1948.00.De Jean Galtier-Boissière et Charles Alexandre.Le Crapouillot.Articles

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Le Crapouillot, tome III : Histoire de la Guerre 1939-1945 par Jean Galtier-Boissière et Charles Alexandre.

La synarchie

Premières révélations
Pour un historien de la qualité de Roger Mennevée, l'existence de la "Synarchie" constitue l'explication majeure des événements de ces dernières années ; à l'opposé, Mme Jean Coutrot, veuve d'un des animateurs présumés de la fameuse société secrète, affirme qu'il s'agit « d'un gigantesque vaisseau fantôme »[1].
Pétain aurait reçu les premières lueurs sur la Synarchie de Jacques Chevalier et du colonel Heurteaux, délégué général de la Légion, paravent derrière lequel l'ancien as de l'aviation avait développé un des premiers réseaux de renseignements, le réseau "Hector".
D'après d'autres auteurs, ce serait le docteur Martin, ancien chef du 2e bureau de la Cagoule, qui, ayant découvert que la plupart des chefs du CSAR étaient membres, à son insu, d'une autre société secrète, aurait dénoncé les cachottiers.
Dans sa "note", le docteur Martin déclarait que les documents concernant l'activité de la Synarchie avaient pu être remis au Maréchal par suite « d'indiscrétions de l'un des animateurs du mouvement, appelé Jean Coutrot[2], indiscrétions qui ont donné lieu, au sein du groupement, à des dissentiments violents et qui ont été suivis de la mort de M. Jean Coutrot et de son secrétaire ».
Le mouvement se compose presque exclusivement de polytechniciens et d'inspecteurs des Finances ayant fait leurs preuves et ayant prêté serment d'obéir à des directives déterminées qui doivent diriger leur action publique. Les buts poursuivis par l'Association sont les suivants :
1° Faire échec à la politique du Maréchal en ce qui concerne la Révolution nationale pour tout ce qui serait susceptible d'instaurer un régime socialisant au sein du pays.
2° Saper à la base tout effort social pouvant avoir pour résultat d'affaiblir les positions des groupes financiers internationaux et chercher par tous les moyens à renforcer la position de ces groupes jusqu'à ce qu'ils détiennent tous les leviers essentiels de la production industrielle.
3° Sauvegarder les intérêts financiers juifs par tous les moyens dans tous les domaines intéressant l'économie ainsi que les intérêts anglo-saxons liés avec les groupes financiers intéressés au Mouvement.
4° Faire échec à toute tentative d'organisation économique ou douanière d'inspiration exclusivement européenne et ayant pour conséquence de rendre l'Europe continentale indépendante des importations anglo-saxonnes.
Le chef du Mouvement serait M. Le Roy Ladurie et le grand exécuteur ne serait autre que M. Bouthillier, ministre des Finances et de l'Economie nationale, secondé par MM. Barnaud, Lehideux, Belin, Bichelonne, Lafont, Berthelot, de Peyerhimoff, Pucheu, de Faramont et quantité d'autres fonctionnaires très importants.
Le Groupe fut constitué dès fin juillet 1940 et son programme immédiat comprenait :
1° Vote d'une loi permettant la mainmise sur toute l'industrie française par le moyen de "Comités d'organisation et de répartition". Cette loi fut faite par M. Belin, sous les directives de M. Bouthillier et publiée le 18 août.
2° Élimination du gouvernement des personnalités à tendance révolutionnaires ou à sympathies nationales-socialistes : M. Adrien Marquet, à l'Intérieur, M. Alibert, suspect d'être révolutionnaire sur le plan juridique ; M. Pierre Laval suspect d'être national-socialiste.
Sur le plan de la collaboration franco-allemande, le mot d'ordre est de rechercher avec les firmes allemandes une série d'accords apportant sur le plan financier des avantages réels et de créer avec les chefs de l'industrie allemande une solidarité d'intérêts très étroite pouvant s'étendre de l'autre côté de l'Atlantique le cas échéant, le tout fortement charpenté et susceptible :
a) de se souder aux groupes anglo-saxons dès la fin de la guerre. M. P. E. Flandin serait le lien et le conseil juridique de ces sortes d'entente,
b) de faire échec à toute tentative d'extension du socialisme dans le programme hitlérien,
c) d'empêcher une union douanière européenne contraire aux intérêts anglo-saxons.

