1945.08.07.D'Olivier de Sèze.Témoignage

Ce document est également conservé aux Archives nationales de France - Caran, sous la cote : F12 9566.

Le PDF est consultable à la fin du texte. 

Démobilisé récemment (mi-juillet 1945) après une absence de deux ans et demi et n'ayant pu encore récupérer mes papiers que j'avais mis en sûreté à mon départ de Paris en février 1943, il est possible que certaines dates ou certains détails aient un caractère d'imprécision qu'il serait facile de corriger en cas de besoin dans les semaines qui viennent.
Si mes souvenirs sont exacts, c'est dans les derniers jours du mois d'octobre 1940 que le ministère des Finances me faisait demander d'accepter les fonctions de commissaire de la société Worms & Cie dans laquelle le gouvernement allemand exigeait la présence d'un commissaire, conformément à une ordonnance allemande du mois de mai 1940 qui prévoyait cette nomination dans toutes les entreprises israélites des pays occupés.
Mon acceptation étant subordonnée à la manière dont ce rôle devait être compris, je me renseignai à la Banque de France et constatai avec plaisir qu'il s'agissait uniquement pour les commissaires d'empêcher la dilapidation des avoirs français et de s'opposer à tous les moyens à ce que l'économie allemande se substituât aux entreprises françaises.
Une insistance très vive fut déployée vis-à-vis de moi, me faisant valoir que la campagne de presse laissait prévoir une hostilité particulière des Allemands vis-à-vis de cette Maison et que l'importance et la variété de ses éléments d'activité donneraient vraisemblablement lieu, surtout en ce qui concerne les affaires de navigation et de constructions maritimes, à des exigences qu'il ne fallait satisfaire sous aucun prétexte.
Dans les jours qui suivirent, je rendis visite à M. Hypolite Worms, que je n'avais jamais rencontré auparavant, pour me rendre compte si l'esprit dans lequel je comptais exercer ma mission était compatible avec son tempérament ; une courte conversation me permit de me rendre compte à la fois que je pouvais être absolument en confiance avec lui et qu'il partageait mon sentiment sur la victoire certaine de la coalition anglo-saxonne. Il revenait à ce moment d'Angleterre où il avait exercé de hautes fonctions pour le compte de la Marine marchande française et disposait, de ce fait, d'éléments sérieux.
Le lendemain de cette entrevue, j'étais avisé que ma désignation prenait un caractère beaucoup plus problématique du fait que Ies Allemands exigeaient la nomination d'un commissaire allemand ; à la suite de négociations auxquelles je ne fus pas mêlé, le ministère des Finances, obligé de céder devant cette exigence, obtint cependant ma désignation au titre de commissaire-adjoint.
L'entrée en fonction des commissaires doit dater des derniers jours du mois d'octobre 1940.
Pour ma part, ces fonctions ont duré jusqu'au 8 novembre 1942, époque à laquelle j'ai décidé, avec plusieurs de mes frères, de rejoindre l'armée d'Afrique du Nord.
Je me suis ouvert de ce projet à M. Worms ; depuis deux ans que je voyais vivre ce contrôle, malgré de nombreuses et souvent vives réclamations, les Allemands n'avaient rien pu obtenir qui présentât un intérêt réel et, bien que j'estimasse que cette situation avait toutes les chances de se prolonger, je ne voulais pas que mon départ risquât d'amener des événements que ma présence et mon activité avaient justement pour but d'éviter.
M. Worms se rendit très aisément à mes raisons et il fut convenu entre nous que, pour éviter des réactions dans le cas où ce départ serait remarqué, je tenterais de me faire régulièrement relever de ces fonctions.
Une démarche tentée auprès du ministère des Finances devait aboutir, un mois plus tard, à la cessation de mes fonctions.
Deux des plus anciens et plus importants compartiments : le charbon et l'armement, avaient perdu en fait toute activité au mois d'octobre 1940.
Le département "charbon", depuis sa création, importait, pour le répartir ensuite, du charbon anglais et l'état de guerre avait automatiquement mis fin à ce trafic.
De même, ce qui restait de la flotte ayant appartenu à la Maison était réquisitionné par le gouvernement et la Maison n'exerçait plus aucun rôle de direction.
Dans ces conditions, il n'y sera plus fait allusion dans la suite de ce document.
Les constructions navales ont été, autant que je m'en souvienne, entreprises au cours de la guerre 1914-1918 dans les chantiers du Trait qui étaient spécialisés dans la construction des pétroliers et des sous-marins.
En octobre 1940, un certain nombre de navires en voie d'achèvement au Trait furent saisis par les Allemands et déclarés prises de guerre ; la marine allemande fit imposer par le gouvernement français l'achèvement d'une partie d'entre eux.
