1946.10.24.De la Cour de justice de la Seine.Exposé et conclusion

Document conservé aux Archives nationales de France - Caran, sous la cote : F12 9566.

M. Thirion - M. Robert
Parquet de la Cour de justice du département de la Seine                                 Le 24 octobre 1946
Information suivie contre Worms Hippolyte et Leroy-Ladurie [sic] inculpés d'atteinte à la sûreté extérieure de l'État
Exposé (art.21 de l'ordonnance du 26 juin 1944)

Ministère public contre Worms Hippolyte, Leroy-Ladurie Gabriel, Guernier Eugène

Le 10 septembre 1944, une information était ouverte contre Worms et contre Gabriel Le Roy Ladurie du chef d'intelligence avec l'ennemi : au cours de l'instruction, des organismes ou des particuliers ont souvent avancé diverses allégations à l'égard de la société Worms : nous retiendrons seulement les faits qui ont motivé une discussion fondée. Notre exposé sera divisé en quatre parties :

1° - Généralités sur la constitution de la société Worms elle-même ; activité de ses quatre "départements"
2° - Les principales participations de la société Worms
3° - Examen des résultats d'ensemble et activité générale des inculpés pendant l'occupation
4° - Conclusion

 

Première partie
La société Worms & Cie ; activité de ses quatre départements

Section 1 - Généralités
La société Worms & Cie, dont le siège social est à Paris , 45, bd Haussmann, a été créée sous forme de commandite simple en 1874, au capital de 4.500.000 francs. Elle reprenait l'entreprise d'importation de charbon et de navigation maritime qu'avait fondée en 1848 le grand-père de l'inculpé, Hypolite Worms. Les associés, commandités ou commanditaires, ont toujours appartenu à la famille directe du fondateur de la maison ou à celle d'Henri Goudchaux, cousin de ce dernier ; seul a été excepté de cette règle, M. Jacques Barnaud, devenu gérant le 1er janvier 1930 et détenant à ce titre un capital de 100.000 francs.
L'expansion de la société exigea en janvier 1940 une augmentation du capital qui fut porté à 40.000.000 F par incorporation de réserves : conformément aux statuts cette augmentation fut réalisée au prorata des droits des associés, et la société répartissait ainsi son capital (chiffres arrondis) :
- Descendants Worms : 27 millions, dont 12.300.000 à Hypolite Worms.
- Descendants Goudchaux : 11 millions.
- Barnaud : 2 millions.

La gérance effective était assurée par trois commandités : Hypolite Worms, qui se déclarait seul chef de la Maison, Michel Goudchaux et Jacques Barnaud.
A cette date, la société Worms avait fixé son objet social dans quatre domaines ; chacun d'eux avait donné lieu à la création d'un département spécial, doté d'un directeur général et d'une organisation administrative, commerciale et comptable autonome :

a) constructions navales exploitant les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime et du Trait (Seine-Inférieure)
b) services maritimes exploitant de nombreuses lignes de cabotage
c) charbons (importation de combustibles)
d) services bancaires créés en 1929 et qui assumaient l'activité d'une banque d'affaires avec deux succursales (Marseille, Alger) sous l'impulsion de Le Roy Ladurie.

L'armistice surprit Worms à Londres, où il dirigeait le Comité franco-anglais des Transports maritimes. Un dernier accord passé en juillet, Worms revint en France où il subit une violente campagne de presse : on l'accusait d'avoir livré notre flotte commerciale aux Anglais, de posséder d'immenses intérêts en Angleterre et d'être une entreprise juive.
En fait, seuls étaient "non aryens" au regard de la législation allemande les membres du groupe Goudchaux : pour prévenir toutes difficultés, ceux-ci firent donation de leurs droits à leurs enfants, tous non juifs. Worms, qui est né de père israélite et de mère "aryenne" échappait à cette législation puisqu'il était baptisé et qu'il avait épousé une Anglaise protestante.
Quoique la société se fût ainsi "aryanisée", les Allemands nommèrent en octobre 1940 un commissaire, von Ziegesar, directeur à la Commerzbank, et un commissaire suppléant, M. de Sèze, inspecteur ces Finances : cette mesure, fut, selon Worms, prise et subie jusqu'à La Libération à cause des relations étroites qu'il conservait avec l'Angleterre ; elle explique pourquoi la société ne fut point dissoute comme les autres banques juives.
Les pouvoirs des commissaires étaient illimités en théorie, encore que M. de Sèze n'eut aucun moyen direct de barrer von Ziegesar. Worms avait délégué pour les relations avec les autorités d'occupation Le Roy Ladurie qui parle la langue allemande et qui put circonscrire l'activité de Ziegesar au domaine bancaire. Ziegesar fut remplacé en juin 1941 par un Dr von Falkenhausen.
M. de Sèze, qui aurait eu pour mission de « s'opposer par tous moyens à ce que l'économie allemande se substituât aux entreprises françaises » exalte le patriotisme de Worms : il fut révoqué le 13 janvier 1943.
L'information s'est préoccupé de savoir si les Allemands ont essayé d'absorber une part du capital de la société Worms. Von Ziegesar aurait introduit le directeur général de la Commerzbank, Dr Hettlag, auprès de Le Roy Ladurie, pour tenter de le substituer à Michel Goudchaux comme associé-gérant. Le Roy Ladurie aurait refusé, acceptant seulement que les relations des deux banques fussent des rapports normaux de correspondants. De même le groupe métallurgique Klöckner, qui aurait émis des prétentions identiques, se serait heurté à un refus. En septembre 1944 aucune partie du capital n'était entre mains allemandes.
A cet égard, nous en sommes à peu près réduits aux déclarations de l'inculpé. On affirme à la Banque qu'une partie du dossier Commerzbank et notamment la correspondance avec le Dr Hettlag a été volontairement détruite quand Le Roy Ladurie fut arrêté par la Gestapo en mars 1944.
Par ailleurs aucune réponse n'a été donnée par les services administratifs à qui il avait été demandé à plusieurs reprises de faire interroger Hettlag et rechercher von Ziegesar et von Falkenhausen.