Jean Coutrot
La première allusion publique à la Synarchie fut faite, le 5 juin 1941, dans l'"Appel" de Costantini[3], ancien commandant d'aviation dont on retrouve le nom sur les listes de la Cagoule publiées par M. Joseph Désert[4] ; un écho relatant la mort tragique de Jean Coutrot tombé par la fenêtre, demandait : « N'appartenait-il pas à la plus secrète et la plus nocive des Loges maçonniques : "La Synarchie" ? Cela expliquerait peut-être sa mort mystérieuse. »
Par la suite, tout en taxant la Synarchie d'obédience maçonnique, l'"Appel" sachant combien le public est affriandé par les "morts mystérieuses", annonçait qu'après Coutrot, ses deux secrétaires, Franck Théallet et Yves Moreau, avaient été "exécutés" en raison de leurs imprudents bavardages[5].
Une enquête consciencieuse de Roger Mennevée a clairement démontré que Jean Coutrot s'était effectivement suicidé et que ses deux secrétaires étaient morts naturellement[6]. Mais certaine presse continue à prêter aux menées synarchiques les meurtres de Navachine, conseiller du Front populaire, trouvé le cœur percé d'un stylet dans le bois de Boulogne, de Paringaux, chef de cabinet de Pucheu, dont le cadavre fut découvert sur une voie de chemin de fer près de Provins, le 5 janvier 1942, de Chevillon, grand maître de l'Ordre martiniste, assassiné le 24 mars 1944, dans les environs de Lyon...[7]. Des investigations sérieuses pourraient, seules, faire le départ [sic] entre la réalité et les affirmations sans preuves des feuilles "à sensation".
Jean Coutrot, personnalité puissante, joue un rôle d'importance à l'arrière-plan de la scène politique, le seul qui compte ; il ne se souciait ni des honneurs, ni de la publicité et ses multiples activités s'accommodaient de l'ombre, sinon du mystère. Dès décembre 1936, dans "Nouvel Âge", Georges Valois qui connaissait les dessous économico-financiers pour avoir frappé successivement à toutes les caisses, attirait l'attention sur les théories néo-capitalistes de Coutrot, qui venait d'être nommé par Spinasse, président de la Commission chargée de l'organisation de l'économie générale et il demandait :
« Le gouvernement de Front Populaire présidé par les socialistes est-il totalement au-dessous de la tâche qu'il a reçue du Rassemblement populaire - ou bien délibérément, consciemment, accomplit-il une tout autre tâche pour le compte du capitalisme ou d'une grande évolution capitaliste ? »
Coutrot avait été l'instigateur de nombreux groupements : le cercle "X-Crise", association polytechnicienne constituée au lendemain de la dépression mondiale de 1930, le Centre polytechnicien d'études économiques, le Centre d'études des problèmes humains, etc. Sa grande idée, c'était l'organisation scientifique du travail et l'ensemble de ses théories se décorait du nom d'humanisme économique. Apôtre de l'efficience, il réclamait un rééquipement technique du pays en même temps qu'il prônait une réforme intellectuelle et morale[8].
Considéré par certains comme « le plus grand révolutionnaire du début du XXème siècle, l'égal, dans une direction opposée, de Diderot et d'Alembert », Coutrot n'était pas un pur idéologue ; dans son livre : "De quoi vivre", il citait la parole de Marx : « Le philosophe ne peut se contenter d'expliquer le monde, il doit contribuer à le changer » et il entendait arriver à une solution de la lutte des classes par l'institution d'un nouveau type d'entreprises qui assurerait une meilleure répartition du profit entre employeurs et employés au bénéfice d'une catégorie sociale, sinon nouvelle, du moins accrue en nombre et en importance, les "technocrates" : « ...Nos idéologues polytechniciens, protestait le "Courrier royal" sous la plume de Bénédix, ne tendent à rien moins qu'à asseoir sous le couvert des Ententes industrielles la domination des magnats de l'Économie, qu'à caporaliser et hiérarchiser le peuple, depuis le manœuvre à une ration et à la simple gamelle jusqu'au généralissime à 40 rations et à 36 services. »
La littérature de Coutrot ne rejoint que sur certains thèmes la charte intellectuelle de la Synarchie "Le Pacte synarchique révolutionnaire", que Madame Coutrot qualifie « d'indigestes élucubrations ».

