1945.01.20.De Hypolite Worms.Note

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Au moment de signer ma demande de liberté provisoire, je voudrais préciser certains faits, jeter la lumière sur certains actes de ma vie passée qui pourraient paraître obscure à ceux qui ont suivi depuis le début le développement de la campagne calomnieuse dont j'ai été l'objet.

I - Mes sentiments intimes ne sont ignorés de personne. Mon anglophilie est notoire. Elle n'est du reste pas récente. Elle date d'il y a maintenant plus de trente-cinq ans, du début de ma carrière commencée en Angleterre.
J'ai épousé une Anglaise, ma fille unique a épousé un Anglais, mes trois petits-enfants sont de nationalité anglaise. La branche de la famille Worms à laquelle j'appartiens deviendra donc automatiquement anglaise à la prochaine génération.
D'autre part, la Maison Worms presque centenaire (fondée en 1848), est installée en Angleterre depuis 1853 et en Égypte depuis 1869. Elle possède des intérêts considérables en Grande-Bretagne où elle figure parmi les exportateurs de charbon les plus importants. Par contre, ses rapports commerciaux avec l'Allemagne où elle n'avait qu'une succursale à Hambourg et depuis 1918 seulement, ont toujours été peu développés et limités à une ligne de navigation au cabotage international qui reliait les ports français à Hambourg et Brême.
La Maison Worms ne pouvait donc pas, en collaborant avec l'ennemi, risquer de compromettre une situation basée depuis cent ans sur le commerce franco-anglais : c'est une question de bon sens.

II - Puis-je me permettre de rappeler ici les services que j'ai rendus à la cause alliée pendant la guerre, entre novembre 1939 et juillet 1940 ?
J'étais alors chef de la délégation française au Comité exécutif franco-anglais des transports maritimes, chargé de mettre en commun les ressources maritimes des deux pays :
1/ c'est moi qui ai réussi à affréter la flotte grecque après l'échec subi par le gouvernement britannique dans ses négociations ;
2/ en novembre 1939, nous n'avions à notre disposition en tout et pour tout que les trois millions de tonnes de la flotte française ; au moment de l'armistice, la France disposait de sept millions de tonnes, c'est-à-dire d'un tonnage suffisant pour assurer à plus de 100% ses besoins totaux d'importation de matériel de guerre et de ravitaillement ;
3/ c'est moi qui, de ma propre initiative, ai négocié avec le gouvernement britannique et obtenu de lui qu'il mette à la disposition de la France une part proportionnelle de sa construction navale marchande. L'accord était en cours de signature au moment de son départ de Londres ;
4/ j'en viens maintenant aux accords, appelés plus tard "accords Worms", que j'ai également négociés seul et signés avant de quitter l'Angleterre, le 7 juillet 1940.
Au moment de l'armistice, la France avait en affrètement direct deux millions de tonnes de navires neutres qui devenaient inutilisables, mais qui représentaient une charge énorme, tant par la location des navires qui avaient été affrétés pour la durée de la guerre (et dans les accords interalliés de tonnage, la guerre ne finissait pas avec l'armistice franco-allemand), que par la valeur des navires qui, en cas de perte, devaient être remboursés aux armateurs. La responsabilité de la France à cet égard était considérable. J'ai, après l'armistice, - sans autre mandat qu'un pouvoir que Monsieur Rio, ministre de la Marine marchande, m'avait signé avant de quitter Paris avec le gouvernement français - obtenu le transfert amiable de cette flotte de deux millions de tonnes à l'Angleterre. Celle-ci, en échange, acceptait de prendre en charge tous les engagements présents ou à venir du gouvernement français et, en outre, de nous créditer à leur prix d'achat, de toutes les cargaisons saisies par elle, tant sur ces navires neutres que sur tous les bateaux français et anglais, soit en mer, soit dans tous les ports du monde.
J'ai signé ce document le 7 juillet 1940, c'est-à-dire quinze jours après l'armistice, sur un vague télégramme de l'amiral Darlan, émanant vraisemblablement de Clermont-Ferrand.
Pour apprécier la portée de ces accords et l'ordre de grandeur des responsabilités personnelles que j'ai prises dans le but unique de servir les intérêts français et anglais, on peut utilement faire appel au témoignage de Monsieur Emmanuel Monick, alors attaché financier à Londres et actuellement gouverneur de la Banque de France qui a assisté à toutes les négociations conduites par moi et les a complétées par un protocole financier qui en a assuré l'exécution.

