1940.00.De Jacques Fournier.Rapport de mer (non daté) sur la perte du Cérons

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NB : Ce document non daté est classé au 12 juin 1940.
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"Cérons"

Rapport

Le 10 juin 1940, le P.21 "Cérons" du 1er groupe des patrouilleurs auxiliaires, appareilla de Cherbourg pour le Havre et navigua de conserve avec le "Pessac".
Le 11 juin 1940, vers 07.00 (été), amarré quai Joannès Couvert, où le commandant doit attendre des ordres. Dans la matinée, M. Yves Grouselle, enseigne de vaisseau de 2ème classe de réserve, officier en second, fait l'acquisition en bonne et due forme d'une chaloupe à moteur, appartenant à un navire norvégien ou suédois, coulé en rade, près des tanks à pétrole. En outre, le commandant de ce navire, donna à notre bord, l'autorisation de prendre tout ce qui était susceptible de nous être utile.
Essais infructueux du moteur de la chaloupe. Celle-ci est hissée à bord et prend place à tribord sur les chantiers de la baleinière en bois. Dans l'après-midi, je vais en youyou, avec les matelots TSF Gobard et Le Cardiner à bord du vapeur scandinave et y prends : poste de TSF, couvertures, fauteuils, dresse de pavillon, pavillons, objets de pansement, ustensiles de cuisine, etc.
Quelques alertes et bombardements de la ville et du port. Enfin à 21.00 (été) reçu ordre d'appareiller pour Saint-Valéry-en-Caux.
Le 12 juin 1940 à 00.00 (été) M. J. Bargain, maître principal de réserve, me rend le quart (consigne : réveiller le commandant sur rade de Saint-Valéry-en-Caux, où nous devons retrouver un destroyer anglais). Le "Cérons" est à ce moment chef de flottille : il a derrière lui une vingtaine de navires de tous tonnages : chalutiers, terre-neuviers, petits chalutiers et le P.22 "Sauternes".
Le cap d'Antifer a été dépassé et on aperçoit un ou plusieurs incendies à Fécamp. Mer belle, temps blanc, visibilité moyenne. En lisant les ordres donnés au commandant, la veille au soir, j'apprends que toute la flottille doit se mettre aux ordres d'un navire anglais et que nous allons rechercher des troupes encerclées par l'ennemi.
Vers 02.45 (été) aperçu par tribord 1 à 2 quarts AV, un navire à deux cheminées. Allumé le feu vert. Le navire aperçu ne signale pas sa manœuvre, il nous coupe la route à quelques mètres de notre étrave. Battu en AR pour éviter abordage. C'est une malle très probablement anglaise, faisant route vers le SW à grande vitesse. Éteint le feu de route et remis en route.
A 03.15 (été) prévenu le commandant que nous étions sur rade de Saint-Valéry-en-Caux dont on aperçoit l'incendie. A partir de ce moment, le commandant reste sur la passerelle. Entre 03.30 et 04.00 (été) aperçu le destroyer anglais. Celui-ci donne des ordres en anglais, par porte-voix. Personne ne les comprend. Il fait le tour de tous les navires ; quelques-uns d'entre eux se rapprochent de nous et, par porte-voix, nous disent qu'ils ne comprennent rien aux ordres donnés par le destroyer anglais. A 04.00 (été) au moment où je rends le quart à M. Y. Grouselle, officier en second, le commandant donne l'ordre de suivre le destroyer anglais.
A 05.45 (été) je suis réveillé pour mettre toutes les embarcations à l'eau. Sur le pont, j'aperçois toute la flottille mouillée avec deux destroyers anglais. Le "Cérons" est mouillé près de terre : distance approximative : 200 à 300 mètres. On entend la canonnade au loin. L'équipage est mis au poste de combat. Mise à l'eau de toutes les embarcations : 1 baleinière en fer, 1 baleinière en bois, la chaloupe à moteur (malgré de nouveaux essais, le moteur se refuse à marcher), 1 youyou. Commencé à prendre des soldats à terre pour les embarquer à bord.