Section II : Les quatre départements de la société Worms & Cie

A - Constructions navales
Les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime ont été fondés en 1917 au Trait (Seine-Inférieure) ; ils sont spécialisés dans la construction des sous-marins et petits navires de guerre et dans celle des cargos et pétroliers. Leur directeur général est M. Nitot.
En juin 1940, les Chantiers du Trait avaient sur cale un certain nombre de bâtiments que le gouvernement français avait commandés et dont il était contractuellement propriétaire dès les premiers travaux. M. Nitot alerta l'autorité militaire pour que ces bâtiments ne tombassent pas intacts en mains allemandes : ce fut en vain et les Allemands purent s'emparer de 4 sous-marins et 3 ravitailleurs d'escadre en cours de construction.
Pour rentrer dans ses chantiers, la direction dut signer une première convention avec les occupants. Trois groupes de commandes furent exécutés pendant l'occupation.

1°- Commandes en cours le 25 juin 1940 et reprises au compte des Allemands.
Elles ont porté sur 2 sous-marins et 3 pétroliers et sur la construction de chaudières.
a) Sous-marin "La-Favorite"
Mis sur cale en novembre 1938, il était presque achevé à l'armistice ; le 2 septembre 1940 les Allemands donnaient l'ordre de le terminer. Worms atermoya pendant deux mois sous les motifs que : 1° - le sous-marin était propriété de l'État français,
2° - que la loi du 20 juillet 1940 interdisait la construction de matériel de guerre,
3° - que des tentatives de sabotage étaient à redouter, tentatives dont à l'époque la direction n'entendait pas être jugée responsable,
4° - que les Chantiers seraient exposés à des bombardements pour le risque desquels [...] fut même signé en 1941 aux termes duquel les autorités allemandes assumaient la maîtrise de l'œuvre pour certains bâtiments, parmi lesquels "La-Favorite". Ce sous-marin fut lancé le 12 septembre et exporté en Allemagne. Dans la crainte des malfaçons les Allemands s'étaient assurés la garantie de 4 otages choisis dans le personnel et qui furent retenus pendant 2 mois.
b) Sous-marin "L'Africaine"
Commencé en novembre 1938 il aurait été achevé normalement en fin 1940. L'ordre de poursuivre les travaux parvint le 24 octobre 1940 ; excipant des négociations en cours à Wiesbaden, la direction put suspendre pendant un an toute activité sur ce bâtiment qui était encore sur cale en septembre 1944.
c) Ravitailleurs d'escadre "La-Mayenne", "La-Baïse" et "La-Charente".
Les Chantiers avaient été chargés, en vertu de la première convention, de terminer pour compte allemand "La-Mayenne" et "La-Charente". Des ordres contradictoires étant parvenus de l'amirauté française et de le Kriegsmarine, la direction soucieuse de rechercher la destination véritable de ces 3 pétroliers, provoqua des débats administratifs qui ne furent clos que par les accords de Wiesbaden ; "La-Charente" devait être livré aux Allemands. Les délais d'exécution furent prorogés à plusieurs reprises. Ce navire fut lancé le 19 juin 1943 sous le nom d'"Ostfriesland".
d) Chaudières des paquebots "Londres" et "Vichy"
Deux des 4 chaudières tubulaires commandées au Trait par les Chantiers de la Méditerranée furent terminées en 1941: le paquebot auquel elles étaient destinées avait été entre temps cédé aux Allemands qui embarquèrent eux-mêmes les chaudières. Les deux autres chaudières n'ont pas été livrées.

2° - Commandes passées directement par les Allemands
Elles ont porté sur :
a) 3 cargos de 200 tonnes qui furent commandés en novembre 1940 par l'intermédiaire de la Chambre syndicale des constructeurs de navires, les travaux traînèrent au point que ces bâtiments étaient encore sur cale à la Libération.
b) 3 chalands non automoteurs de 200 tonnes : un seul fut livré en mars 1944.
c) 27 péniches de rivière qui furent transformées très rapidement en août 1940.
d) 9 bacs de 15 tonnes commandés en juin et août 1944 (2 ont été livrés).
e) 4 machines à triple expansion de 1.000 cv pour remorqueurs (n'ont jamais été achevés).
f) envoi de main d'œuvre spécialisée sur d'autres chantiers allemands (Rochefort par exemple).

3° - Commandes françaises
Elles ont porté sur les ravitailleurs d'escadre "La-Baïse" et "La-Mayenne" (commandes antérieures à l'armistice) et sur six appareils moteurs destinés à des charbonniers (postérieurs à l'armistice) : leur exécution a dû être progressivement abandonnée au cours de l'occupation.

