1948.01.00.Des Hautes Études américaines.Vie polique américaine.Article

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Hautes Études américaines
Vie politique américaine
N°9 - janvier 1948

La politique des États-Unis vis-à-vis de Vichy

Sous le titre "Our Vichy Gamble" ("Le Jeu que nous avons joué à Vichy"), l'éditeur Alfred A. Knopf, de New York, vient de publier un ouvrage de plus de quatre cents pages qui constitue un témoignage intéressant sur la politique américaine pendant la guerre.
L'auteur, M. William L. Langer, professeur d'histoire à l'université de Harvard, est un historien de profession. Les fonctions qu'il a occupées pendant la guerre comme chef de la division des recherches à l'Office des services stratégiques, de septembre 1941 à septembre 1945, l'ont mis à même de connaître bon nombre de documents et de faits inconnus du grand public. Quand il entreprit la rédaction de son ouvrage, il put encore utiliser d'autres éléments fournis par le Département d'État et le secrétariat à la Guerre. Il les a complétés à l'aide de sources orales, notamment par des enquêtes personnelles près de diverses personnalités. Une lettre de l'amiral Loahy cautionne en quelque sorte l'ouvrage, puisqu'elle affirme que l'exposé des faits et le jugement sur les hommes tels qu'on les trouve dans cet ouvrage concordent avec les impressions personnelles de l'ancien ambassadeur des États-Unis à Vichy.
L'information, qui est de première main, se limite à la période qui va de l'armistice franco-allemand de juin 1940 à l'assassinat de l'amiral Darlan en décembre 1942. Elle ne couvre donc qu'une phase de l'histoire de l'occupation ; une première série de chapitres est consacrée à l'armistice et aux principaux protagonistes ; toute la fin de l'ouvrage porte sur l'Afrique du Nord, jusqu'à l'opération "torche" et jusqu'à la mort de Darlan. Les chapitres intermédiaires retracent, plus brièvement, l'évolution de Vichy de la fin de 1940 à la fin de 1942. En annexe, M. Langer a reproduit le texte de "l'accord Murphy-Weygand", basé sur le mémorandum d'une conversation entre le général Weygand et M. Murphy le 26 février 1941, et le texte des protocoles relatifs à la Syrie et à l'Irak, à l'Afrique du Nord, ainsi que du projet d'accord relatif à l'AOF et à l'AEF, signée à Paris les 27 et 28 mai 1941 par Darlan et Abetz, ambassadeur du Reich à Paris.
II ne s'agit pas ici de suivre l'auteur dans la multiplicité des analyses auxquelles il procède, mais il faut marquer le point de vue auquel il s'est placé.
L'ouvrage, bien qu'écrit par un historien dans un esprit historique, a un but précis : le président Roosevelt, M. Cordell Hull et les fonctionnaires du Département d'État ont été l'objet de critiques multiples pour n'avoir pas plus vite rompu avec le gouvernement de Vichy et reconnu le général de Gaulle comme seul représentant de la France. M. William Langer se propose de répondre à ces détracteurs. Son ouvrage n'a pas un but apologétique, mais il conserve, de la première page à la dernière, un aspect de plaidoirie, et l'auteur en paraît lui-même un peu gêné.
C'est au point de vue de la politique intérieure qu'il se montre le plus sévère pour le gouvernement de Vichy : Pétain et ses auxiliaires auraient essayé d'instituer un régime autoritaire et n'auraient vu dans la démocratie qu'un régime d'anarchie et de corruption. Mais, observe M. Langer, si Pétain repoussait la démocratie, ce n'est pas qu'il fût germanophile, c'est qu'elle lui paraissait comme la première responsable de la défaite ; dans l'été et l'automne de 1940, le Maréchal a désespéré de la Grande-Bretagne et des États-Unis, et ses actes d'alors n'ont pas d'autre explication.
Vite, du reste, le Maréchal se ressaisit. Il mit les Allemands en échec en Afrique du Nord ; refusa de leur permettre l'utilisation des ports tunisiens, provoqua la conclusion des accords Weygand avec les États-Unis. Bien plus, il encouragea Darlan à sonder les Américains en vue de la prise de commandement d'un mouvement patriotique soutenu par eux ; il autorisa, favorisa et rendit possible le débarquement des Alliés en novembre 1942. Sur ces divers points (p.205 et ss. ; pp. 344-361), le témoignage du professeur Langer est formel.
Sa conclusion est du reste très nette : « Une des erreurs les plus malheureuses et les plus funestes qui aient eu cours aux États-Unis est l'idée que tout homme ayant eu des liens avec le gouvernement de Vichy était un collaborateur et un ami des Allemands ». Ce n'est pas exact. « Rien ne serait plus injuste que de condamner tous ceux qui ont entretenu des relations avec le régime de Vichy comme des collaborateurs et des traîtres. Jusqu'en novembre 1942 au moins, la grande majorité des Français ont senti qu'ils pouvaient rendre les meilleurs services en demeurant en France. Il faut regretter que la France combattante ait refusé de les reconnaître et que, par sa propagande, elle ait soulevé une forte antipathie à l'intérieur du pays. »
Faisant directement allusion au procès du Maréchal et à sa condamnation pour haute trahison, M. Langer déclare : « J'ai lu chaque mot du compte-rendu du procès Pétain et j'estime qu'il est difficile à quiconque en a fait autant d'estimer la condamnation du Maréchal autrement que comme un verdict politique. A coup sûr, le procès n'a pas réglé son cas... Tout ce qu'un homme impartial peut dire est que, de toute évidence, Pétain essaya de servir la France en conformité de ses vues. ce fut un malheureux vieil homme, plein de sollicitude pour son peuple. Parfois, il ne comprit pas tout et parfois fut inutilement craintif. Mais à travers les années, il tint ferme et son oeuvre est substantielle : il maintint la France comme entité vivante (a going concern), il tint la flotte française hors de la portée de la griffe ennemie et il tint à l'abri du danger l'Afrique du Nord qui devait nous ouvrir les portes de l'Europe. » (P. 384.)
