;
Lorsque vous étiez directeur du cabinet de M. Belin, ministre de la Production industrielle et du Travail (août 1940) ;
Lorsque vous exerciez les fonctions de délégué général aux relations économiques franco-allemandes.
Il serait peut-être plus clair pour l'exposé que j'indique d'abord, brièvement - quitte à y revenir plus tard, si vous le désirez - comment j'ai été amené à occuper ces différentes fonctions. Je vous dirai ensuite quelle était ma situation à la Maison Worms pendant cette période.
Au moment de la retraite en juin 1940, ma situation personnelle était celle que je viens d'exposer.
Au moment de l'exode, la Maison Worms avait, depuis longtemps, d'accord avec le ministère de la Marine marchande, préparé une organisation de repli à Nantes.
Le 10 juin 1940, lorsque le gouvernement quitta Paris, mes missions se trouvaient virtuellement terminées tant au ministère de l'Armement qu'au ministère des Finances. J'ai donc rejoint à Nantes la Maison Worms, qui à ce moment-là y avait exécuté son repli définitif.
Dès mon arrivée à Nantes, M. Bouthillier, qui était à ce moment-là ministre des Finances, me demanda de venir à Bordeaux où il avait un certain nombre d'avis à me demander. Je me suis donc rendu à Bordeaux, et immédiatement après j'ai été coupé de Nantes.
A cette époque, M. Léon Noël fut nommé délégué général du gouvernement français pour les régions occupées. Il déclara qu'étant donné sa carrière passée, il connaissait surtout les questions administratives et exprima les désir d'avoir auprès de lui un adjoint qui fut au courant des questions économiques.
M. Bouthillier proposa à M. Léon Noël de me prendre pour adjoint et me demanda de me rendre avec lui en zone occupée.
Après certaines hésitations, j'ai cru devoir accepter cette pénible fonction. Je suis donc parti avec M. Léon Noël à Paris, vers le 10 juillet 1940 environ, pour m'occuper à ses côtés des questions économiques.
Cette mission a duré très peu de temps, environ deux ou trois semaines. Puis, je fus appelé à nouveau à Vichy. Un nouveau gouvernement avait été formé. Il me fut exposé que M. Belin, qui avait été nommé ministre du Travail et de la Production industrielle, déclarait qu'il était surtout au courant des questions dépendant du ministère du Travail, qu'il connaissait peu les questions industrielles et que, dans ces conditions, il désirait avoir à ses côtés un directeur de cabinet qui fut au courant de ces questions.
Comme j'étais, à Paris, chargé précisément de ces questions économiques auprès de M. Léon Noël, tout naturellement on parla de moi et l'on me demanda d'accepter ces fonctions.
Je vous ai dit tout à l'heure que j'avais été quinze ans plus tôt directeur de cabinet d'un certain nombre de ministres des Finances. Ce ne pouvait être pour moi un poste extrêmement désirable que d'être de nouveau directeur de cabinet d'un ministre de la Production industrielle et du Travail. Je pensais cependant que je devais accepter, étant donné ce que l'on me demandait et étant donné ce que j'avais su de la situation en zone occupée, du désordre qui y régnait, de tous les problèmes qui s'y posaient. J'ai donc accepté ces fonctions.
Je ne voudrais pas alourdir mon exposé, mais je pourrais vous lire des dépositions qui ont été faites et qui montrent combien, à cette époque, j'ai hésité pour savoir si je pouvais si je devais ou non accepter encore une situation officielle. C'est ainsi que M. Detoeuf déclare dans sa déposition du 24 janvier 1946 devant M. Mathieu, commissaire de police :
Au moment de la constitution du premier ministère à Vichy il m'a demandé conseil sur l'opportunité d'accepter d'être le chef de cabinet de Belin, au ministère de la Production industrielle. Je lui ai vivement conseillé d'accepter ce poste : je jugeais en effet qu'un syndicaliste comme Belin, en le désintéressement de qui j'avais grande confiance, mais dont l'expérience me paraissait insuffisante, avait besoin d'être appuyé par un homme comme Barnaud, ayant l'expérience des affaires et dominé par des soucis d'intérêt général.
Je n'avais pas vu M. Belin auparavant. Je l'ai vu pour la première fois à Vichy dans son cabinet, vers la fin de juillet 1940.