Dans quel esprit a-t-on exécuté les commandes allemandes ? A-t-on cherché à accélérer ou à ralentir la production ? Worms a déclaré à l'envi que « la politique de sabotage a permis de retarder la production ; les livraisons ont été de propos délibéré retardées au maximum malgré les menaces et les arrestations... »
Le personnel des Chantiers a été interpellé à tous les degrés de la hiérarchie ; on ne sait d'ailleurs pas comment l'on a choisi sur 1.000 ouvriers, la vingtaine d'entre eux qui a été entendue. Le personnel de maîtrise abonde dans le sens indiqué par Worms. La plupart des salariés conviennent - bien que parfois peu qualifiés par l'absence de connaissances techniques générales - que la direction avait ralenti la cadence du travail : il y a eu des retards de livraison considérables qui ne s'expliquent que par l'inertie de tous. Mais l'inculpé, sans diminuer sa défense aurait pu se référer à d'autres causes que ses directeurs ont analysées : énormes difficultés d'approvisionnement que les Allemands eux- mêmes ne parvenaient pus à dominer quoiqu'ils fussent les bénéficiaires des travaux, bombardements (Worms chiffre à 350 millions - estimation 1944 - les dégâts causés aux installation elles -mêmes).
A la charge de la direction, on peut retenir les faits suivants signalés par trois ouvriers :
a) en octobre 1940, le personnel fut informé de la reprise des travaux sur "La-Favorite" par des notes laissant craindre la désignation d'un commissaire allemand, « si tout n'est pas mis en œuvre pour assurer la continuation des constructions. Cette situation est de nature a être comprise de tous. » Est-ce une invitation à apporter le maximum de zèle ? En 1941 un planning a été instauré pour améliorer le rendement du travail : en fait le rendement ne fut pas accru ; la direction soutient que ce plan avait pour but unique de faciliter le calcul des prix de revient.
b) Malgré le libéralisme affiché par la direction, les lettres de rappel sévères ont été envoyées aux requis, quand ils ne manifestaient pas d'empressement à partir, on les signalait au STO. C'était, dit le sous-directeur, pour sauver les apparences, car les « Allemands qui contrôlaient le Chantier étaient étroitement au courant de notre effectif présent et absent. » Le même se vantait que des prisonniers de guerre n'appartenant pas au personnel et libérés grâce aux Chantiers, pussent exercer leur profession au dehors, à la simple condition d'être informés à temps des contrôles allemands.
c) Après le bombardement de mars 1942, la direction a rappelé aux ouvriers absents qu'ils demeuraient liés par contrat et que faute d'être à leur travail ils risquaient d'être recherchés par la Sicherheitspolizei.
d) Plusieurs fois Worms a sollicité l'amiral Kinzel pour obtenir les approvisionnements nécessaires.
II soutient aujourd'hui que sa politique consistait à accroître constamment ses stocks et qu'une fois parqués ces matériaux n'entraient en construction qu'après bien des délais. En réalité les matières premières et approvisionnements de la société n'ont pas augmenté en valeur absolue entre 1940 (8.550.000) et 1943 (11.300.000).
e) Enfin, pour l'achèvement de l'"Ostfriesland" la direction a alloué à son personnel une prime qui tenait compte de l'assiduité et de l'effort fourni pour le respect du délai de livraison. Cette prime dont I'existence est affirmée par deux notes des Chantiers dont la direction s'est abstenue de faire état à l'instruction n'aurait eu pour but que de prévenir des solutions extrêmes (arrestations par exemple) les Allemands s'étant violemment plaints de l'inertie générale. On avisait ceux qui se seraient privés du bénéfice de la prime par une attitude inverse qu'ils n'étaient pas à l'abri des sanctions. Il semble à cet égard que tout le monde ne se soit pas rendu compte de la gravité des sanctions encourues, ni de la réalité de la situation actuelle. Nous espérons que sans commentaire superflu, la présente note y aidera. Qui avait besoin alors d'être éclairé sur la réalité de la situation ?
Au point de vue technique, l'exploitation se résume ainsi :
Les tonnages lancés pendant l'occupation représentent le 1/3 de la période quadriennale précédente (6.000 T au lieu ce 19.000). De même les tonnages montés. Dans les années 1941, 1942, et 1943, sur 4.580.000 heures d'ouvriers, 570.000 ont été consacrées aux commandes de la marine française, 1.800.000 à la marine allemande, 270.000 à d'autres commandes françaises, 1.400.000 aux frais généraux, 450.000 à la réparation de dommages de guerre. Les recherches de l'expert sur les différences de rendement n'apparaissent pas déterminantes à cause de la diversité des navires et du degré d'avancement des travaux.
Les bénéfices bruts présentent une moyenne annuelle de 3.750.000 avant l'occupation et 5.150.000 F pendant l'occupation. Les résultats nets se traduisent par une perte totale de 29 millions entre le 30 septembre 1940 et le 31 décembre 1944. Si les pertes des exercices 1940 à 1943 s'expliquent aisément par la suspension des facturations françaises, le report des facturations allemandes sur 1944 et l'inscription des dépenses au fur et à mesure de leur engagement, le résultat de l'exercice 1944 (19.000.000 de perte) semble anormal : on a constitué de très larges provisions pour la prise en charge de pertes extrêmement variables ; s'il en est de définitives, d'autres sont sujettes à révision (pertes éventuelles sur navires restés en cale en août 1944). Worms pense qu'après accords avec le gouvernement français, il récupérera seulement les 2/3 de sa créance sur les Allemands : cette modeste évaluation peut fort bien être modifiée dans l'avenir par les circonstances économiques et l'habilité négociatrice de l'inculpé.

B - Les Services maritimes
Ce département comportait en 1939 4 branches d'activité : la consignation de navires et le transit (qui ne semblent pas avoir intéressé les Allemands), l'armement maritime et la manutention de navires.

a) Armement
A la guerre, la flotte Worms comptait 24 bâtiments dont 23 furent réquisitionnés par la marine militaire ou affrétés par la direction des Transports maritimes : pendant les hostilités, 2 bâtiments furent perdus. A l'Armistice, 9 bâtiments qui se trouvaient dans les ports anglais furent réquisitionnés par les Britanniques. Sur les 13 qui demeuraient à Worms, 7 ont navigué avec le contrat de gérance imposé par le gouvernement français, les autres furent réquisitionnés par les Allemands.
La politique de Worms tendit certainement à obtenir la déréquisition de ces navires et à les diriger vers l'Afrique du Nord, des résultats partiels furent même atteints. Le souci de l'intérêt national dont excipe l'inculpé s'accordait à merveille avec celui d'une saine gestion (la Méditerranée était plus sûre et la flotte y était utilisée à plein).

b) Manutention
Pendant deux années, la société Worms a déchargé comme manutentionnaire à Bordeaux du minerai espagnol pour le compte d'une maison allemande. Les entreprises de manutention n'avait pas, paraît-il, la possibilité de se dérober à ce genre d'obligations ; c'est possible, mais nous aurions préféré en être informé par un autre que le président du syndicat local des manutentionnaires.
La presque totalité des revenus enregistrés dans les Services maritimes est constituée par les indemnités d'affrètement et de réquisition, qui étaient versées à l'armateur par le gouvernement français même si le bâtiment était sous réquisition allemande. Worms a perçu pendant l'occupation 254.000.000 d'indemnités sur lesquels 19.000.000 (7%) se réfèrent aux navires réquisitionnés par l'Allemagne. Les bénéfices nets sur lignes sont de 73 millions, les succursales qui conservaient leurs charges pour un chiffre minime de transit et de manutention ont provoqué une perte de 19 millions. Pour le secteur allemand, suivant que l'on tient compte ou non de certaines occupations de locaux, on enregistre soit une perte de 6.000.000 F, soit un bénéfice de 1.600.000 F.

c) Les charbons
La société Worms importe du charbon dans les ports français depuis un siècle, elle a un vaste réseau de succursales d'achats et de ventes, qui englobe plusieurs filiales.
A partir de l'armistice, les seuls charbons importés en France provinrent de Belgique et d'Allemagne ; ils furent attribués à des groupements d'obédience allemande que Worms n'a pas approchés. Le trafic se limita donc à la revente des tonnages livrés par des sociétés françaises.
Mais désireux de conserver son personnel et de maintenir le contact de la clientèle, Worms fut amené dès 1941 à s'intéresser aux combustibles de remplacement : exploitations forestières et vente de tourbe. La direction de la société dut subir parfois dit-elle, des réquisitions allemandes ou des réquisitions françaises faites à la demande des Allemands pour la satisfaction de besoins locaux. Aucun document n'est produit à l'appui de ces affirmations.
Les Allemands ont acheté à Worms 0,2% de son charbon, 33% en 1943 et 41% en 1944 de sa production de charbon de bois, jusqu'à 23% de sa production de tourbe.
Le département charbons a enregistré une perte nette de 68.000.000 pour 4 années, le secteur allemand s'y rapporte pour 2.500.000.