Vers 07.00 (été) je vais moi-même dans le youyou, et, en regagnant le bord, je constate que le navire a mis sa machine sur "en avant" ; l'hélice remue du sable. En approchant, par l'arrière, je prends son tirant d'eau arrière et m'aperçois que le navire est à l'extrême limite permise pour faire route (4 m 85). Arrivé à bord, laissé embarquer les soldats pris à terre et reçu l'ordre d'aller sur le P.22 "Sauternes", mouillé à bâbord en avant de nous, chercher des lance-amarres, afin d'allonger une remorque que notre baleinière en fer avait de la difficulté - vu la distance à parcourir et le poids de la remorque - à faire passer sur le "Sauternes".
Accosté sur le "Sauternes" pris un bout d'un lance-amarres que je fais ensuite passer à la baleinière en fer. Retourné à terre rechercher quelques soldats. La canonnade se rapproche des navires sur rade. Ceux-ci au poste de combat répliquent. Au retour, en approchant de mon bord, reçu l'ordre de les envoyer directement sur le "Sauternes".
De retour du "Sauternes" accoste mon bord et embarque.
J'ai pu constater que le "Cérons" déjauge très vite : apparence de mousse verte sur les murailles. A bord, j'apprends qu'un chalutier a refusé de prendre une remorque pour nous déséchouer. Un autre armement prend le youyou et prend les soldats déjà à bord du "Cérons" pour les transporter sur le "Sauternes". A partir de ce moment, aucune de nos embarcations ne va prendre les troupes à terre, mais au contraire, elles font la navette entre "Cérons" et "Sauternes" pour y envoyer les soldats que nous avions pu embarquer.
Pendant ce temps, le "Sauternes" essaie de déséchouer le "Cérons" mais en vain. Nos deux pièces de 100 babord tirent sur les Allemands, sans arrêt (Point A du croquis).
D'après les dires d'un matelot du "Cérons", le commandant du "Sauternes" (M. Lacaz, enseigne de vaisseau de 1er classe de réserve) voyant que le "Cérons" échoué, était perdu, aurait fait demander au commandant du "Cérons" s'il voulait faire passer tout son équipage sur le "Sauternes". Le commandant du "Cérons" aurait refusé, (propos qui m'ont été rapportés à l'hôpital d'Eastboune).
Il est environ 08.00 (été), reçu ordre de M. Bargain, maître principal de manœuvre de réserve, de surveiller la destruction des documents secrets. Descendu dans la chaufferie et ai mis moi-même les documents et papiers secrets dans les foyers d'une des chaudières.
Vers 08.30/09.00 (été) il ne reste plus que 4 navires sur rade : le P.21 "Cérons" échoué (2 m 50 d'eau à l'arrière) un chalutier belge complètement au sec sur la plage et deux chalutiers qui finalement appareillent. Tous les autres navires, ayant fait leur plein de soldats, avaient appareillé au fur et à mesure. Les deux destroyers anglais avaient disparu.
Mise à l'eau des radeaux : 1 grand et 5 petits. L'équipage est toujours au poste de combat. Des soldats isolés, ne comprenant pas que notre navire est échoué, s'efforcent de gagner le bord, malgré les exhortations du commandant à rester à terre, où ils seraient plus en sécurité, plusieurs d'entre eux embarquent.
Vers 09.30 (été) je descends dans la baleinière en bois, dont je suis le patron et où se tiennent trois de mes hommes : Thomines et Bernard, quartiers-maîtres de manœuvre et Rosselle, matelot sans spécialité, aide-manœuvrier. Reçois l'ordre de chercher et de ramener toutes embarcations en dérive sur rade. Je ne peux en ramener qu'une. A ce moment des Allemands apparaissent au point B du croquis et canonnent le navire. Celui-ci est donc sous le feu, à la fois, des éléments situés en A qui ont avancé vers Veules-les-Roses et en B.
