1945.06.14.Du journal Servir.Article

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Servir
14 juin 1945

Le complot de la synarchie française

La préparation et les hommes du complot

Le 22 février 1941, plusieurs hauts dignitaires de la synarchie pénètrent dans les conseils du gouvernement de Vichy. Ce sont Jacques Barnaud, François Lehideux et Pierre Pucheu, qui entrent au conseil des ministres respectivement comme délégué général du gouvernement pour les relations économiques franco-allemandes, délégué général à l'Équipement national et ministre de la Production industrielle. Ce sont aussi, mais à un échelon inférieur, deux publicistes, Paul Marion et Jacques Benoist-Méchin - autres synarques - qui deviennent secrétaires généraux adjoints à la vice-présidence du conseil.
Ceci se passe donc après le fameux 13 décembre, qui a chassé Laval pour quelques mois de la scène vichyssoise. C'est l'amiral Darlan qui est maintenant aux affaires. Jacques Barnaud, fondateur des "Nouveaux Cahiers", administrateur de la Banque Worms, est l'introducteur auprès de Darlan de cette équipe de "techniciens", mais derrière Barnaud, il y a un inspirateur que nous avons déjà vu : Gabriel Le Roy Ladurie. A vrai dire, M. D.-J. David nous montre la synarchie à l'œuvre à Vichy dès juillet 1940. Il parle de l'épuration qui est faite au lendemain de la défaite et qui « consiste, dit-il, à chasser les hauts fonctionnaires républicains, tandis que les membres du Mouvement synarchique d'Empire déjà en place recevaient avancements et prébendes » et que « les affiliés non encore installés au pouvoir étaient progressivement et rapidement l'objet de nominations ». Il parle plus loin des synarques qui, dès après le 10 juillet, « sont placés à la tête des principaux comités d'organisation et sections de répartition ». « On en garnit peu à peu, ajoute-t-il, les ministères d'administration politique (Intérieur, Justice) et culturels (Jeunesse, Information, Propagande, etc.). » Et la synarchie crée, en 1941, un établissement d'enseignement supérieur : l'Ecole supérieure d'organisation professionnelle (ESOP) du Centre d'information interprofessionnel (CIT), centre qui est le rouage supérieur des comités d'organisation. Gérard Bardet, qui figure dans le trio que nous avons montré au cœur du complot de la synarchie, Gérard Bardet, l'ami infime de Coutrot, est même devenu président de cet organisme essentiel du régime vichyssois. Ainsi donc la synarchie s'est insinuée partout dès avant le 22 février 1941. A cette date, c'est seulement une ascension nouvelle, beaucoup plus spectaculaire que les précédentes : les synarques détiennent, maintenant, sinon tout le pouvoir, du moins un très important secteur du pouvoir, "les postes essentiels du nouvel État", dira Fabre-Luce. A côté des ministres, les cabinets et les bureaux se peuplent de synarques. Paringaux, chef de cabinet de Pucheu, en est un (il est mort par la suite dans des circonstances mystérieuses), Claude Popelin, chef de cabinet de Lehideux, un autre, avant de devenir le synarque de l'équipe giraudiste d'Alger. Jean Terray, au Travail, en est un aussi. Jean Bichelonne, à la Production industrielle, également, de même que Culmann, inspecteur des Finances, son bras droit, qui est un des rares à avoir échappé à l'épuration du gouvernement français actuel. Et nous pourrions en citer d'autres, ceux notamment de la "cellule" Worms : Robert Gibrat, Henri Dhavernas, Robert Havard, Jacques Guérard. Ce dernier fut le secrétaire général de Laval. Avec Pucheu et Bardet, il était au conseil d'administration des Établissements Japy, dont la Banque Worms est restée le principal actionnaire.