d) Services bancaires
Le département bancaire a été créé en 1929 : son directeur appointe et non associé est Gabriel Le Roy Ladurie. Nous avons vu comment deux commissaires allemands se succédèrent auprès de la société Worms. L'un et l'autre, professionnels de la banque, s'intéressèrent plus spécialement aux opérations bancaires de la maison : leur bureau était installé à l'étage même des Services bancaires.
La banque Worms (nous qualifions ainsi le département bancaire de la société Worms) a exécuté pendant l'occupation comme avant la guerre, les opérations les plus variées. Pour permettre d'utiles comparaisons l'expert a procédé au dépouillement des comptes d'exploitation et les a classés en fonction des courtages, commissions, droits ou intérêts que la Banque a retenus ou attribués à l'occasion de ces opérations. Outre 4 comptes d'ordre, on trouve ainsi 17 rubriques dont 5 seulement intéressent la présente information : ce sont les intérêts des comptes, les commissions et agios divers, et les provisions.

1°- Intérêts des comptes
Ce poste est constitué par les intérêts sur les comptes de la clientèle, débiteurs ou créditeurs à l'époque des arrêtés. Pendant l'occupation, Worms a ouvert des comptes de dépôts ou d'avances à des Allemands (administrations et particuliers) et à des fournisseurs français des Allemands.
a) Intérêts attribués par Worms à sa clientèle : ils ont atteint en 51 mois d'occupation 45.000.000 F. Le pourcentage des comptes allemands ou assimilés est de 1,8% (800.000 F). Comment ces comptes ont- ils été ouverts ? Ce serait sur l'ordre des commissaires allemands : M. de Sèze, commissaire adjoint français, aurait lui-même conseillé des concessions de manière à « conserver les facultés de résistance pour les objets qui en valaient la peine. » Il faut reconnaître que 19 des comptes sont minimes, bien que concernant des organisations telles que Todt ; 90% des intérêts versés ont été portés au compte du Rustungkontor qui était alimenté par des versements du clearing. Le maximum des fonds dont Worms ait disposé par ce client atteint 118.000.000 en avril 1944 ; à la libération le compte était débiteur.
b) Intérêts retenus par la Banque : Worms a consenti les ouvertures de crédit et des avances sur factures allemandes et a effectué des opérations sur accréditifs simples et documentaires.
Les avances sur factures allemandes ont concerné, au taux de 6%, soit des Allemands, soit surtout des fournisseurs français de la Kriegsmarine, qui auraient été imposés par les commissaires. Les découverts consentis aux Allemands ont atteint au plus haut 7.000.000 F en février 1941 : ils ont cessé dès février 1942. En ce qui concerne les fournisseurs de la Kriegsmarine, les avances leur étaient accordées sous forme d'escompte sur factures. Le Roy Ladurie qui se flatte d'avoir pu éviter à ses guichets l'ouverture d'un compte pour I'amirauté elle-même, ne mâche pas son dédain pour cette clientèle qu'il a dû accepter sur ordres exprès et... verbaux et à qui il a retenu 2.463.000 francs d'intérêts (fâcheusement et largement compensés par un certain nombre d'avances que la Libération a rendu irrécouvrables).
Les intérêts sur accréditifs simples et documentaires ont été réglés essentiellement à l'occasion des rap ports entretenus par Worms avec la Commerzbank. Nous avons vu plus haut que pour contrebattre les tentatives envahissantes du Dr Hettlag, Le Roy Ladurie aurait été amené à lui proposer d'établir entre leurs deux maisons des rapports normaux de correspondants. La Deutsche Bank, à laquelle appartenait von Falkenhausen, et huit autres Banques allemandes auraient obtenu ultérieurement les mêmes avantages. Rien n'étaye les affirmations de l'inculpé puisqu'une partie du dossier Commerzbank aurait été détruite sur son ordre en avril 1944.
Les accréditifs payés par Worms s'élèvent en tout à 161.000.000 : ceux qui ont été payés pour la Commerzbank représentent 128.000.000 ; la Deutsche Bank vient en second rang avec 19.000.000. D'après la Banque de France, l'ensemble des transferts par clearing s'est élevé en quatre ans à 196 milliards pour l'exportation (Worms avec 161.000.000 se place dans un rang fort modeste) et à 32 milliards pour l'importation (le chiffre de Worms est pratiquement nul).
On notera en outre que Worms a ouvert des accréditifs importants pour divers pays occupés et neutres et a consenti des crédits pour l'importation de marchandises venant de ces pays. L'expert en conclut que le montant des accréditifs allemands n'a pas un caractère exceptionnel au regard des opérations traitées habituellement avec l'étranger. Contentons-nous de dire que les banques françaises couvrent essentiellement en période normale des accréditifs ouverts à l'étranger, la France étant surtout importatrice du fait de l'occupation, elles ont financé nos exportations involontaires sur l'Allemagne. Par rapport aux autres banques parisiennes, Worms ne s'est pas spécialement distingué à cet égard (les virements Worms à la Reichskreditkasse sont de 576.000.000 F, soit 1,21% des banques françaises et 1.47% des banques parisiennes, alors qu'à la Chambre de compensation des banquiers de Paris, il représente 3% de l'activité bancaire de la place).
Les intérêts retenus par Worms s'élèvent à 143 mille francs, auxquels s'ajoutent diverses commissions et agios divers.

2°) Commissions et agios divers
Ce poste est constitué par les commissions retenues ou versées par la Banque à l'occasion de diverses opérations.
Aucune commission n'a été versée aux comptes du secteur allemand. Par contre, il a été retenu diverses commissions sur ces comptes. Sur un total de 65.000.000, le secteur allemand est représenté par 15.000.000 (23%). On retiendra surtout que la Banque ayant accepté de se porter caution pour certains clients habituels auprès d'administrations ennemies (Armée, Air, Todt, Reichsbank, etc.), 9.770.000 ont été perçus à ces occasions. Faute de documentation écrite, on ne sait si ces cautions ont été imposées ou acceptées.
Worms a aussi perçu 93.000 F sur cautions consenties à deux firmes allemandes : ces relations d'affaires ne se situaient pas du tout dans une atmosphère comminatoire, si l'on en juge par la correspondance pour une fois retrouvée.