Le Pacte synarchique
Constitué d'un cahier richement relié dont la diffusion ne dépassa pas un cercle très restreint, le "Pacte synarchique" présentait avec ses 16 points fondamentaux et ses 588 propositions, une véritable somme politique, économique et intellectuelle de notre temps[9].
« Notre méthode de révolution invisible, déclare le Pacte, et les techniques, stratégie et tactique de la révolution en ordre dispersé qui en découlent, ont été élaborées pour réduire au possible la violence émeutière ou insurrectionnelle inévitable quand l'idée atteignant la masse directement se dégrade en passion... Nous réprouvons la révolution dans la rue. Nous tentons de l'éviter partout. Nous faisons la révolution par en haut. »
La révolution « invisible en ordre dispersé » oriente des associés venus de tous les horizons politiques et de toutes les catégories sociales ; le point de cristallisation synarchique du pays devant être « vérifié par de prudents essais d'action à découvert... » du genre, semble-t-il, du Six Février et des provocations du CSAR.
Le mode d'affiliation « en chaîne » adopté par le Mouvement synarchique d'empire (MSE) était emprunté au type martiniste, selon lequel le nouvel adhérent ne connaît que celui qui l'a recruté et ceux qu'il recrutera lui-même.
Quant aux inspirateurs réels du MSE, les historiographes de la secte les rattachent, suivant leurs tendances, aux trois grandes puissances secrètes : les juifs, les francs-maçons, les jésuites.
Déjà "la note Martin" insistait sur la présence de juifs dans l'entourage de Coutrot. L'"Appel" de Costantini[10] rattache le MSE au mouvement martiniste :
« On prétendit que Briand en faisait partie. Sa pensée utopique, responsable de beaucoup de nos erreurs, ne nous semble pas incompatible avec l'esprit du mouvement martiniste. Tout se tient dans les hautes sphères mentales de la magie ésotérique juive. Le culte de la paix mondiale est un moyen puissant de domination des esprits faux »
et rappelant le livre du grand maître Saint-Yves d'Alveydre, "Mission des Juifs", réservé aux seuls initiés, la feuille déclare péremptoirement : « Rien n'est plus juif que le dogme synarchique. »
"Au Pilori" dénonçait de même dans le mouvement la double influence juive et maçonnique :
« Voilà pourquoi la plupart de ces personnages figurent à la fois sur l'Annuaire de Polytechnique et sur les listes d'une certaine société secrète qu'on découvre peu à peu, en compagnie de juifs, indubitablement, et mystérieusement protégés (Rueff, Netter, Ullmo, Hekking, etc.).
Voilà pourquoi la Maçonnerie des hauts grades relève la tête impunément, se sentant soutenue par les pouvoirs occultes internationaux. »
Mennevée, au contraire, pense que la "Synarchie" fut inspirée par les jésuites :
« Le Mouvement synarchique d'empire, écrit-il, a été sur le terrain administratif, industriel et intellectuel, un puissant moyen d'action de l'église romaine et spécialement des jésuites, pour la subversion de la 3ème République »[11],
et il va jusqu'à croire que la campagne de l'"Appel" a pu être une manœuvre, inspirée par les véritables dirigeants de la Synarchie, intéressés à jouer de l'épouvantail "judéo-maçonnique" pour masquer leurs responsabilités authentiques.
La pièce essentielle de la documentation réunie sur la Synarchie est le "rapport Chavin"[12], découvert pendant le premier semestre 1941, au cours d'une perquisition de la Sûreté nationale. Ce rapport devait primitivement être communiqué à l'amiral Darlan, mais par suite de la nomination de Pucheu à l'Intérieur, le secrétaire général de la Police se serait trouvé dans le cas fâcheux de transmettre à son ministre un rapport dans lequel celui-ci était dénoncé !
Le rapport Chavin se terminait par cette conclusion extraordinaire et peu conforme à la doctrine vichyssoise, où le haut clergé catholique était nettement mis en cause :
«Une année aura donc suffi pour que la signification profonde de la "drôle de guerre" de 1939-40 apparaisse enfin en pleine lumière : une révolution camouflée, dissimulée sous un désastre militaire obtenu par une bataille truquée en vue de concentrer l'économie du pays entre les mains d'une maffia au service de puissants intérêts financiers et internationaux et ceci réalisé sous le haut patronage de l'église complice de ce drame de par le fanatisme de certains membres de son clergé ou simplement victimes de l'aveuglement de certains autres, en tous cas, étroitement associée aux bénéfices de l'opération.

