1945.09.05.De Robert Labbé.A Hypolite Worms (sans signature)

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5 septembre 1945

Quelques jours avant mon départ pour l'Angleterre, j'ai reçu la visite de Peyrecave qui, comme vous le savez, en tant que gérant de la Sita, s'occupe activement des charbons allemands, en liaison avec les armements fluviaux sur le Rhin. Celui-ci était venu me faire part d'une information qu'il venait de recueillir d'une source sûre, à savoir que les Anglais avaient l'intention de s'assurer le monopole du trafic des charbons allemands exportés par voie maritime (Gand, Anvers, Rotterdam, le cas échéant, Hambourg). Il m'a demandé, sachant que je partais pour l'Angleterre, si je pouvais me renseigner à Londres sur la chose, n'étant pas sans s'inquiéter considérablement sur le plan de l'intérêt national.
A mon arrivée à Londres, je m'en suis, bien entendu, ouvert au colonel Thompson, lui demandant son avis en ce qui concerne la personnalité avec laquelle je pourrais m'entretenir de cette question. Il me conseilla, plutôt que d'en parler à Lord Hindley, de m'en ouvrir à Harrisson, président de la British Coal Exporting Federation. Celui-ci me reçut très aimablement le jour même de mon arrivée, soit le mardi, et j'ai eu avec lui une longue conversation sur cette question.
Il a paru tout d'abord assez étonné que je sois en possession de tels renseignements et m'avoua franchement quelle était la position des marchands anglais. Ceux-ci estiment qu'ils ont subi de lourds dommages de guerre par la diminution considérable de leur production, partant de leur capacité d'exportation. Ils estiment, dans ces conditions, que leur droit à réparation ne saurait être mieux concrétisé que par un avantage à leur reconnaître en ce qui concerne la disposition des produits allemands. Leur plan, très simple, remis au gouvernement, consiste à se désintéresser de tout ce qui est exportation par voie ferrée ou par voie fluviale par le Rhin amont (notamment sur la Suisse) qui serait laissée aux Français, eux-mêmes prenant en mains tout ce qui a trait à l'exportation des charbons allemands par voie maritime. Il s'agit non seulement de la vente, mais de tout ce qui y a trait, manutentions aux ports d'embarquement, et automatiquement, on ne saurait en douter, large contrôle sur les affrètements et les ventes de soutes.
Je n'ai pas manqué, en insistant sur le caractère personnel de l'opinion que j'exprimais, de lui faire part de mon étonnement, en tant que citoyen français, de voir ainsi annihiler les relations suivies que, depuis si longtemps, la France avait établies avec les houillères allemandes, et qu'il me semblait extraordinaire que mon gouvernement pût admettre sans protester une telle concession.
Nous avons déjeuné ensemble la veille de mon départ, c'est-à-dire il y a 15 jours, sous les auspices du colonel Thompson, au City Club, déjeuner extrêmement sympathique au cours duquel nous avons à nouveau examiné la question. Dans l'intervalle. II avait eu quelques réunions avec ses collègues, mais il ne voyait pas, m'a-t-il indiqué, la manière dont on pourrait faire intervenir la France, étant donné que les Anglais voulaient bâtir une organisation complète qui ne saurait être coupée en plusieurs morceaux.
A mon avis, une solution pourrait consister à ce que l'on respecte à la base le quota afférent à la part française d'importations en provenance de la Ruhr et du Bassin d'Aix-la-Chapelle par voie maritime d'avant-guerre, quitte, si l'on voulait pour le surplus à considérer que du point de vue français du charbon allemand pourrait remplacer du charbon anglais, à due concurrence de l'exportation de ce dernier sur la France, également avant la guerre. Les choses en sont restées là.
A mon retour, j'ai cru bon d'en prévenir Picard, qui a été extrêmement intéressé par la chose et qui, de ce chef, est parti pour Londres il y a quelques jours, avec Pascal et Buis. J'en ai également informé Calvet, chef de cabinet des Finances, qui a paru intéressé, et j'ai cru bon également d'en saisir René Mayer qui, je dois l'avouer, a pris la chose en rigolant, m'indiquant que le développement de notre politique vis-à-vis des Américains nous permettait d'envisager que les Anglais seraient amenés à composition. Je suis assez sceptique sur ce dernier point. Je compte encore en parler à quelques personnes.
Ce qui ressort de tout cela est un risque très réel qui dépasse, bien entendu, notre qualité de particulier, puisque le problème se situe sur le plan gouvernemental. Mais sur ce plan même, je n'ai pas manqué de souligner à mes interlocuteurs les graves inconvénients qu'il y avait vis-à-vis de l'étranger à voir plusieurs personnes parlant de la même question, à savoir Picard, président de l'Atic, la Mission de la production industrielle à Londres avec Nathan et Guéronic, la représentation française à l'ECO, la direction des Mines enfin. Il est indispensable qu'une seule personne ait en mains l'intégralité de la représentation de nos intérêts houillers à l'extérieur.
Bien que je n'aie grande illusion sur la portée de mes démarches, je crois cependant qu'un certain nombre de gens sont alertés et que la question n'échappera pas à nos officiels.
La conclusion est que toute cette affaire aurait dû, dès l'origine, être traitée sur le plan "négoce" et non sur le plan "production", comme on l'a fait avec les ingénieurs des Mines.
Je vous tiendrai au courant des prochains développements de cette affaire.
Sur un tout autre sujet, peut être ai-je omis de vous indiquer que John Burness était rentré au bureau et que je l'avais rencontré à Londres quelques jours avant mon départ, en parfait état et prêt à reprendre sa tâche.


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