3°) Provisions
Ce poste enregistre au débit le montant des créances estimées douteuses, au crédit le montant des créances récupérées et reprises en compte.
Les provisions reprises en compte concernent toutes le secteur français. Les provisions constituées s'élèvent en quatre ans à 29.000.000 dont 7.889.000 pour le secteur allemand ; cette dernière somme correspond au total des découverts laissés dans les livres à la Libération.

Les bénéfices bruts de la Banque sont passés d'une moyenne mensuelle de 1.550.000 F avant l'armistice à 3.300.000 F pendant l'occupation, soit au total 174 millions, dont 17.000.000 s'appliquent au secteur allemand. Les bénéfices nets en quatre années ont été de 76.000.000 F : la part du secteur allemand représente 12.800.000 F, si les découverts laissés par les Allemands peuvent être récupérés ; si aucun d'eux n'était recouvré, le bénéfice serait ramené à 4.900.000 et même à 2.900.000, des créances douteuses s'étant révélées en 1945.

 

Deuxième partie
Les participations de la société Worms & Cie

La société Worms ne limite pas son activité aux quatre départements dont nous venons d'exposer le fonctionnement. Elle étend très largement son influence par des participations qui s'inscrivent, en valeur comptable, pour 359.000.000 F en 1944. On les divise en trois catégories :

a) les sociétés dont Worms possède le contrôle absolu, soit par le capital, soit par la direction. Le Roy Ladurie en énumère six, l'expert un peu plus.
b) Les sociétés où Worms possède une part importante de capital : il contrôle la situation financière mais, quoique inspirant la politique générale de ces sociétés, il leur laisse l'indépendance de l'exploitation technique et commerciale.
c) Les sociétés dans lesquelles Worms a une faible part de capital et qui sont pour lui des valeurs de portefeuille, le placement de fonds excluant toute ingérence dans l'affaire.

Comment loger les participations Worms au sein des trois catégories ? L'instruction est pratiquement désarmée pour rechercher l'influence réelle de l'inculpé à travers le jeu des holdings. Par exemple, Worms se dit maître de la Société française des transports pétroliers où il ne possède que 24,52% du capital, alors qu'il répugnerait à exercer une influence sur la gestion de la Société générale d'armement dont le capital lui appartient pour 47,16%.
L'expert a réparti dans les trois groupes les 117 affaires ou groupes d'affaires. L'information a renoncé à étudier celles qui ont été classées dans la 3ème catégorie comme n'étant pas soumises à l'influence de l'inculpé (on y trouve cependant des sociétés où il détient 24,27% et même 47% du capital, et quatre sociétés dont il est personnellement administrateur). Dans les deux autres groupes, on a pu écarter certaines affaires de minime importance ou échappant à la suspicion par leur objet. Restent celles qui sont « susceptibles de s'être exercées dans le cadre du secteur allemand » ; elles atteignent encore en valeur 68% du total.

A - Premier groupe (où Worms possède le contrôle absolu)
1°) Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire (59% du capital à Worms)
A l'armistice, cette société possédait neuf navires pour l'exploitation de ses services maritimes : elle en gérait un autre pour le compte de l'État. Ces bâtiments ont été réquisitionnés par les Allemands, d'autres furent arraisonnés par les Britanniques ; un fut torpillé ; un autre fut cédé aux Allemands en vertu de l'accord Laval-kauffmann ; un autre put enfin parvenir à Dakar.
On ignore tout des conditions dans lesquelles fut poussée l'exploitation.
Les exercices de 1940 à 1943 sont clos sans bénéfice, ni perte, les soldes créditeurs ayant été affectés à la reconstitution du matériel naval.
2°) Société française de transports pétroliers
Cette société dont le capital est à l'État pour 30% et à Worms pour 24,52%, est présidée par ce dernier que l'État a chargé de la gérance technique. La flotte a subi les mêmes vicissitudes que celles des autres sociétés maritimes, il ne semble pas que par son objet, elle pût permettre à Worms de servir les intérêts allemands.
3°) Consortium maritime tunisien
II effectue des opérations très variées (transit, manutention, affrètement, commerce de combustibles, etc.), la moitié du capital est à Worms.
Après le débarquement en Afrique du Nord, le gouvernement d'Alger a désigné le professeur Bienvenue comme contrôleur surveillant de la société Worms. Celui-ci précise qu'en 1939 le Consortium était géré par un nommé de Castro représentant l'élément italien et un nommé Rougé, agent de Worms. La Tunisie libérée, Worms craignit que cet élément italien n'empêchât la société d'entrer en rapports avec les Alliés : aussi se transféra-t-il à lui-même le matériel et les droits incorporels du Consortium en concluant deux pseudo-contrats de location : le loyer prévu était fort modique, la réparation du matériel demeurait à la charge du Consortium. Ses deux contrats furent souscrits d'un côté par un représentant de Worms, de l'autre par le représentant du Consortium, en l'espèce .... le sieur Rougé. La direction du Blocus d'Alger a examiné cette situation en son temps.
4°) Société de transports maritimes pétroliers (69% du capital à Worms)
Elle gérait pratiquement un unique navire pétrolier de 11.000 tonnes qui fut coulé en avril 1940 : elle n'aurait eu aucune activité pendant l'occupation.
5°) Compagnie charbonnière de Provence (69% du capital de Worms)
Elle n'aurait pas travaillé avec l'ennemi.
6°) Les Combustibles montois (75% à Worms)
Elle n'aurait pratiquement pas travaillé avec l'ennemi.
7°) Société d'approvisionnement pour le chauffage central (99% à Worms)
Elle n'aurait pas travaillé avec l'ennemi.
8°) Entrepôts maritimes de la Manche (64% à Worms)
Elle n'a eu aucune activité pendant l'occupation.
9°) NV Wester Financiering Maatschappig à Rotterdam
C'est un holding propriétaire des immeubles où Worms est installé à Rotterdam et à Dantzig. L'inculpé détient 99% du capital de la Wester qui possède de nombreux titres français et étrangers. L'expert nous assure que l'activité financière de cette société ne semble avoir subi aucune influence allemande. Worms avait refusé la cession amiable d'immeuble sis à Dantzig et placé sous séquestre : les Allemands s'en emparèrent moyennant une indemnité de 110.000 RM. Dans cette affaire, la société Worms a conservé une attitude irréprochable : elle ne manque pas d'en fournir toutes les preuves.
10°) Département minier Worms
En juin 1941, Worms a étendu dans le domaine minier et a désigné, pour animer cette nouvelle branche, M. Cantacuzène qui s'occupait jusqu'alors des questions de pétrole dans une société de son groupe.
Il a créé d'une part la Société d'études et d'explorations minières qui a acquis le contrôle de trois autres sociétés et d'autre part une société africaine (2ème semestre 1942) : nous n'examinerons que les sociétés métropolitaines.
a) Société d'études et d'explorations minières - Setem (90% à Worms)
A titre propre, la Setem s'est consacrée à des permis de recherches pour le gisenent de molybdène du Ballon d'Alsace. Ces permis furent cédés à la Setem en janvier 1943, alors que l'IG Farben Industrie avait déjà fait des propositions à leurs détenteurs. Cependant l'IG Farben continua à négocier avec la Setem puisqu'on fait mentionner dans deux lettres d'un projet de contrat d'acquisition qui avait recueilli l'accord de la firme allemande et des autorités d'occupation, et pour la perfection duquel il ne manquerait que la ratification définitive de la Setem et du Service des mines. L'IG Farben demandait à la Setem de lui confirmer par écrit qu'au cas où le gouvernement français conférerait à la Setem une concession définitive, l'IG Farben aurait priorité pour acquérir la totalité de la production du gisement.
Selon M. Cantacuzène, ce contrat a été imposé par le Majestic ; aucun minerai n'a été fourni à l'ennemi. Rien au dossier ne permet de contredire cette affirmation. Les Allemands s'intéressaient vivement au molybdène et les négociations étaient avancées ; les documents relatifs à cette affaire apparaissent aujourd'hui d'une rareté un peu suspecte.
La Setem s'est assuré le contrôle de trois sociétés minières précédemment fondées :
a) Société des mines de Charrier
Worms a acquis en novembre 1941 52% du capital de cette société qui exploite dans l'Allier des mines de cuivre, d'étain et d'argent. Les Allemands s'y intéressèrent en fin 1943, mais avec peu d'insistance.
b) Société des mines de Montmins
Acquise par Worms en fin 1941 - 86% du capital -elle exploite dans l'Allier un gisement de wolfram, minerai apprécié pour la fabrication d'aciers spéciaux en raison de sa teneur en tungstène et manganèse.
On trouve au dossier deux paragraphes d'un projet de contrat établi le 6 mai 1942 par les Allemands et qui devait être signé par les Mines de Montmins et l'IG Farben Industrie. M. Cantacuzène affirme que ce projet n'eut pas de suite et que la mine fut intégralement aménagée avec du matériel français ; à cet égard encore, l'information est réduite aux allégations des intéressés. Tout aurait été mis en œuvre pour freiner la production ; les Allemands exaspérés auraient occupé la mine en juin 1944 : on cherche à faire accroire que les échantillons remis aux géologues de l'IG Farben venus sur place avaient été choisis de manière à faire ressortir une teneur en tungstène inexploitable.
c) Compagnie minière des Vosges
Elle n'a rien produit sous l'occupation.
11°) Société privée d'études et de banque (à Worms pour 80%)
N'ayant pu parvenir à une annexion du capital Worms, le Dr Hettlag, directeur de la Commerzbank, aurait prié qu'on lui cédât une participation dans cette société qui a pour objet toutes opérations financières. Pour "se le concilier" Le Roy Ladurie accepta une option de principe sous réserve de l'accord du gouvernement français ; il aurait alerté immédiatement le directeur du Trésor. L'option n'aurait jamais été levée.