Le Groupe Worms et le Capitalisme international
On possède un document allemand qui traite des agissements synarchiques. Il s'agit du rapport du Dr Michel qui fut, à l'Hôtel Majestic, un des chefs de l'administration militaire allemande (Militärverwaltung). Voici les conclusions du Dr Michel relativement à la Synarchie :
« ... Il ne s'agit pas d'une formation semblable à un parti politique mais d'un cercle très ouvert de jeunes techniciens des affaires. Ils n'avaient joué avant la guerre aucun rôle politique et n'avaient pas appartenu au Parlement. Certains de ses membres n'ont été mis en avant que pour la conduite des négociations d'armistice avec l'Allemagne et seulement en qualité d'experts économiques : d'autres furent appelés par la suite aux postes directeurs des ministères économiques et montèrent ainsi sur la scène politique. Sous ce rapport le cartel bien connu "Worms et Cie" (banques, entreprises commerciales, compagnies de navigation) joua un rôle d'autant plus grand qu'un de ses co-propriétaires, Jacques Barnaud, fut, de juillet 1940 à février 1941, secrétaire d'État au Travail et à l'Économie, puis de février 1941 à avril 1942, délégué général pour les relations économiques franco-allemandes. Plus tard ce fut Pierre Pucheu, avant la guerre, directeur général d'une entreprise du groupe Worms et qui fut, de février à juin 1941, ministre de la Production, puis jusqu'en 1942, ministre de l'Intérieur. Enfin Jacques Le Roy Ladurie, dont le frère était le directeur du groupe bancaire du cartel Worms et qui fut lui-même ministre du Ravitaillement dans le deuxième cabinet Laval.
Il faut ajouter François Lehideux, qui était à 37 ans, directeur général des Usines Renault et qui succéda à Pucheu au ministère de la Production, enfin Benoist-Méchin qui fut quelque temps secrétaire d'État aux Affaires étrangères : ces deux derniers personnages étaient très liés avec Barnaud et Pucheu. Ainsi se répandit l'expression du groupe Worms...
A plusieurs reprises, l'on put réaliser dans le domaine économique et cela aussi bien avec Barnaud qu'avec Pucheu et Lehideux d'importants accords sur la contribution de l'économie, accords qui témoignaient d'une grande compréhension pour les efforts de guerre de l'Allemagne. Tous ces hommes sans exception étaient prêts à l'entente économique et c'est de là qu'ils sont passés à la "collaboration"[13].
S'étonner de la "grande compréhension" de l'équipe Worms pour l'effort de guerre de l'Allemagne serait ne rien comprendre au jeu traditionnel des intérêts capitalistes ; jusqu'en 1942, le haut capitalisme français misa sur la probabilité de la victoire allemande ; mais il renversa sa position après l'intervention américaine. Pucheu ne gagna Alger qu'en novembre 1942, mais dès le début de l'année, de passage au Maroc, il confiera au général Béthouart : « Je pense bien qu'il se trouverait un général qui donnerait le signal de la dissidence, si les Allemands tentaient de mettre la main sur l'Afrique du Nord » et, à la même époque, ministre de Pétain, il essaiera de prendre contact avec la Résistance par l'intermédiaire de Fresnay. Ces dates sont significatives du changement de position du grand capitalisme. Un tournant est déjà prévu qui s'inscrira en clair à la plus proche occasion.
L'équipe Worms semble donc n'avoir été que l'interprète des désirs profonds du grand capitalisme français aussi bien au sujet de la concentration industrielle recherchée à l'intérieur que sur le plan des liaisons extérieures maintenues ou renouées.
Le double jeu apparut d'ailleurs très rapidement à un observateur comme P. Nicolle que sa fonction de défenseur de la petite et moyenne industrie incitait à beaucoup de vigilance à l'endroit des "Gros" :
« 17 juillet 1941. - On chuchote que tout le système de la banque Worms cache une entente totale avec les tenants de la banque Lazard (une réunion aurait eu lieu à Paris entre les dirigeants de la banque Worms représentée par Gabriel Le Roy Ladurie et Meyer de la banque Lazard, accompagné de David Weil). On peut penser que toute la politique inspirée par ce groupe bancaire est voulue par les capitalistes anglo-américains. Joue-t-on sur les deux tableaux ? »
Après la nomination de Pucheu à l'Intérieur il s'étonne :
« 21 juillet. - Par quel mystère la pression exercée par la banque Worms est-elle arrivée à ses fins, après tout ce qui a été dit sur elle ? Comment a-t-elle réussi à mettre en place un de ses hommes et surtout à la situation qu'il occupe ? »
Mystère facile à élucider : Pucheu et ses amis de la banque Worms représentaient la politique ambivalente du capitalisme français vis-à-vis de l'occupant et vis-à-vis des anglo-américains.
Le 31 juillet, Nicolle note :
« 31 juillet. - Le double jeu de la banque Worms et de son équipe apparaît de plus en plus clairement. On veut bien faire des accords financiers au profit de certains intérêts particuliers, mais de collaboration réelle, il n'en est pas question. L'impression est que l'équipe Worms est prête à appuyer le mouvement anglophile et gaulliste pour défendre mieux les intérêts des puissances financières françaises liées à la finance internationale. »
Tandis que les "innocents" de la Résistance continuent à hurler contre Pucheu, le même Nicolle, à la date du 3 août, enregistre cette confidence d'un nazi qui éclaire singulièrement la situation :