Le pacte synarchique

Tels sont les hommes du complot. Sur le complot lui-même, nous possédons à l'heure qu'il est trois témoignages concordants. Ceux de MM. D.-J. David et Philippe Magné sont particulièrement accablants. Celui, très différent, d'Alfred Fabre-Luce, synarque lui-même, qui cherche à minimiser le complot, ne l'est pas moins, nous semble-t-il, en fin de compte.
Toute la démonstration de M. D.-J. David est fondée sur un document : le pacte synarchique révolutionnaire (PSR) qui liait les affiliés français de la synarchie. Il s'agit d'un texte d'une centaine de pages ronéotypées pourvu d'une reliure luxueuse en carton souple et doré qui était remis à chaque affilié, en général contre décharge signée. Ce pacte est divisé en treize chapitres et contient 598 propositions. On y trouve un aperçu des méthodes révolutionnaires de la synarchie et en particulier (proposition 51) cette idée que le seul moyen de supprimer les guerres est la révolution synarchiste. Révolution préventive (prop. 255) « qui doit être installée au cœur de l'État et servie par une élite synarchiste ». « Conquête de l'État, soit par la prise du pouvoir, soit par accession au pouvoir » (prop. 121). Autres propositions intéressantes dans cette partie (344 et suiv.) : « La profession organisée et hiérarchisée est l'instrument capital de la révolution synarchiste ». Quant au régime synarchique, il est d'abord antiparlementaire (prop. 80) ; puis il est fondé sur la profession organisée et hiérarchisée (prop. 306 et suiv.) laquelle « est complètement intégrée dans la constitution synarchiste de l'État par le truchement des quatre ordres synarchiques », M. David montre comment une partie de ces conceptions furent réalisées par Vichy sous la forme des comités d'organisation. « Seules, écrit-il, les ententes de producteurs et de distributeurs de produits furent édifiées, c'est à dire celles intéressant le haut patronat ».
Mais nous ne voulons pas refaire ici l'étude de M. David. L'auteur analyse assez longuement aussi les propositions de politique étrangère dans lesquelles il voit une « colossale machine de guerre destinée à détruire l'Angleterre et l'URSS ». Nous y voyons plutôt, quant à nous, des rêves ambitieux de "techniciens" du découpage des puissances mondiales, des rêves assez voisins de ceux d'un comte Coudenhove-Kalergi, lequel n'est effectivement pas si éloigné, quoi qu'on en ait pensé, des vastes conceptions mondiales du totalitarisme hitlérien. Quoi qu'il en soit, l'intérêt du document publié par M. David c'est de nous montrer un pacte révolutionnaire liant les affiliés de la synarchie, un programme qui est de toute évidence d'esprit pro-fasciste (avec des nuances qui font penser au régime de Salazar), un plan général rédigé en bonne partie, semble-t-il, par Coutrot et qui établit en clair la préméditation du complot.

Le fascisme à Vichy

Les révélations de M. Magné, quant à elles, confirment assez exactement les commentaires que M. David a écrits au pacte synarchique et dans lesquels il nous montre ce pacte appliqué dans plusieurs de ses parties, et à la lettre, par les synarques de Vichy. M. Magné nous montre d'abord d'où vient "cette équipe de tacticiens subtils", de "gangsters éclairés", de "jongleurs corrosifs", de ces hommes « dont l'autorité mal assise exigeait cependant une obéissance absolue ». Ils venaient de tous ces groupements et mouvements qui, de gauche à droite, avaient surgi de la déliquescence française des années troubles de l'avant-guerre. « Entre ces groupes, de nombreux traits communs, écrit M. Magné, un même mépris des transitions, un même goût de la violence, d'évidentes sympathies pour le fascisme et l'hitlérisme, de grands besoins d'argent... » Puis il nous montre les cinq "équipiers" du ministère Darlan manifester un esprit d'étroite solidarité, faire bloc au conseil des ministres sur presque fous les grands problèmes, Benoist-Méchin (l'instigateur secret de Montoire, courtisan gourmé d'Abetz) et Marion donner à la "collaboration politique" un caractère de franche détermination, de rapide foulée, cependant que Pucheu, Lehideux et Barnaud se partagent avec plus de pondération le secteur économique et n'opposent à leurs interlocuteurs allemands de l'Hôtel Majesfic que de trop frêles contre-sapes au démantèlement du patrimoine français. « Ils apparaîtront, qu'ils l'aient ou non voulu, dit M. Magné, comme les artisans d'une politique de non-résistance, comme les complices d'une sorte de collaboration, sourde, hésitante, voilée, mais payante pour l'Allemagne. »
Sur le plan intérieur, mêmes constatations. Les mesures économiques et sociales des synarques prennent l'aspect d'une entreprise de réaction sociale, d'un étranglement sans merci du minimum vital de l'ouvrier. En même temps, les chefs les plus marquants du patronat se trouvent appelés à la direction des comités d'organisation, c'est-à-dire à la dictature effective de l'économie française. M. Magné juge sévèrement « cette introduction massive, voyante, des administrateurs de sociétés dans les cabines d'aiguillage de l'économie dirigée ». Il est un peu évasif, mais assez clair néanmoins, lorsqu'il parle des liens qui unissent les équipes synarchistes et certaines grosses affaires internationales, dont les "Stahlwerke" et le groupe Hermann Gœring. Il nous dit aussi que le maréchal Pétain, trompé en diverses occasions par les synarques (jusqu'à voir corrigés par eux, sans qu'il en sût rien, certains de ses édits au Journal officiel), se méfiait d'eux, mais qu'il n'eut pas le courage de les congédier. Enfin, M. Magné ne veut voir dans l'équipe synarchiste de Vichy que tdes hommes d'intelligence et d'action que l'orgueil, un soir, visita, et qui, s'étant emparés, en cordée, du pouvoir ne surent, au cours d'une période tragique, qu'y donner la mesure de leur faiblesse, de leur inexpérience, de leur superbe ». N'oublions pas cependant que ce jugement date de mai 1944, que les révélations faites depuis aggravent singulièrement le cas des synarques et qu'au reste M. Magné a conclu lui-même, parlant d'eux : « Ils ont joué et mal joué. La France, par leur faute, a perdu ». Et ailleurs il parle des ruines de la France qui sont le bilan de l'expérience synarchiste.