B - Deuxième groupe : principales participations où Worms possède une part importante du capital
L'expertise en énumère quelques-unes pour lesquelles il n'a pas paru nécessaire de procéder à des investigations :
a) Entrepôts souterrains d'hydrocarbures,
b) Préservatrice Accidents,
c) Société minière et électrique des Landes,
d) Société privée de réescompte,
(toutes sans rapports avec l'ennemi)
e) Ateliers Moisant Laurent Savey,
f) Groupe Noël Ernault (Worms n'en contrôlerait pas la gestion),
g) Conserveries de Bordeaux (n'a travaillé, sauf réquisitions) qu'avec les organismes officiels de répartition),
h) Entreprises de grands travaux hydrauliques (les dirigeants de cette entreprise se sont constamment refusés à travailler pour les Allemands : le président et le directeur général ont été arrêtés par les Allemands comme résistants. Worms n'est pas majoritaire dans cette société.
Reste à étudier un certain nombre de sociétés qui ont provoqué des actes d'information dans le présent dossier.
Nous plaçons à part :
a ) Établissements Japy : ils font l'objet d'une instruction séparée. Worms y est intéressé comme actionnaire (en déc. 1940 45% de 40.000.000, en 1943 38% de 105.000.000) et comme banquier : il reconnaît qu'il en inspire la politique. L'information Japy n'est pas close.
b) Société tunisienne de l'hyperphosphate Réno
Depuis 1940, cette société est tombée sous la dépendance du Comptoir des phosphates d'Atrique du Nord qui fait l'objet d'une instruction séparée ; il a donc paru opportun, par réquisitoire du 6 mai 1946, de joindre à cette information les pièces du dossier relatives à l'Hyperphosphate.
c) Groupe Molybdène
Il est constitué par trois sociétés où Worms possède des intérêts importants. L'une d'entre elles, la société Le Molybdène a livré aux Allemands 25 tonnes de molybdène (le molybdéne est utilisé à la fabrication à peu près exclusive de l'armement). L'information n'a pu mettre en cause jusqu'ici que le sieur Guernier, directeur général de la société, à l'exclusion de Worms qui dispose cependant du molybdène par l'étendue de ses participations, à l'exclusion aussi de Jacques Barnaud qui, étant à cette époque délégué aux Relations économiques franco-allemandes et qui en cette qualité a connu de l'affaire du molybdène à Wiesbaden. II convient donc de retirer les pièces relatives au molybdène du dossier d'information Worms et de constituer un dossier séparé, sauf à examiner la responsabilité de Worms si des éléments nouveaux apparaissaient au cours de cette instruction distincte.