« Un des chefs du parti national-socialiste m'a dit être fort intéressé par les agissements des financiers qui évoluent ici, autour des ministres. Pour lui, la pression exercée par la banque Worms dépasse le cadre national ; il recherche quels pourraient être en Allemagne les correspondants de Pucheu et de Barnaud. L'impression de cet Allemand est que même en Allemagne il se développe à l'heure actuelle un grand mouvement de défense du capitalisme de spéculation avec des ramifications directes aux États-Unis et en Angleterre. »
Le grand capital a besoin de profits quotidiens et ne s'engage jamais longtemps à l'avance, même sur des cartes qu'il présume gagnantes. Sa position de guerre, un homme qui vécut longtemps à ses crochets, Dominique Sordet, la résume en une formule heureuse, empruntée au langage des boursiers : « Le fin du fin sera de jouer la collaboration franco-allemande au comptant et la victoire américaine à terme »[14].
Georges Valois, dans son pamphlet La France trahie par les trusts, écrit, avec quelque apparence de raison :
« Dans le courant de l'été 1941, il y eut à Vichy un fameux coup de tonnerre : à la suite du suicide de Jean Coutrot, les Allemands découvrirent une partie du secret synarchique : ils exigèrent une enquête ; le gouvernement de Vichy dut la faire : le dossier arriva entre les mains des militaires qui apprirent avec stupeur la plus grande partie du complot. Tout faillit sauter. Rien ne sauta. Pucheu au lieu d'être arrêté devint ministre de l'Intérieur et le haut fonctionnaire, auteur du rapport sur la Synarchie fut révoqué. Les trusts allemands et français furent cette fois plus forts que l'armée et la police allemandes. »
Nonobstant toutes ces manœuvres, Hitler et les nazis l'emportèrent en avril 1942. Laval revint et la plupart des synarques furent exclus du ministère (Le Roy Ladurie, Lehideux, Pucheu, Benoist-Méchin). Nicolle note encore, jour après jour, les intrigues de la banque Worms et les liaisons de la Synarchie avec l'étranger :
« 18 août. - L'existence du complot synarchique se précise. Il est à peu près certain aujourd'hui que ce mouvement n'est pas isolé en France ; en Angleterre un mouvement similaire existerait sous le titre de "F. 1950". On assure que Heikking, un des directeurs attachés aux Finances à Vichy, membre de cette société secrète, serait actuellement en mission aux États-Unis, envoyé spécial de Bouthillier. Toutes les ramifications se dévoilent ; certains recherchent dans les textes des décrets signés à Vichy des mesures s'accordant avec le programme du Mouvement synarchique »[15].
L'hostilité que marqua Weygand aux activités de la banque Worms ne doit pas étonner : une cervelle de militaire était parfaitement incapable de percer les desseins profonds du grand capitalisme, encore que l'ex-généralissime en fût, nolens volens, le très docile commis. Mais Weygand se trompait lorsqu'il traitait Marion et Pucheu "d'agents de Berlin"[16] ; les synarques n'étaient pas des "traîtres", même pas des germanophiles. Dominique Sordet, écrivait à propos de Pucheu :
« Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il s'était introduit au cœur de l'État pour y trahir délibérément les intérêts nationaux au profit des intérêts du capitalisme. Non. Ce serait aussi injuste que faux. Pucheu était un homme sans foi politique profonde, qui réagissait comme la plupart des hommes d'affaires de la France démocratique en jouant la tendance. Il avait misé sur l'Allemagne lorsqu'il avait cru l'Allemagne victorieuse. Il reconsidéra sa position lorsqu'il crut l'Allemagne battue. »
Les plus violentes attaques contre la Synarchie vinrent de la presse de zone occupée. Pucheu, à peine en charge à l'Intérieur, avait lancé des mandats d'amener contre Costantini et Paul Riche qui avaient déclenché la campagne de l'"Appel" mais les Allemands intervinrent sur-le-champ et les deux publicistes furent mis hors de cause. Dans l'"Appel" du 6 octobre 1941, Paul Riche, sous le titre "les Deux-cents familles s'arment contre le peuple" racontait sa mésaventure, prétendant que le Maréchal, jouet de son entourage, en ignorait tout :
« On singe le corporatisme totalitaire ; on fait du fascisme sans Mussolini, du national-socialisme sans Hitler. Patrie sans âme ! On dissimule tout au Maréchal. Il ne saura pas que l'émeute gronde dans les cœurs et que les Français s'indignent de voir les voleurs au pouvoir. Il ne pourra pas déceler l'immense réseau de trahison que la finance et l'Amérique juive ont tissé autour de lui. Il ne pourra jamais interroger le vrai peuple. Il ne lira pas cet article... Un monde policier s'interpose entre le Maréchal et son peuple dont nous sommes. On veut comme hier, abrutir, cravacher, piétiner les Français. »
Des perquisitions furent effectuées par les autorités allemandes à la banque Worms, peu avant l'attentat contre Laval à Versailles. Nicolle, liant les deux événements, remarquait à ce propos :