Je fais accoster la baleinière en bois et la baleinière que je ramène, à tribord avant sous l'étrave et y rencontre une baleinière pleine de soldats complètement désemparés, ne sachant même pas se servir des avirons. Personne ne commandait cette baleinière. Tout le monde hurlait, personne n'agissait. La canonnade devenant très violente à tribord, je fais passer la baleinière en bois à bâbord. Durant ce court trajet, deux soldats réussissent à passer de leur baleinière dans la mienne. J'ai su depuis que c'étaient Louis Diverres, soldat au 206e RI et Gabriel Laurent, conducteur à l'EM du 3e RDP.
Le youyou monté par le quartier-maître de manœuvre, Yves Martin, patron et les matelots Cousin, canonnier, Rougeot, aide-manœuvrier, et Le Goff, cuisinier, reçoit l'ordre de chercher des embarcations à la dérive. Le youyou s'éloigne.
Vers 10.00 (été) un obus venant du point B éclate sous la pièce de 100 tribord AV la rendant inutilisable. Cet obus serait entré dans la cale 1 (propos qui m'ont été rapportés à l'hôpital d'Eastbourne). Un deuxième obus perce le roof à bâbord, un troisième perfore la passerelle à tribord. Étais et patards du coffre milieu sont cisaillés.
Entendu le sifflet : signal du poste d'évacuation. Les hommes disponibles du bord commencent à évacuer, la plupart gagne la terre, n'ayant de l'eau, qu'à mi corps, les canonniers démontent les culasses et les mitrailleuses et les jettent à l'eau, puis les uns se sauvent vers la terre, les autres vers les radeaux et baleinières. Je reçois ainsi dans ma baleinière quelques hommes. Voici les noms des hommes présents :
Fournier, maître de manœuvre, patron
Thomines, Adam, Bernard, quartiers-maîtres de manœuvre
Célerin, Rosselle, matelots sans spécialité, aides-gabiers
Malandain, Roisneau, Deser, matelots canonniers
Thierry, matelot canonnier télémétriste
Le Cardiner, matelot TSF
Kervieux, matelot sans spécialité aide fusilier
et deux soldats : Diverres et Laurent.
Soit 14 hommes, alors que la baleinière ne pouvait en porter, d'après le rôle d'évacuation que 11.
Reçu un ordre du commandant (aperçu pour la dernière fois sur la plateforme des 100 arrière) qu'au milieu de la canonnade et de la mitraille personne n'a entendu mais par le geste qui l'accompagnait, ai compris que nous avions à nous éloigner.
Largué la barre et gouverné pour prendre le large. Il était à peu près 10.30 (été). A vingt mètres du bord environ, un obus de 37 m/m (?) frappe notre baleinière par le milieu tribord. Les éclats font trois morts (Bernard, deux trous dans la boite crânienne - Rosselle, tout le côté droit déchiqueté - Hervieux, un éclat dans la tempe gauche et bras gauche partiellement coupé) et 7 blessés (Thomines, éclats dans le bras droit, bras cassé, pouce droit enlevé - Deser, bras gauche traversé - Roisneau, éclats dans l'aine et la cuisse droite - Célerin, éclats dans la jambe droite - Diverres, côté droit arraché - Laurent, égratignures - Fournier, poignet gauche et jambe gauche) et crève la baleinière qui fait eau.
Les hommes valides forcent la nage pour s'éloigner des points de chute des obus et de la mitraille. Le youyou qui avait reçu l'ordre de ramener des embarcations à la dérive, revenait sans en ramener aucune. Nous voyant nous éloigner du bord et ayant entendu mettre au poste d'évacuation, le youyou fit demi-tour et fit route de conserve avec nous. Un obus tombé près de son avant fait un blessé à bord (Rougeot, épaule droite) pendant plus d'une demi-heure les deux embarcations évoluèrent au milieu de la canonnade et de la mitraille en gouvernant le plus possible vers le large. On écope l'eau, mélange de sang, de cervelle et de débris de chair et de kapok - avec les casques, les sabots ou les chaussures on bouche comme on peut les trous d'éclats faits dans la baleinière.