Nous passons à l'étude sommaire de :
1°) Manufacture centrale de machines agricoles C. Puzenat
Les établissements Puzenat qui exploitent deux usines en Saône-et-Loire avaient suspendu leurs paiements en 1938 : Worms consentit à garantir l'exécution de leur concordat moyennant divers avantages (prise de 30% du capital, désignation de deux administrateurs et du directeur général, etc.).
En 1938, Puzenat reçut du ministère de l'Armement des commandes d'obus, de fourgons, de matériel accessoire pour un montant de 40.000.000 F : à l'armistice, le stock en cours d'usinage fut enlevé par les Allemands comme prise de guerre.
La Commission de justice du CNR avait signalé que Puzenat aurait sollicité des commandes ennemies et aurait reçu une commande d'obus qui, peut-être, aurait été transformé en commandes d'essieux et de roues.
Le personnel subalterne (mais comment furent choisis les 14 témoins entendus ?) a confirmé les déclarations de la direction. On aurait refusé de fabriquer du matériel d'armée. Pour les machines agricoles, on n'aurait pas pu opposer la "même intransigeance". De même trois autres commandes auraient été imposées par le ministère de l'Agriculture allemand : deux commandes de 1.225 et 2.500 râteaux-trieurs (dont 1.500 seulement furent livrés après un délai fort long) et une commande de 8.000 trieurs (dont 3.500 seulement furent livrés). L'exécution de ces marchés, contemporaine des périodes de relevé, aurait servi à étudier partiellement les obligations à l'égard du STO. Puzenat a embauché de nombreux réfractaires ; il nie semble pas que la direction ait accéléré l'exécution des commandes ennemies, lesquelles n'ont pas dépassé 6% de l'activité totale de l'entreprise.
2°) Groupe Fournier-Ferrier
Il est constitué par deux sociétés :
a) Établissements Fournier-Ferrier au capital de 48.000.000 F dont en apparence 2% à Worms (objet social : fabrication de savon, bougies, oléines diverses) ;
b) Société générale des matières grasses, holding dont 26% à Worms.
L'information nous apprend que des difficultés particulières sont nées à propos d'une filiale du groupe, la Société normande des corps gras.
Worms se serait intéressé à Fournier-Ferrier vers novembre 1942 ; on l'aurait "sollicité" de mettre fin à des actions contentieuses entre actionnaires et de prendre la direction du Groupe. Le Roy Ladurie conduisait les pourparlers : il apprit que la Société normande était l'objet de pressions du groupe allemand Henkel qui désirait acquérir la majorité de cette firme et qui avait déjà accaparé complètement la marque Persil, propriété du groupe anglais Lever.
Selon l'inculpé, Worms se serait refusé à une cession de majorité : devant cette attitude, Henkel aurait seulement demandé à faire participer Fournier-Ferrier et leurs filiales à l'exploitation des procédés allemands. Le seul document produit au dossier est une lettre de Le Roy Ladurie, en date du 23 février 1943, adressée au représentant d'Henkel et où il résume l'état des négociations. Rappelant au "cher docteur Richter" que Worms est majoritaire dans le groupe Fournier-Ferrier (on ne concevrait pas qu'il ne le fût point pour mener de tels entretiens), l'inculpé propose un pool pour la vente en France des fabrications Henkel. Mais ajoute-t-il, ce qui est apparu comme beaucoup plus important que ces indications, c'est qu'un accord entre Henkel et Fournier-Ferrier n'aurait de sens et de prix pour les intéressés que s'il était un témoignage du désir des deux parties contractantes d'établir des relations d'ordre technique, industriel et commercial tout à fait confiantes. Cet accord est subordonné à l'agrément des autorités professionnelles et gouvernementales dont dépendent les deux parties. Or, en France, il ne pourra être obtenu que si le différend Henkel-Lever est réglé dans des conditions équitables de nature à apaiser les inquiétudes françaises. Worms et Cie « travaillent dès à présent par tous les moyens en leur pouvoir à hâter cet arrangement qui n'aurait de valeur et de portée que s'il était conclu dans une atmosphère de confiance... »
Henkel n'aurait pu tomber d'accord avec les représentants français de Lever ; il aurait insisté pour que Fournier-Ferrier exploitât ses procédés. La Production industrielle que Le Roy Ladurie aurait consultée, « aurait été d'avis qu'aucun accord ne devait être passé sur le plan particulier, mais seulement général » (?). Cette correspondance n'a pas été retrouvée : on l'aurait "probablement" détruite lors de l'arrestation de Le Roy Ladurie par les Allemands...
3°/ Commerce avec les pays du Nord (notamment Suède)
Deux sociétés d'obédience Worms ont fait du commerce avec les pays scandinaves :
1°) La Société centrale d'achats pour l'Europe du Nord qui a exporté, selon les inculpés, 43.000.000 F de produits de luxe à l'aide de licences régulières.
2°) L'Union des exportateurs français pour l'Europe du Nord (UEFEN) qui, créée en 1939 par quelques grosses firmes, est aux mains de Worms dans la proportion de 45%. En 1941, elle obtint de devenir le correspondant exclusif de l'organisme de compensation suédois (Sukab). Les échanges réalisés en 3 ans se sont élevés à 222 millions de francs à égalité entre importation de produits suédois (papier, machines à écrire, etc.) et exportation de produits français de luxe.
Le délégué du gouvernement suédois auprès du Comité d'Alger a attesté en avril 1944 que toutes les marchandises originaires de l'Afrique française et importées en Suède par l'UEFEN n'avaient pas fait l'objet d'autorisation de réexportation vers d'autres pays. On avait soupçonné que certaines d'entre elles auraient pu être acheminées vers l'Allemagne : dans une entreprise nord-africaine, on avait découvert en effet une circulaire de l'UEFEN en date du 20 septembre 1941 qui annonçait la suppression de l'exigence de non-réexportation formulée jusqu'alors pour les marchandises à importer en Suède : l'UEFEN se félicitait de cette nouvelle situation et elle disait disposer, pour faciliter ces opérations, d'une liaison plus rapide et plus sûre que la poste. Si les Allemands levaient l'interdiction de non-réexportation, était-ce bien pour faciliter le commerce suédois avec les Alliés ? Quel crédit attacher au certificat du délégué suédois qui en 1944 avait manifestement intérêt à couvrir le correspondant exclusif de la Sukab.
Worms énonce un argument de logique : si les Allemands avaient voulu se procurer les marchandises que l'UEFEN importait en Suède, ils pouvaient les acheter en France sans exportation de devises et sans majorations pour frais de transport et commission suédois.
Est-il sûr que certains produits de l'Afrique du Nord auraient pu passer sur mer s'ils n'avaient pas été munis dès le départ d'Alger d'une licence à destination d'un pays neutre ? L'examen de la liste des marchandises ainsi expédiées n'aurait pas manqué d'intérêt.