Les "froids calculs" de la synarchie

Mais voici Alfred Fabre-Luce et son "Journal de la France", n°3 (mai 1942 à mai 1943). N'oublions pas, en le lisant, que nous avons affaire à un synarque (déjà signataire en 1934 du plan du 9 juillet), à un "collaborateur" notoire, à un représentant de la haute finance, par le Crédit lyonnais, très compromis lui-même dans la "collaboration". Fabre-Luce parle des hésitations vichyssoises, en particulier de la "résistance inattendue" de la Russie à l'Allemagne : « Une politique de collaboration devait-elle tout de même être poursuivie, à contre-courant de l'opinion, dans l'intérêt du pays ? », demande-t-il. Mais citons l'auteur (page 117 de son livre) : « C'est le problème que s'est posé objectivement le petit groupe d'esprits froids qui, de 1940 à 1942, a tenu en mains les leviers de commande de la politique française. Ces hommes, tous nés autour de 1900 et liés antérieurement par des collaborations d'affaires, ont monopolisé par une cooptation discrète les postes essentiels du nouvel État. Barnaud aux relations économiques franco-allemandes, Pucheu à l'intérieur, Lehideux à la production, Le Roy Ladurie à l'agriculture, Terray au travail : telle est la liste des synarques qui circule dans le public. » Mais pour rester dans la coulisse, d'autres n'ont pas joué un rôle moins important. On a dit qu'ils étaient membres d'une organisation capitaliste à ramifications internationales, visant au rétablissement rapide de la paix. Plût au ciel qu'il existât dans les pays divisés par la guerre quelques syndicats soucieux de défendre, même dans un but égoïste, les traditions et les richesses de la vieille Europe !
On reconnaît ici le cynisme invraisemblable de Fabre-Luce. Mais voici encore un aveu qui confirme ce que nous avons dit : « La Banque Worms, qui passait pour être le centre français de ce complot, avait été seulement le lieu d'une rencontre d'hommes. Les synarques s'étaient mutuellement choisis par affinité d'intelligence. Quand ils se sont égrenés en 1942... la collaboration pourra encore relever de la foi ou de la résignation ; elle ne relèvera plus du froid calcul politique. »
On sait où ce "froid calcul" des "réalistes" de la synarchie (le mot est aussi de Fabre-Luce) a conduit les synarques. Si nous comprenons bien la suite assez embrouillée des explications de l'auteur du "Journal de la France", les synarques voyaient juste, mais c'est l'Allemagne qui ne jouait pas le jeu, c'est l'Allemagne qui manqua le coche de cette "contre-assurance" qu'eux, synarques, cherchaient à prendre en Afrique en prévision d'un débarquement allié. « Ah ! si l'Allemagne avait compris plus tôt qu'elle ne pouvait prétendre à la victoire absolue, si elle s'était inspirée dès 1940 des sages principes (! - réd.) qu'elle a fini par énoncer en 1943 ! », soupire le synarque Fabre-Luce (page 122).

Démission

Le chapitre d'où nous tirons ces extraits est intitulé "Démission des synarques". L'occupation d'Alger (8 novembre 1942) a marqué, dit l'auteur, l'échec définitif de leur politique. M. Philippe Magné écrit, de son côté : « Et puis l'amiral Darlan disparut de la scène de Vichy. Il disparut chassé par les intrigues de ces ministres qu'il avait si légèrement et si libéralement accueillis. La synarchie redécouvrit Laval, et par la voie de Gabriel Le Roy Ladurie, chef ténébreux mais véritable de la bande, réclama le retour de l'ancien président du Conseil. Mais Laval, qui connaissait les hommes, n'était pas d'humeur à s'embarrasser longtemps d'aussi présomptueux alliés ». Il jeta par-dessus bord ceux qui n'avaient pas déjà démissionné. Des cinq ministres, seul Marion surnagea jusqu'en 1944 dans un poste officiel, non plus à la propagande, mais à la présidence des "Waffen SS" françaises. Aujourd'hui, si nous sommes bien renseignés, la plupart des synarques sont dans les prisons de la IVe République. Mais est-ce la fin de la synarchie ? M. D.-J. David en discerne déjà quelques troublantes survivances et il esquisse les espoirs qu'elle peut nourrir encore. C'est une autre histoire que nous pourrons peut-être écrire dans quatre ou cinq ans. L. D.

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