Sans qu'il soit possible de me souvenir exactement des détails, je me rappelle cependant que M. Hypolite Worms fit tout ce qui était en son pouvoir pour freiner le plus possible ces opérations.
II me semble que l'achèvement d'une partie des bateaux commencés fut interrompu.
Pour ce qui est des autres et bien que la pression allemande ait été continue et violente, au moment de mon départ, un seul sous-marin avait été livré ; j'ai appris, à l'époque, qu'il était dépourvu d'une partie de son armement.
Au cours de longues et fréquentes conversations que j'eus avec les dirigeants de la Maison et avec la direction du Trait, je ne leur ai connu qu'une préoccupation : retarder au maximum et par tous les moyens la sortie de ces navires qui, tout au moins en ce qui concerne le sous-marin livré au moment de mon départ, aurait dû l'être dans les derniers mois de 1940.
C'est là la seule préoccupation que j'aie connue à M. Worms et à ses directeurs des Chantiers de construction pendant le temps où j'ai été en rapports avec eux.
En ce qui concerne les Services bancaires que ma profession me mettait mieux à même d'apprécier, pendant mes 26 mois de présence, je n'ai jamais vu obtenir par les Allemands la moindre satisfaction aux nombreuses demandes qu'ils ont formulées et dont certaines auraient pu avoir des conséquences graves.
Monsieur Le Roy Ladurie, directeur des Services bancaires, qui, en raison de sa connaissance de la langue allemande, discutait le plus généralement avec les deux commissaires qui se sont succédé : M. von Ziegesar et M. von Falkenhausen, a su manœuvrer avec eux très habilement et ne donner satisfaction à aucune demande dont l'acceptation se serait traduite par l'introduction d'influences allemandes dans une affaire française.
Dans les derniers mois de 1940, M. Goudchaux, associé, a dû démissionner pour enlever à la société son caractère israélite puisqu'il était le seul associé à pouvoir être considéré comme tel tant aux yeux de la loi française que de la loi allemande.
M. von Ziegesar, qui était petit directeur de la Commerz Bank à Cottbus, avait espéré se faire valoir aux yeux de sa direction en suggérant à son président directeur général, un certain Hettlage, de demander à devenir associé, aux lieu et place de M. Goudchaux, dont la donation de ses parts à ses enfants pouvait ne pas être reconnue par les autorités allemandes.
J'ai pu suivre les efforts remarquables déployés par M. Le Roy Ladurie à l'époque pour s'opposer à ce projet dont la réussite aurait pu avoir les plus grosses conséquences : dans ce cas, il n'est pas douteux à mes yeux que l'emprise allemande, dès sa création, serait devenue considérable et que tout ce qui a été dissimulé ou minimisé aurait été connu et par conséquent utilisé au profit de la machine de guerre allemande.
II ne faut pas oublier que les textes réglementaires allemands donnaient aux commissaires les pouvoirs les plus étendus. Mais, dès le début, favorisé du reste par la notion très juste que M. von Ziegesar avait de ses possibilités et de ses limites, j'avais pu faire adopter une sorte de modus vivendi qui limitait l'exercice du contrôle à la communication, après leur rédaction ou leur utilisation, d'un certain nombre de documents journaliers dont la connaissance n'offrait que bien peu de dangers au point de vue français.
Les dispositions de ce "modus vivendi" ont été résumées dans une note qu'il doit être aisé de retrouver chez Worms & Cie.
Les seules relations intérieures entre l'Allemagne et les Services bancaires ont été des relations bancaires banales telles que comptes courants et certaines opérations de clearing de peu d'importance ; ces opérations, ordonnées par les différents commissaires, ne pouvaient être refusées et j'ai conseillé de les entreprendre de manière à conserver les facultés de résistance pour les objets qui en valaient la peine.
Parmi les entreprises auxquelles s'intéressait la Maison Worms & Cie, je me souviens notamment de certaines affaires minières : pour l'une, qui exploitait des gisements de tungstène dans le centre de la France, le ralentissement apporté aux opérations d'installation était tel, au moment de son départ de France, qu'il ne semblait pas y avoir de risques à ce que le métal prît le chemin de l'Allemagne.
Pour l'autre, (Molybdène au Maroc) j'ai gardé un souvenir précis des efforts déployés par la Maison pour empêcher que ce minerai, très précieux aux industries de guerre, quittât le Maroc. En arrivant dans ce pays, j'ai eu confirmation que, seule, une quantité infime eu égard à la production et surtout aux possibilités de production, avait été, sur l'ordre du gouvernement français, embarquée sur la France.
Je suis, bien entendu, à l'entière disposition des autorités de justice pour compléter et préciser, si besoin était, les indications forcément sommaires que je viens de donner de mémoire.

7.8.45

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