 

Troisième partie
Résultats d'ensemble et attitude générale des inculpés pendant l'occupation

A - Les résultats nets obtenus par la société Worms sont en bénéfice de 9.000.000 pour 1941, de 9.000.000 en 1942, de 6.000.000 en 1943, en perte de 32.000.000 en 1944, soit au total une perte de 8.000.000 F à laquelle s'ajoute une perte de 800.000 F pour les résultats à l'étranger. (A titre indicatif, on observe que Worms a réalisé en 1938 et 1939 41.000.000 de bénéfices). Cette perte provient surtout du département "Constructions navales". La part des résultats afférents au secteur allemand est malaisée à déterminer : l'expert la fixe entre 39.000.000 et 19.000.000 F en perte. Nous avons nous-mêmes été amenés à considérer d'autres chiffres. Ce qu'on peut affirmer, c'est que d'après la comptabilité de la société, les affaires traitées avec les Allemands n'ont pas laissé de profits à la maison Worms en raison de certaines circonstances : commandes non réglées, bombardements, avances irrécouvrables.
L'expert constate que l'accroissement des éléments d'actif réel (portefeuilles-effets et portefeuilles-titres, notamment) ne correspond pas à la concrétisation d'un bénéfice. Il aurait été plus intéressant, si cela avait été pratiquement possible, d'apprécier la valeur vénale de la société Worms à supposer que les associés eussent désiré s'en défaire en 1939, en janvier 1940 (après augmentation du capital par incorporation des réserves) et en septembre 1944.
L'examen de la situation de fortune des inculpés d'après leurs déclarations au Comité des profits illicites, ne paraît pas révéler d'accroissement imputable au secteur allemand.
B - Outre les contacts économiques que nous avons énumérés jusqu'ici, le dossier fait sommairement état - reproduisant surtout les déclarations des inculpés - de leur activité politique.
Worms a groupé sur son nom aussi bien les attaques de la presse d'occupation (on lui reprochait d'être attentiste et anglophile) que celles de la presse de la Libération. Il affirme qu'il ne s'est jamais occupé de politique et qu'il n'a subventionné aucun parti et notamment le Parti populaire français. S'il a eu des rapports avec des ministres, c'est en qualité d'armateur et de constructeur naval. Jacques Barnaud a cessé toutes fonctions à la Banque, dès qu'il eut repris un rôle politique. Pucheu n'a jamais appartenu au groupe Worms ; sans doute il est devenu directeur général de la société Japy que Worms réorganisait et où, semble-t-il, "il n'avait alors que des intérêts minoritaires..., mais aussi longtemps que Pucheu a dirigé la Production industrielle puis l'Intérieur, il n'a eu aucun contact avec lui. Il serait inexact que l'inspecteur des Finances, Jacques Guérard, secrétaire général de Laval, appartînt aussi à la Maison Worms ; il était jusqu'en 1939 président de La Préservatrice ; Worms qui a réorganisé cette société, "n'y a qu'un intérêt minime" (il y possède cependant le 1/4 du capital).

L'attitude de Le Roy Ladurie est plus équivoque. Chargé des contacts avec l'occupant, il a rencontré des industriels allemands, dont certains étaient connus de lui dès avant-guerre.
Il a entretenu des relations avec la Wehrmacht, les SS et la Gestapo, il a vu des officiers allemands à leur résidence, il en a invité dans des restaurants. Mais cette action, d'apparence fâcheuse, était menée, dit-il, en vue d'épargner la mort ou la déportation à certains Français ou de recueillir des renseignements militaires. Il justifie qu'il a pu sauver quelques-uns de nos compatriotes, qu'il travaillait avec le colonel Navarre, qu'il a hébergé des résistants en difficultés et que sur autorisation de Worms il a mis des sommes importantes à la disposition d'organisations clandestines.
Avant la guerre, Le Roy Ladurie a rencontré Doriot dont il a « suivi le mouvement avec intérêt et sympathie », mais il fut vite déçu par la personnalité de ce chef de parti. Il avait pour amis Claude Popelin et Pierre Pucheu qui s'occupait des questions budgétaires au PPF ; un de ses propres collaborateurs était membre actif du parti et lui-même a eu l'occasion de transmettre les contributions de certaines personnes qui savaient ses relations avec des dirigeants. Ni Worms ni lui n'ont subventionné "La liberté". Pendant l'occupation, il a rencontré Pétain, Darlan, Weygand, Huntziger, Paul Baudoin, Laval. Jacques Barnaud est son ami intime, mais jamais l'activité publique de ceux-ci, pas plus que celle de Jacques Le Roy Ladurie (son frère), de Pucheu, de Lehideux ou de Guérard n'ont interféré avec la gestion de la maison Worms. Et l'inculpé de s'élever contre le "mythe ridicule" de la synarchie auquel on a mêlé son nom.

 

Quatrième partie
Conclusion

Une poursuite n'est pas fondée quand elle repose seulement sur quelques faits imprécis et sur le rapprochement de certains noms. Nous avons énoncé les éléments favorables et défavorables aux inculpés en examinant chacune des affaires qui les ont intéressés ; nous ne pensons pas que leur assemblage donne à l'accusation la cohérence indispensable.
Certes la disparition opportune de documents, l'habilité des inculpés, la situation difficile des personnels laissent entrevoir qu'un certain nombre de faits nous échappent. La maison Worms a subi le contact de commissaires allemands pendant 4 années sans que sa gestion ait paru profondément affectée : au prix de quelles concessions ? C'est en vain que la DGER a été priée de faire rechercher les deux commissaires qui se sont succédé Bd Haussmann. Dans plusieurs cas, il semble bien que la direction bénéficie aujourd'hui de l'inertie louable de ses plus modestes employés (constructions navales, mines...). II y a eu certainement des rapports sérieux avec des firmes telles que Henkel, la Commerzbank, l'IG Farben : comment extrapoler du peu de correspondance retrouvée ou déduire de toute celle qui manque ? Les éléments sont trop fragmentaires pour justifier une décision de renvoi devant une juridiction. Il convient toutefois de réserver l'examen des affaires Japy, Comptoir des phosphates et de Molybdène.
Dans ces conditions nous disons :
1°) qu'il y a lieu de disjoindre du présent dossier, les pièces relatives à la société Molybdène pour en constituer une information distincte,
2°) qu'il n'y a pas charges suffisantes contre les nommés Worms Hypolite et Le Roy Ladurie Gabriel d'avoir commis le crime d'intelligences avec l'ennemi et qu'il y a lieu d'ordonner le classement de l'affaire, sauf à réouvrir en cas de survenance de charges nouvelles.

Le Commissaire du gouvernement adjoint
Jean [nom illisible]

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