« Lundi 1er septembre. - Dès mon retour à Vichy, j'ai des nouvelles de Paris sur l'attentat dont a été victime le président Laval. Un détail assez curieux : le président Laval avait été invité à dîner par Gabriel Le Roy Ladurie de la banque Worms, le mardi soir. Le président avait refusé ce dîner et au moment même ou des perquisitions avaient lieu au siège de la banque Worms en même temps que chez quelques membres importants du Mouvement synarchique, en particulier chez Bardet. Celui-ci serait en liberté surveillée. Ces perquisitions ont créé une forte émotion dans les milieux financiers parisiens qui, parait-il, auraient accusé le président Laval d'avoir renseigné les autorités occupantes. Ces renseignements recoupés de sources différentes ne manquent pas d'être fort troublants. »
Pour Georges Valois, le véritable siège du gouvernement n'était pas à Vichy mais dans le bureau directorial de la banque Worms, boulevard Haussmann à Paris.
Quand Darlan, en février 1941 avait intronisé l'équipe des Barnaud, Pucheu et Lehideux, Du Moulin, effrayé, avait observé : « Mais vous nous amenez toute la banque Worms », et l'amiral avait réparti : « Cela vaut toujours mieux que les puceaux de sacristie qui vous entourent. Pas de généraux, pas de séminaristes, des types jeunes, dessalés, qui s'entendront avec les Fritz et nous ferons bouillir de la bonne marmite »[17].
L'ancien chef de cabinet du Maréchal s'efforce d'autre part de minimiser le rôle de cette fameuse banque. Des trois directeurs, l'un, Goudchaux, était israélite et un autre, Hippolyte Worms, demi-juif, marié à une Anglaise. Seul, Barnaud était aryen :
« La maison risquait donc d'être mise en liquidation. Elle n'échappa à cette extrémité que grâce au talent de Gabriel Le Roy Ladurie, à l'adresse aussi d'Olivier de Sèze, contrôleur nommé par la Banque de France qui sut mettre dans sa poche les deux commissaires allemands Ziegesar et Falkenhausen, futurs convives de la "Table ronde". Gabriel Le Roy Ladurie poussa même la gageure jusqu'à nouer d'étroits contacts avec une banque allemande tout en n'acceptant - au titre de la collaboration bancaire - que l'ouverture de quelques accréditifs documentaires en faveur de la Deutsche Bank, le financement de certains transferts de clearing et l'escompte de menues traites de la Kriegsmarine. C'était, on le voit, un assez beau travail »[18].
En dehors de leur action sur le plan national, se pose la question des liaisons extérieures des "synarques". L'équipe française s'insérait-elle dans une vaste conjuration capitaliste internationale aux desseins précis ? Etait-elle en rapport avec le trust Hermann Goering en Allemagne[19], avec les Dupont-de-Nemours aux États-Unis, avec le trust germano-hollandais Lever-Brothers ?
Alfred Fabre-Luce - mais ne tiendra-t-on pas son opinion pour suspecte en raison de ses attaches dans le monde des grandes affaires ? - conteste que rien de pareil ait existé et, audacieusement, le regrette :
« On a dit qu'ils (les synarques) étaient membres d'une organisation capitaliste à ramifications internationales, visant au rétablissement rapide de la paix. Plût au ciel qu'il existât dans les pays divisés par la guerre quelque syndicat soucieux de défendre, même dans un but égoïste, les traditions et les richesses de la vieille Europe[20]. »
Ce qui est certain, c'est qu'il exista une communauté d'aspirations chez les chefs du grand capitalisme européen et mondial dans le sens d'une paix de compromis ; la guerre se prolongeant trop, ils pouvaient craindre que les fondements de système n'en fussent ébranlés. Mais cette constatation n'implique pas les liens internationaux solides et les plans arrêtés que prêtent certains publicistes au Mouvement synarchique. Tant de méthode n'existe pas, même chez les grands de ce monde, déchirés eux aussi par de féroces rivalités et perpétuellement soumis aux lois de la concurrence.
Il est toutefois avéré que, pendant cette guerre, comme pendant la précédente, des contacts furent pris entre hommes d'affaires des pays belligérants et que le "business as usual" continua dans certains secteurs. Mais cet internationalisme d'affaires n'était pas nouveau et se pratiquait bien avant qu'on parlât de Synarchie. P. Nicolle donne l'impression de découvrir l'Amérique lorsqu'il écrit, par exemple, le 7 août 1941 :
« On reparle à nouveau du Mouvement synarchique. Celui-ci ne serait pas limité aux activités françaises, il y aurait de vastes ramifications internationales. On parle de contacts pris déjà depuis des mois en Suisse où Gillet de Lyon aurait rencontré le représentant de l'IG Farben Industrie en présence d'un attaché de l'ambassade des États-Unis. Ce mouvement représenterait la défense des intérêts de la finance internationale. »
Quelle candeur de la part d'un membre de la Confédération générale du patronat français !
Les projets attribués au MSE s'élevaient jusqu'à l'universel : une nouvelle distribution du monde n'était-elle pas prévue ? Cinq grandes fédérations : britannique, pan-africaine, pan-américaine, pan-eurasienne (URSS), pan-asiatique devaient être constituées !
On ne voit pas ce que, même utopiques, de semblables projets ont de si révoltant pour que certains historiens les imputent à crime à la Synarchie - en admettant que celle-ci ne soit pas un fantasme ! Envisagée sous cet aspect particulier de son activité réelle ou prétendue, la Synarchie deviendrait presque sympathique. Si l'Europe était réalisée même en premier lieu à l'échelon capitaliste, ne serait-ce pas un progrès ?