Je suis alors allé à Vichy avec les secrétaires généraux, les directeurs de cabinet des différents ministères économiques qui venaient reprendre en mains l'administration française. Les ministres eux-mêmes pouvaient difficilement venir à Paris, les Allemands ne leur permettant qu'exceptionnellement à cette époque de franchir la ligne de démarcation. Par conséquent les secrétaires généraux et les directeurs de cabinet qui résidaient à Paris avaient la charge de l'administration.
Au mois de février 1941, lorsque l'amiral Darlan a reformé son ministère et, considérant que le ministère du Travail et de la Production industrielle était trop lourd, a décidé de scinder ce ministère en deux, M. Belin a conservé uniquement le ministère du Travail et c'est Pucheu qui prit alors la Production industrielle.
Je n'avais aucune raison de rester chef de cabinet ni de Belin pour le Travail, ni de Pucheu pour la Production industrielle, puisque ce dernier était un homme de formation économique et qu'il n'avait pas besoin de moi. J'ai donc demandé à reprendre des fonctions purement privées.
De nouveau, tous les fonctionnaires avec lesquels j'avais travaillé à Paris, depuis longtemps, en particuliers les secrétaires généraux et les directeurs de cabinet des ministères économiques me demandèrent, étant donné la connaissance que j'avais acquise des problèmes qui se posaient en zone occupée et les contacts que j'avais dû forcément avoir dès cette époque avec les autorités allemandes, de rester avec eux pour continuer à les aider dans leur tâche de résistance à l'emprise ennemie. J'ai alors accepté les fonctions de délégué général aux relations économiques franco-allemandes dans des conditions dont nous parlerons plus loin, si vous le voulez bien.
On me demande quelle était ma situation à la Maison Worms, lorsque j'ai accepté ces différents postes d'adjoint à M. Léon Noël, de directeur de cabinet de M. Belin et de délégué général aux relations économiques franco-allemandes.
Pendant toute cette période, je suis resté ce que j'étais avant, c'est-à-dire associé gérant de la Maison Worms. Pourquoi ? C'est facile à expliquer. Je le crois, du moins.
J'ai eu à cette époque un grand nombre de conversations avec M. Worms. J'avais démissionné de tous les postes d'administrateur de conseils d'administration que j'occupais. Mon intention et mon désir eussent été de démissionner également de mes fonctions de gérant de la Maison Worms, car j'estimais que la situation eut été beaucoup plus nette.
Mais comment était composée la gérance de la Maison Worms à cette époque ? Elle avait trois associés : M. Hypolite Worms, M. Michel Goudchaux et moi-même.
Comme vous vous en souvenez, dès le début de l'occupation allemande, les autorités allemandes ont commencé à parler de lois raciales. Ces lois étaient appliquées dans d'autres pays occupés, et ils commencèrent à manifester l'intention de les appliquer en France.
M. Michel Goudchaux, qui était israélite, donna alors sa démission de gérant de la Maison Worms, avec beaucoup d'abnégation, et il partagea sa part dans la Maison Worms avec ses enfants qui, en vertu des lois raciales allemandes, n'étaient pas considérés comme israélites.
Restaient donc uniquement comme gérants M. Hypolite Worms et moi-même.
A ce moment-là, si j'avais démissionné, que se serait-il passé ? Il est impossible de laisser une maison en nom de l'importance de la Maison Worms avec un seul gérant. Si, pour une raison quelconque, ce gérant était dans l'impossibilité d'agir, en cas d'accident par exemple, personne ne détenant plus la signature sociale, la situation de la Maison serait très délicate.
D'autre part, les autorités allemandes avaient nommé exceptionnellement à la Maison Worms, en raison de ses attaches raciales et de ses attaches anglaises, un commissaire allemand muni de pleins pouvoirs. C'est la seule banque française, en dehors des banques étrangères établies en France et en dehors de la Banque de France, qui ait eu un commissaire allemand, comme nous le verrons plus loin. Or, il était impossible de nommer un nouveau gérant sans l'accord et l'agrément écrit du commissaire allemand.
M. Worms et moi-même avons pensé qu'il était impossible de demander aux Allemands l'autorisation de nommer un nouveau gérant et soumettre cette nomination à leur agrément. J'ai donc estimé que je ne pouvais pas démissionner et je suis resté gérant de la Maison Worms.
