1947.02.04.Note (sans émetteur) au sujet de Gabriel Le Roy Ladurie

Document conservé aux Archives nationales - Caran, sous la cote : F12 9566.

Gabriel Le Roy Ladurie

Directeur des Services bancaires depuis 1936, a, au cours de l'occupation, en raison de sa connaissance de la langue allemande, été chargé par M. Worms des contacts avec les commissaires allemands qui se sont succédé à la Maison.
Il a, de ce fait, été amené à voir, d'une part évidemment les commissaires, d'autre part, tous les Allemands que lui envoyaient ces dits commissaires ou avec lesquels des négociations devaient être entreprises pour empêcher l'administration allemande de mettre la main sur la Maison Worms ou sur les sociétés dans lesquelles elle se trouvait intéressée.
Les résultats de cette action se trouvent consignés dans le rapport d'expert dont les conclusions ont été déposées au dossier de la Commission.
Je vous les résume en quelques lignes :
- aucune participation dans la Maison Worms n'a été cédée
- la Maison Worms n'a cédé aucun titre ni aucune participation qu'elle pouvait détenir, sous quelque forme que ce soit, aux autorités d'occupation
- les opérations bancaires qui ont été faites par la Maison l'ont été sous la contrainte des commissaires mais dans une mesure réduite puisque le rapport conclut que la position de la Maison représente environ 3% des banques de Paris, alors que les opérations de clearing avec les Allemands ont représenté 1,47%. C'est dire que la Maison a travaillé moitié moins avec les Allemands que l'ensemble des autres banques parisiennes et, ceci, malgré la présence de commissaires allemands dans ses locaux. II y a lieu de signaler, à ce sujet, que la Maison Worms a été la seule banque française, en dehors de la Banque de France, auprès de laquelle fut nommé un commissaire.
Vous comprendrez que ces résultats n'ont pu être obtenus que grâce à la ténacité de Le Roy Ladurie.
Ce qui précède résume les résultats de son activité professionnelle.

En ce qui concerne son activité anti-allemande, il y a lieu d'indiquer que Le Roy Ladurie a mis au service des représentants de la Résistance toutes ses possibilités.
Il a d'ailleurs failli en être la victime puisque le 2 février 1944 il a été arrêté par les Allemands et a passé quelques semaines à Fresnes d'où il a eu la chance d'être relâché.
Son activité dans ce domaine peut être résumée dans les quelques faits suivants :
- le colonel Michel, l'un des chefs du groupement de résistance l"Alliance" reconnaît avoir obtenu "spontanément ou sur sa demande des renseignements d'ordre militaire et politique qu'il transmettait à Londres", avoir reçu "en plusieurs fois une somme de 1.500.000 destinée aux familles des déportée et fusillés" (organisation clandestine de secours) et atteste "du souci constant manifesté par Le Roy Ladurie de venir en aide aux camarades de la Résistance en situation difficile", etc.
- M. Lepercq, ancien ministre des Finances, a confirmé que lui-même, M. Rebeyrolles, actuellement membre de la Commission d'épuration, M. Gallois, directeur au ministère de l'Intérieur, et M. [Rouze], membre du Comité de libération du XIème, ont été libérés les 16 et 17 août 1944 "grâce à l'intervention de Le Roy Ladurie". Il s'est "porté garant des sentiments patriotiques de Le Roy Ladurie qui a résisté aux Allemands et n'a usé de ses relations avec eux que dans un sens favorable aux intérêts français".
- Madame de Voguë a confirmé que "son mari qui a été condamné à mort par les Allemands n'a pas été exécuté grâce aux interventions de Le Roy Ladurie" et "s'est portée garante de ses sentiments nationaux".
- Monsieur Monod, qui appartenait au groupement de résistance dirigé par M. Guillain de Bénouville a confirmé qu'il avait été demander son "concours à Le Roy Ladurie pour subvenir aux besoins de la fraction de l'organisation qui lui incombait personnellement" et confirme qu'il "a toujours considéré Le Roy Ladurie comme animé d'une profonde foi patriotique".
- le colonel Navarre a confirmé que "Le Roy Ladurie avait participé au financement du service clandestin qu'il dirigeait, notamment, par un placement de F 6.000.000 de bons du Trésor qui lui avaient été remis par la Délégation générale du général de Gaulle en France" qu'il a "toujours eu l'impression d'avoir en face de lui, en Le Roy Ladurie, un Français dont les sentiments nationaux étaient certains" et signale d'autre part que "les missions dont Le Roy Ladurie avait été chargé comportaient des risques indiscutables".
- M. Joliot-Curie qu'il avait "constaté chez Le Roy Ladurie des sentiments français" et que "Le Roy Ladurie avait facilité son action pour soustraire à la déportation les travailleurs scientifiques et les techniciens qui, à son laboratoire, pouvaient apporter une aide efficace à la Résistance et à la technique française".
Il résulte de ce qui précède qu'à la Libération de Paris tous les amis de Le Roy Ladurie étaient convaincus que son oeuvre serait reconnue.

Il n'en a rien été et le 7 septembre 1944 M. Le Roy Ladurie a, en même temps que M. Hypolite Worms, été mis en prison à Fresnes et inculpé d'intelligence avec l'ennemi.
A la suite de nombreux interrogatoires, le juge d'instruction et le Parquet ont décidé de le mettre en liberté provisoire le 23 janvier 1945 et un non-lieu est intervenu le [21] octobre 1946.
Entre-temps, Le Roy Ladurie qui estimait avoir, durant l'occupation, pleinement rempli son devoir de français, et estimant que son honneur était en jeu a demandé à l'un de ses amis de la Résistance, le général Navarre - qui à ce moment était colonel et commandait le 3ème Régiment de Spahis marocains de lui permettre de s'engager et de prendre part à la campagne d'Allemagne.
C'est ainsi que Le Roy Ladurie, à l'âge de 47 ans, s'est engagé comme simple maréchal des Logis et durant trois mois s'est battu avec un tel courage qu'il a obtenu la citation suivante : à l'ordre du Régiment : "Réserviste engagé volontaire pour la durée de la guerre bien qu'ayant dépassé l'âge d'être mobilisé, a montré au cours des opérations en Allemagne un magnifique esprit d'abnégation et une grande bravoure. A été blessé près de Langenals le 10 avril 1945 au cours d'un violent bombardement par 88. La présente citation comporte l'attribution de la Croix de Guerre avec étoile de bronze."
II a été obligé de rentrer dans ses foyers à la suite de l'accident de guerre qui lui est arrivé à Langenals et au cours duquel il a eu la cheville cassée.
Depuis le mois de juillet 1945, Le Roy Ladurie s'est soigné, il souffre aujourd'hui d'une maladie extrêmement grave dont on ne peut savoir si elle est ou non la conséquence des efforts physiques qu'il a été amené à faire au cours de sa campagne.
Je pense que les quelques faits qui ont été relatés ci-dessus très succinctement et qu'il serait possible de développer, doivent conduire inévitablement la commission à classer son dossier.
Il serait en effet profondément inéquitable qu'un homme dont la justice, après des enquêtes nombreuses et longues, a reconnu l'innocence et qui, au surplus, a fait la preuve d'un courage dont il risque d'être la victime, fut blâmé par la commission pour une activité anti-française.

4/2/47

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