Vichy et les Trusts
[Extraits]
La fameuse loi du 16 août (1940) sur la production industrielle a été représentée comme l'aboutissement de menées ténébreuses, depuis longtemps ourdies par l'oligarchie capitaliste ; d'aucuns vont jusqu'à dire que nos grands féodaux n'auraient pas hésité à payer cette loi du prix de la défaite. En fait, ce furent les Allemands qui l'exigèrent... La loi instituait les fameux « Comités d'organisation » qui devaient permettre une concentration industrielle accélérée... En réalité, le texte adopté répondait aux exigences que formulaient depuis des années tous les planificateurs et spécialistes de l'économie dirigée. Les grandes affaires - les trusts - devaient s'en trouver les premiers bénéficiaires et le contrôle de l'État, s'il faisait partie du programme, s'avérera illusoire.
L'attribution du portefeuille de la production industrielle ne s'était pas faite sans difficultés, au lendemain du 10 juillet. (Réf. à un barrage contre « un certain Peyrecave » par un clan de la Confédération générale du patronat, et notamment par Nicolle)... Vichy regorgeait de représentants du haut patronat... « Ici l'atmosphère empuantie de Vichy se corse encore de l'étalage cynique des appétits de Messieurs les grands patrons et de leurs représentants... Toujours les mêmes » (propos d'un représentant de la C.G.P.F). M. de Peyerhimof, du Comité des Houillères, demanda raison à Nicolle de l'éviction de son Peyercave et l'invita du même coup à déguerpir de Vichy... On se tromperait en pensant que l'affairiste Laval était d'une domesticité parfaite à l'endroit des Deux-Cents-Familles... Laval, bien que fricoteur, avait gardé des façons auvergnates d'arrondir son lopin. Le « big business » et les conseils d'administration n'étaient pas son fait...
Belin ne dut d'être embarqué qu'aux nécessités du dosage ministériel : un représentant de la « classe ouvrière » avec une figure plus ou moins fanée d'homme de gauche, devait faire contrepoids aux généraux que Pétain avait assemblés sous sa houlette. Belin était un syndicaliste parfaitement rassurant... Son rôle dans l'élaboration de la loi du 16 août s'avère assez mince. Sans doute ne fut-il qu'un prête-nom. Les auteurs véritables doivent être cherchés dans le « Brain's trust » que Belin abritait au ministère de la Production : Barnaud, de la Banque Worms, et Bichelonne. P. Nicolle cite aussi parmi les fabricateurs du projet : Pierre Laroque, Jean Coutrot, réputé le grand homme de la synarchie, et Davezac, affilié de la haute oligarchie...
Avant d'être adopté le projet avait été battu en brèche par Alibert, Marquet et Laval, qui craignait que la nouvelle organisation n'aboutît à une ingérence excessive de l'État dans la production et qui s'effrayaient des désordres qu'une concentration trop poussée entraînerait dans un pays de moyenne et petite industrie comme la France. Même des totalitaires comme Déat... invitèrent les techniciens à ne pas confondre rationalisation et concentration...
La loi du 16 août comportait un corollaire qui intervint le 10 septembre, portant dissolution des grands comités où se groupaient les féodaux de l'industrie, à savoir le Comité des Forges et le Comité des Houillères - et en contrepartie de la CGT...
En fait les féodalités dissoutes se reconstituaient automatiquement dans les Comités d'organisation, « les membres directeurs de ces Comités, note Nicolle, choisis par cooptation n'était en fait que les anciens dirigeants des grands consortium ». (Cf. Cinquante mois d'armistice.)
En son message du 11 juillet, Pétain avait prétendu dénoncer le compérage criminel entre le socialisme et le capitalisme... Après quoi, le Maréchal avait composé un ministère, où Baudouin, de la Banque d'Indochine, détenait les Affaires étrangères, et Mireaux, directeur du Temps pour le compte de M. Peyerhimoff, recevait le maroquin de l'Instruction publique...
Dans un nouveau message... Pétain revenait sur le même thème en accentuant sa critique du grand capitalisme et des Trusts...
Et Jeanson, d'abord ravi par le message... dénonce la mystification : « Le maréchal Pétain veut abattre les trusts mais quels sont ses collaborateurs ? Les représentants des Trusts !... »
L'anticapitalisme du Maréchal devait se borner à un exercice oratoire dû à une inspiration occasionnelle...