Mais, à la même époque, j'ai dit à M. Worms que, puisque je ne pouvais plus en fait apporter mon travail à la Maison Worms, je n'accepterais plus de recevoir d'elle aucun émolument, aucun traitement sous une forme quelconque.
J'ai cette lettre ; je peux la lire si vous le désirez.
M. Dhers, président.- Le texte est peut-être inutile.
M. Barnaud.- Par conséquent, à partir de cette date, je n'ai touché aucune rémunération de la Maison Worms.
Je dois dire d'ailleurs qu'étant dans une position, que je reconnais volontiers, fausse au point de vue présentation, je n'ai accepté non plus aucun traitement officiel ni lorsque je fus adjoint de M. Léon Noël, ni lorsque je fus directeur du cabinet de M. Belin, ni lorsque je fus délégué général aux Relations économiques franco-allemandes. Je considérais que, du moment qu'il m'était impossible de démissionner de mes fonctions de gérant de la Maison Worms, je ne pouvais recevoir aucun émolument officiel.
Vous savez que j'ai été traduit en Haute Cour, que j'ai été emprisonné pendant vingt-deux mois, qu'un rapport d'expertise a été établi sur ma situation, rapport qui comprend un millier de pages, en huit parties. La dernière partie comporte l'examen de ma situation de fortune, de mes comptes en banque. De cet examen il ressort que, pendant toute cette période, je n'ai rien reçu ni de la Maison Worms, ni des Pouvoirs publics, que j'ai vécu sur les ressources que je pouvais avoir ou sur mon capital.
Je ne peux vous en donner meilleur résumé en une phrase qu'en vous citant ce qu'a déclaré à mon sujet dans son rapport le Procureur général près la Haute Cour de Justice, qui a d'ailleurs conclu à un non-lieu en ce qui me concerne. Il s'exprime ainsi :
Il y a lieu d'indiquer enfin - fait assez rare - que Barnaud refusa de recevoir un traitement de l'État et que, pendant tout le temps qu'il occupa le poste de délégué général aux Relations économiques, il subvint à ses dépenses et à celles de sa famille avec ses deniers personnels.
Par conséquent, ce n'est que par suite des circonstances que je n'ai pu démissionner de mon poste de gérant de la Maison Worms pendant la période où j'ai occupé des fonctions officielles.
M. Dhers, président.- Personne n'a de question à poser sur cette partie ? Nous pouvons donc passer à la quatrième question.
M. Barnaud.- Nous entrons maintenant dans des questions un peu plus techniques.
Quels furent les rapports entre la banque et l'ensemble des activités de la Maison Worms et les deux commissaires allemands Ziegesar et Falkenhausen pendant l'occupation allemande ? Quel était le statut exact de cet établissement Worms dont vous étiez copropriétaire à cette date ?
La cinquième question a trait également à la situation de la Maison Worms pendant l'occupation.
Je dois déclarer tout d'abord à la Commission que, comme je viens de l'exposer, et ainsi qu'en témoignent les rapports d'expertise et le rapport de la Commission d'épuration des banques, pendant toute cette période, tout au moins jusqu'au milieu de 1943, je n'étais pas en fait à la Maison Worms. Par conséquent je pourrais ne pas répondre sur ces questions que je n'ai pas personnellement connues. Toutefois je ne refuse pas, bien entendu, de vous donner des explications d'après les renseignements que j'ai pu obtenir et les documents que je me suis procurés.
M. Jacques Chevalier.- Si M. Barnaud n'a pas été à la Maison Worms à ce moment-là, je crois que ce n'est pas la peine...
M. Dhers, président.- Les explications seraient-elles très longues à fournir ?
M. Barnaud.- Je vous rappelle, M. Chevalier, que cette question a été posée à la demande d'un de nos collègues qui n'a pas pu assister à la séance de ce soir. Je serais donc un peu gêné à son égard d'avoir, en son absence, dispensé en quelque sorte, de donner sa réponse.
M. Jacques Chevalier.- Je faisais cette remarque uniquement parce que, comme M. Barnaud, évoquait des rapports assez longs sur cette question, je pensais qu'il pourrait les verser au dossier plutôt que de nous en donner lecture.