III - Quelle a été mon attitude au moment de l'armistice et dès mon retour en France ?
Je voudrais à cet égard signaler deux faits :
1- quelques jours avant la demande d'armistice, étant à Londres et ayant la conviction que le gouvernement français ne se rendait pas compte de la volonté farouche, non seulement du gouvernement anglais mais aussi du peuple tout entier, de poursuivre la guerre quoiqu'il arrive, je suis allé trouver le même Monsieur Monick, le plus éminent des représentants de l'ambassade de France restés à leur poste, et je l'ai incité à partir en avion pour Bordeaux, dans l'espoir que l'exposé qu'il ferait de l'état d'esprit anglais amènerait le gouvernement français à penser qu'il y avait peut-être une autre solution que celle de demander l'armistice.
Il effectua ce voyage qui, malheureusement, n'eut pas de succès.
2- parti d'Angleterre le 17 juillet et arrivé à Vichy le 1er août, je suis immédiatement allé voir les membres du gouvernement que je connaissais pour leur redire la certitude que j'avais que l'Angleterre - et l'expérience a montré que je ne m'étais pas trompé - poursuivrait la guerre jusqu'au bout.
Rentré à Paris, après avoir liquidé ma mission, je ne me suis plus occupé que de la conduite des affaires de ma Maison. Je n'ai plus eu le moindre contact avec aucun des membres des différents gouvernements qui se sont succédé, en dehors du ministre de la Marine, chargé de la Marine marchande et, ce, professionnellement en ma qualité d'armateur.

IV. Dans ces conditions, certains peuvent se demander pourquoi je ne suis pas resté en Angleterre.
Si je n'avais écouté que mes sentiments intimes, je l'aurais certainement fait. J'avais avec moi ma femme, ma fille, mes petits-enfants ; la défense des intérêts de ma Maison en Angleterre et en Égypte aurait suffi à m'occuper.
Mais j'ai toujours, dans ma carrière déjà longue, fait passer mes intérêts personnels après ce que je considérais comme mon devoir.
Or, mon devoir de chef de Maison était de rentrer en France.
Je n'aurais pas été digne d'être "patron" si j'avais abandonné à l'ennemi toute la force économique que représente la Maison Worms dont plus des trois-quarts des intérêts se trouvent en territoire métropolitain.
Je n'aurais pas été digne d'être "patron" si j'avais abandonné à la merci de l'occupant des dizaines de milliers d'employés ou d'ouvriers (si l'on tient compte des industries dans lesquelles ma Maison a une influence prépondérante, matérielle ou morale).
Si j'étais resté en Angleterre, la Maison Worms et tout ce que représente sa force pour l'économie du pays, auraient été détruits par l'ennemi.
En effet, la Maison Worms n'est pas une société anonyme où on peut, à volonté, remplacer le président ou le directeur général sans gêner la marche des affaires, mais une société en commandite simple avec des associés-gérants dont je suis le chef. Moi parti, la Maison ne pouvait plus fonctionner. II ne restait que deux associés, dont l'un, israélite, était amené à prendre sa retraite. D'autre part, la Maison Worms, en partie israélite, était par conséquent particulièrement vulnérable. Je savais que les Allemands, devant cette situation raciale mal définie et la fuite de son chef, n'auraient pas manqué de la détruire ou de s'en emparer.
Je suis donc rentré pour me battre, car, personnellement et bien que racialement 50% israélite, je suis né et baptisé catholique et que, de plus, ayant épousé une protestante, aucune des lois raciales introduites par les Allemands en France ne m'était applicable.
Je suis revenu enfin, parce que je venais de signer à Londres des accords d'une grande portée pour et après la guerre et je voulais être à même de justifier mes actes, s'ils avaient dû être critiqués. Je le devais à ma conscience, mais je le devais aussi au gouvernement anglais qui m'avait fait confiance et vis-à-vis duquel il fallait que mes actes fussent avalisés par le gouvernèrent français, ce qui fut fait.
Voilà pourquoi je suis rentré, en laissant en Angleterre ma femme qui n'a pu venir me retrouver, avec les plus grandes difficultés, que dix mois plus tard et en quittant ma fille unique et mes petits-enfants que je n'ai pas vus depuis cinq ans.

V. On m'a accusé d'avoir joué un rôle politique.
Pendant quatre ans, la presse asservie - et j'ai retrouvé les mêmes insinuations dans la presse libérée - a prétendu que j'inspirais le gouvernement de Vichy.
Sur ce point, je serai bref : je me contenterai de déclarer de la façon la plus formelle - et je défie quiconque de prouver le contraire - que, ni moi, ni ma Maison, depuis qu'elle existe, n'avons fait de politique.
Je n'ai jamais vu de ma vie le maréchal Pétain. Je n'ai eu, à mon retour de Londres, que trois courts entretiens avec l'amiral Darlan, alors ministre de la Marine, pour le mettre au courant des accords que j'avais signés avec l'Angleterre et pour obtenir qu'il les entérine et me donne quitus de ma gestion.
Je n'ai vu qu'une fois dans ma vie Monsieur Pierre Laval fin septembre ou début d'octobre 1940, lorsque j'ai eu avec lui un quart d'heure d'un entretien fort désagréable, que j'ai relaté au cours de mon instruction.
Sur les quelque soixante-cinq ministres qui ont formé pendant quatre ans les différents gouvernements de Vichy, je n'en ai pas connu dix et encore pour les avoir rencontrés avant la guerre, sur le plan professionnel. Je n'en ai revu aucun, après les visites que je leur ai faites à mon retour de Londres ainsi que je l'ai indiqué plus haut.

Hypolite Worms

20 janvier 1945

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