 

[1] Lettre à la France intérieure (15 juillet 1947).

[2] Jean Coutrot ancien élève de l'École polytechnique, ex-dirigeant de la maison Gaut-Blancan à Paris, où il avait des intérêts par alliance, avait en 1936 abandonné son activité industrielle pour l'action administrative. A la suite des mouvements de 1936, il avait été placé par Léon Blum aux côtés de Vincent Auriol et de Spinasse comme soi-disant animateur du Comité de l'organisation scientifique du travail. Coutrot était lui-même flanqué de deux juifs, l'un Hollandais, nommé Hijmans, l'autre, d'origine allemande, se disant autrichien et dont le nom est inconnu. Hijmans était l'homme de la Royal Dutch, l'autre celui des Rothschild.

[3] Costantini, chef de la Ligue française, association collaborationiste, fut un des recruteurs et un des premiers engagés de la LVF. Il ne partit d'ailleurs qu'en juin 1944 pour revenir aussitôt. Personnage épisodique du genre comique et halluciné à la fois. Au lendemain de Mers-el-Kébir ce fanatique de Napoléon s'était rendu célèbre en faisant apposer sur les murs de Paris une affiche : « Je déclare la guerre à l'Angleterre ».

[4] Toute la vérité sur l'affaire de la Cagoule, I, p. 103.

[5] Dans une étude d'apparence scientifique parue en mars et avril 1945 dans la France intérieure, M. David semble entériner ce roman.

[6] Documents politiques, de mai 1947.

[7] Cf "Samedi-Soir", n° du 10 mai 1947.

[8] « II faut à chacun de nous changer d'existence, d'échelle de valeurs, renoncer aux valeurs bourgeoises et industrielles, et vivre chaque instant de notre durée en fonction des valeurs humaines », (cité par Mme Coutrot dans sa réponse à la France intérieure, 15 juillet 1945).

[9] II s'ouvrait par un avertissement comminatoire : « Toute détention illicite du présent document expose à des sanctions sans limite prévisible, quel que soit le canal par lequel il a été reçu. »

[10] Voir les fascicules III et V de l'étude sur la Synarchie, de Roger Mennevée.

[11] Voir les fascicules III et V de l'étude sur la Synarchie, de Roger Mennevée.

[12] Ce document est dit improprement "rapport Chavin", du nom du directeur de la Sûreté nationale qui en assura la transmission. Son style et ses constatations ne relèvent pas de la littérature de police ordinaire. Il s'agit vraisemblablement d'un document trouvé au cours d'une perquisition et que le directeur de la Sûreté apporta au ministre de l'Intérieur, tel quel.

[13] Rapport publié dans "La France intérieure", mars 1946.

[14] Les derniers jours de la démocratie, p. 127. Dominique Sordet lui-même, directeur de l'agence Inter-France, ne paraît pas avoir joué le double jeu qu'il analysait si bien. Arrêté après la libération, il mourut en prison.

[15] Cinquante mois d'armistice, I.

[16] Le Temps des Illusions, p. 354.

[17] Le Temps des Illusions, p. 347.

[18] Le Temps des Illusions, p. 365. "Libération" du 9 septembre 1944 annonçait en ces termes l'arrestation d'H. Worms, boulevard Haussmann : « Depuis l'armistice, Worms avait cherché à jouer sur les deux tableaux. Tout en se tenant lui-même à l'écart, il avait traité de nombreuses affaires avec les Allemands par l'intermédiaire de son directeur général Gabriel Le Roy Ladurie, frère de l'ancien ministre vichyssois. » Le banquier ne resta pas longtemps "à l'ombre".

[19] Un historien d'obédience communiste, M. Mury, fait naître le MSE en Allemagne. Le colonel Nicolaï, ancien chef de l'espionnage allemand, en serait l'inventeur : « Comprenant que l'ère de la production en ordre dispersé était close, Nicolal obtint des principaux hommes d'affaires que ceux-ci coopèrent dans la production et par des cartels ou des concentrations, mènent une politique susceptible de libérer les capitaux nécessaires au renouvellement de l'outillage germanique » (Europe, 1er mars 1946). M. Mury paraît avoir puisé cette thèse chez le feuilletoniste délirant, spécialiste des histoires d'espionnage, nommé Jean Bardanne.

[20] "Journal de la France", page 495.

 
 

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