M. Dhers, président.- Par égard pour celui de nos collègues qui a demandé à la Commission que ce problème soit examiné ou tout au moins envisagé, même brièvement, je ne crois pas que nous puissions nous dispenser de demander au témoin d'apporter quelques réponses. Mais je vous demanderai, Monsieur Barnaud, dans ces conditions, de limiter vos explications le plus possible.
M. Barnaud.- Voici quels furent les rapports entre la banque et l'ensemble des activités de la Maison Worms et les deux commissaires allemands Ziegesar et Falkenhausen pendant l'occupation allemande.
Un rapport d'expertise a été établi sur toutes ces questions touchant les activités de la Maison Worms pendant l'occupation. Ce rapport dit ceci :
Il semble que l'attention des autorités allemandes fut attirée sur la Maison Worms, en octobre 1940, tant par l'origine partiellement israélite du capital que par l'importance de l'activité de la société et aussi par la personnalité même de M. Worms dont les attaches familiales anglo-saxonnes étaient connues. Celui-ci venait, au surplus, de remplir une mission importante en Angleterre, au nom de la Marine marchande.
Les Allemands exigèrent, en premier lieu, semble-t-il, l'application à la société Worms & Cie, de l'ordonnance allemande du 20 mai 1940 qui prévoyait la nomination d'un commissaire aryen dans toutes les entreprises israélites des pays occupés. Or, seuls M. Michel Goudchaux et Mme Labbé (qui était sa sœur) étaient considérés comme non aryens au sens de la législation allemande de cette époque.
Pour pallier les effets des lois d'exception relatives aux israélites et sur le point d'être promulguées en France, M. Michel Goudchaux et Mme Labbé prirent toutes mesures utiles pour éviter que la société Worms & Cie puisse être considérée comme entreprise juive.
A cette époque, M. Worms, qui sentait le danger venir, qui savaient que les Allemands allaient nommer un commissaire à la Maison Worms, vit M. Brunet, qui était directeur du Trésor au ministère des Finances, et lui demanda s'il ne serait pas désirable que le gouvernement désignât un commissaire français à la Maison Worms.
C'est une des questions dont je me suis occupé moi-même, dans mes fonctions, pour les banques américaines ou anglaises, en essayant de prévenir les Allemands en nommant des commissaires français valables.
A ce moment, M. Brunet désigna M. de Sèze, qui était inspecteur de la Banque de France, comme commissaire auprès de la Maison Worms. Mais, malheureusement, les Allemands, dit l'expert, nommèrent entre-temps, et dès le 25 octobre 1940, un commissaire allemand en la personne de M. von Ziegesar.
Le premier commissaire allemand fut donc M. von Ziegesar.
Les pouvoirs dont jouissaient les commissaires allemands résultaient des articles 2 et 3 de l'ordonnance allemande du 20 mai 1940 et d'un avis affiché le 30 octobre par von Ziegesar dans les locaux de la société Worms.
De l'analyse de ces textes il ressort que les commissaires allemands étaient autorisés à toutes affaires et actions d'ordre juridique et non juridique relatives à la gestion de l'entreprise. Ils pouvaient, avec l'autorisation expresse du groupe d'armées, modifier l'objet ou l'état juridique, aliéner ou liquider l'entreprise. En conséquence, notamment, tout payement supérieur à 100.000 francs et toute transaction supérieure à 1.000.000 francs devaient être soumis à leur agrément. Ils devaient même être informés des déplacements des directeurs fondés de pouvoirs qui quitteraient la zone occupée.
M. von Ziegesar est resté commissaire pendant un certain temps. Puis, les autorités allemandes, trouvant qu'il n'était pas assez énergique, l'ont remplacé par un autre commissaire, M. von Falkenhausen.
Ici, d'après l'enquête que j'ai faite, je dois à la vérité de déclarer que ces commissaires allemands, dans l'ensemble, n'ont pas été incorrects. Ils ont laissé la direction de la Maison Worms entre les mains des dirigeants de cette Maison. Ils voulaient que le courrier leur fût soumis ; mais pratiquement ils ne sont intervenus que pour recommander certains amis ou certaines sociétés, mais n'ont pas usé de leurs pouvoirs pour exercer une action dommageable pour la Maison Worms.