II y a cependant un groupe à l'actif duquel M. Langer ne trouve nulle circonstance atténuante. Ce n'est pas, comme on pourrait s'y attendre, le groupe des collaborateurs politiques habituellement dispersés dans le PPF, le MSR, le RNP et, occasionnellement réunis dans certaines manifestations. C'est un "groupe financier" constitué par la BNCI, définie comme la banque Laval par excellence, par la Banque de l'Indochine avec Baudoin, par la Banque de Paris et des Pays-Bas et par la Banque Worms et Cie, considérée comme la base même du régime Darlan, avec Gabriel Le Roy Ladurie et Jacques Barnaud.
On regrettera que ce passage de l'ouvrage soit défiguré par de multiples erreurs qui portent sur les noms propres (Ravalland au lieu de Rivallant, Carpopino au lieu de Carcopino). On s'étonnera autant de la légèreté avec laquelle certains hommes ont été classés : ranger M. Carcopino, professeur à la Sorbonne, directeur de l'École française de Rome puis de l'Ecole normale supérieure, d'ailleurs récemment mis hors de cause par le jury d'instruction de la Haute Cour, parmi les hommes do la "clique Worms" paraît inadmissible.
Il y a plus grave encore. A l'appui des accusations qu'il porte contre ce "groupe financier", M. Langer n'apporte aucune preuve. Il se borne à reproduire sans la moindre critique des morceaux de bravoure empruntés à une propagande qui n'avait rien de scientifique. Les sources qu'il indique (note de la page 169 en particulier) sont significatives à cet égard. On s'étonne, par exemple, de voir un historien de profession considérer comme une source d'information sérieuse, sans la moindre restriction critique, le pamphlet de M. Raymond Brugère : "Veni, Vidi, Vichy".
D'autre part, il n'est pas un spécialiste des questions bancaires qui ne sache combien sont divergents et parfois antagonistes les intérêts des banques que M. Langer réunit dans son prétendu "groupe financier". Au surplus, depuis la Libération, la plupart des dirigeants des établissements qu'il cite ont fait l'objet d'enquêtes judiciaires sur leur activité durant l'occupation. A aucun moment et dans aucun cas, les faits indiqués par M. Langer n'ont été relevés.
Bien mieux, certains des banquiers que M. Langer accuse de germanophilie et de collaboration économique ont été les plus actifs et décidés artisans de la Résistance française, soit en Afrique du Nord (comme par exemple M. Posc, directeur général de la BNCI), soit sur le territoire même de la métropole.
L'injustice de ces attaques avait un caractère tellement flagrant que le professeur Langer a dû, par une lettre du 18 septembre 1947, en reconnaître le mal-fondé en s'engageant, à l'égard des personnalités qu'il avait ainsi calomniées, à corriger en conséquence les éditions ou traductions futures de son ouvrage.
Ces erreurs toutefois ne modifiant pas le crédit qu'on peut accorder à sa conclusion d'ensemble : grâce à sa présence à Vichy - et grâce au gouvernement de Vichy - M. Langer estime que le Département d'État a pu atteindre trois buts :
1°) disposer d'une source incomparable de renseignements ;
2°) écarter les Allemands de l'Afrique du Nord où devait prendre pied l'armée américaine en novembre 1942 ;
3°) maintenir la flotte française hors de l'influence allemande.
« Dans l'opinion publique, termine M. Langer, tout se réduit à un choix entre le régime autoritaire de Vichy et la croisade héroïque de de Gaulle. Mais à moins qu'on ne puisse démontrer que de Gaulle et son mouvement ont plus fait pour les intérêts américains que notre présence à Vichy, toute l'argumentation contre notre politique s'écroule. Cet ouvrage, après tout, aura contribué à la solution de cette question. » Conclusion prudente dans la forme, catégorique dans le fond.
Depuis que l'ouvrage a été conçu et élaboré, l'opinion publique aux États-Unis a d'ailleurs beaucoup évolué. Certaines des critiques auxquelles songeait M. Langer ont désarmé. D'autres en revanche sont apparues. M. Langer pourrait aujourd'hui mettre en chantier un nouvel ouvrage qui répondrait aux questions suivantes :
- En préférant la reconnaissance du général de Gaulle comme chef du gouvernement provisoire à la convocation d'une assemblée constituante conformément aux lois républicaines de 1875, les États-Unis n'ont-ils pas contribué à retarder le relèvement de la France, jetée dans des controverses politiques sans fin ?
- L'armement du maquis européen par des parachutages a-t-il été une opération profitable ou nuisible aux États-Unis, compte tenu de ses incidences politiques lointaines ?
- L'utilisation de certaines formes de propagande radiophonique nécessaire pour soutenir le moral des pays occupés n'aurait-elle pas dû être comprise autrement ? N'a-t-on pas suscité des espérances démesurées, que nul ne peut aujourd'hui satisfaire, mais qui ont fait le lit de la propagande communiste ?
- En écrasant sous les bombes l'industrie allemande de la Ruhr, base nécessaire de la reconstruction européenne, à l'heure même où les Russes ménageaient la Silésie et la Saxe, les États-Unis n'ont-ils pas pêché par imprévoyance ?


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