La cinquième question est encore plus technique.
La voici :
Pourriez-vous préciser à la Commission d'enquête le volume des opérations bancaires ou autres des entreprises Worms pendant l'occupation avec la Deutsche Bank (accréditifs documentaires notamment), le concours apporté au financement des transferts de clearing, l'escompte des traites de la Kriegmarine ou d'autres services ou acheteurs allemands ?
Ces opérations sont précisément celles qui ont donné lieu à toute l'expertise dont l'ensemble fait un volumineux dossier.
En ce qui concerne les ouvertures de crédits et avances sur factures allemandes, c'est-à-dire l'escompte de factures allemandes, le montant des découverts consentis à des ressortissants ou entreprises allemandes sur injonction du commerce allemand était, d'après le rapport d'expertise, de 1 million en janvier 1941. Il s'est élevé à un maximum de 7 millions en février 1941 et a alors décru pour disparaître complètement à partir du mois de février 1942.
En ce qui concerne les avances consenties aux fournisseurs français de la Kriegmarine sous forme d'escompte de factures, l'expert écrit :
Le commissaire allemand donna l'ordre à la banque Worms, en 1941, d'ouvrir à ses fournisseurs des comptes d'avances aux factures. Afin de déterminer le montant de ces opérations, il a été procédé à un dépouillement des comptes des fournisseurs français de la Kriegmarine chez la banque Worms. Ces comptes sont au nombre de 36. Le dépouillement des comptes de ces diverses personnes ou organismes a abouti à un relevé mensuel des sommes.
Le tableau dressé par l'expert montre que le découvert était d'environ 8 millions à la fin de 1941, 6 millions à la fin de 1942 et 1 800 000 francs à la fin de 1943.
L'expert ajoute :
La majorité de ces créances est considérée comme irrécouvrable et constitue une perte pour la banque.
En ce qui concerne les accréditifs simples et les accréditifs documentaires, l'expert analyse longuement ces opérations qui furent faites principalement avec la Commerzbank et avec la Deutsche Bank - dans une moindre mesure - dont dépendait le second commissaire allemand, von Falkenhausen. L'expert écrit :
Il ressort du tableau qui précède que les accréditifs totaux ouverts aux banques allemandes ont atteint, pour 1941, 1942, 1943 et 1944, un montant total de 161 millions, sur lequel environ 80 % ont été payés pour la Commerzbank et 20 % pour la Deutsch Bank.
Il ajoute :
D'une note versée au dossier de l'expertise se référant aux indications publiés par la Banque de France, il résulte que l'ensemble des transferts de fonds effectués par le clearing franco-allemand pendant l'occupation s'est élevé, à l'exportation, à la somme de 196 480 millions. Le chiffre des transferts passés par la banque Worms, soit 161 millions environ, n'en représente qu'un pourcentage infime...
D'ailleurs le pourcentage des opérations qu'a traitées la banque Worms avec le clearing allemand n'a représenté que 1,47 % de l'ensemble des opérations traitées avec le même clearing par les autres banques de la place (pourcentage déterminé grâce aux chiffres passés au compte de compensation de la Reichskreditkasse de Paris), alors que l'activité de la banque Worms est considérée à la Chambre de compensation des banquiers de Paris comme représentant environ 3 % de l'activité bancaire totale de la place de Paris.
Cela revient à dire que si la banque Worms avait effectué avec les Allemands des opérations d'accréditifs pour un volume proportionnel à son importance sur la place de Paris, elle aurait été amenée à faire de telles opérations pour un total sensiblement double de celui qu'elle a traité en réalité. Dans l'ensemble, les autres banques de la place de Paris ont eu une activité proportionnellement plus grande qu'elle en matière d'accréditifs allemands.
En conclusion de cette étude, l'expert écrit :
D'une façon générale, les opérations effectuées par la banque Worms dans le secteur allemand ont représenté un coefficient d'activité de 9,8 % par rapport à l'ensemble des opérations traitées ; mais compte tenu des pertes subies, dans le secteur allemand, le bénéfice net pour l'ensemble de la période d'occupation se trouve ramené à 941 000 francs, soit 3,8 % seulement du bénéfice net total du département bancaire pendant la même période.
Voilà en ce qui concerne la Maison Worms.

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