Vers 11.40 (été) la canonnade ayant cessé, nous décidons, après avis complet et accord unanime de tout l'armement de la baleinière de jeter les corps de nos camarades tués, par-dessus bord. La place ainsi obtenue permet aux blessés de s'allonger tant bien que mal dans les fonds de la baleinière ou sur les bancs et soulage notre embarcation qui fait de plus en plus eau.
Un moment, le youyou nous rejoint, un des blessés léger, Desser, embarque à son bord.
A 12.00 (été) aperçu le soleil. Mis le cap approximativement à EW/WNW. Mer belle, Flot. Peu après entendu une très forte explosion.
A ce nouveau cap, aperçu un avion volant à faible altitude, avant d'avoir pu reconnaître sa nationalité, cet avion fait usage de sa mitrailleuse, par deux fois il revient sur nous et chaque fois nous mitraille. Après nous être rendu compte que c'était un allemand, nous nous étendons tant bien que mal dans la baleinière dans l'attitude de gens tués. Enfin il s'éloigne sans avoir touché qui que ce soit de la baleinière ou du youyou.
Aperçu dans le sud un navire à deux ou trois cheminées qui avait l'air de faire beaucoup de fumée. Le temps est blanc, la visibilité moyenne. On n'aperçoit plus la côte. Vers 12.30 (été) toujours eau à EW/WNW aperçu une fumée droit devant. Constate qu'elle se dirigeait vers nous. Vers 13.30/14.00 (été) youyou et baleinière accostent le vapeur anglais "Persia" de Londres, remorquant des vedettes et chaloupes.
Après les premiers soins donnés aux blessés et de la nourriture pour tout le monde, le commandant du "Persia" fit détacher une vedette et une chaloupe pour les blessés et les hommes valides du "Cérons". Fait route sur Newhaven où nous sommes arrivés le 13 juin 1940 à 06.00 (été). Les blessés ont été transportés à Eastbourne et hospitalisés à Saint-Mary's Hospital, où Diverres est mort le 14 juin 1940 vers 14.00. Les hommes valides (Martin Yves, Adam, Thierry, Le Goff, Le Cardiner, Malandain et Cousin) ont été envoyés dans un camp près de Liverpool. Ils ont été rapatriés par le "Jean-L.D.". Les blessé suivants : Deser, Roisneau, Célerin, Laurent, Fournier et Rougeot ont été rapatriés, le 5 octobre par le "Canada" et le "Sphinx" - Thomines, qui a été 5 ou 6 fois à la salle d'opérations et a subi 4 transfusions de sang, a dû probablement rester à l'hôpital d'Eastbourne.
Officiers :
Commandant - M. Lucien Eve, capitaine au long cours, enseigne de vaisseau de 1ère classe de réserve
Second - M. Yves Grouselle, élève officier Marine marchande, enseigne de vaisseau de 2ème classe de réserve
Maîtres :
Chefs de quart
- M. Ignace Bargain, capitaine au long cours, maître principal de manœuvre de réserve
- M. Jacques Fournier, lieutenant au long cours, maître de manœuvre de réserve
Chefs de service
- M. Chansard, maître canonnier
- M. Emile Tritschler, second maître canonnier
- M. Ricardo Martinato, second maître timonier
- M. Albert Barencon, second maître TSF
Chef mécanicien
- M. André Enguehard, officier mécanicien de 2ème classe, maître mécanicien de réserve
Parmi les membres de l'équipage, appartenaient à la Compagnie Worms :
- Manœuvre :
Martin Yves, Adam, Bernard, Rougeot
- Machine :
Bourhis, Merceur
Martin Yves, Adam et Rougeot ont été rapatriés.
Bernard a été tué.
Bourhis et Merceur sans nouvelles (prisonniers ?).
Le 12 juin, il y avait à bord 79 personnes : officiers, maîtres et matelots.

[Croquis]

Le 12 juin 1940.
Armement :
- 4 canons de 100 m/m
- 2 canons de 37 m/m
- 6 mitrailleuses sur 4 affûts
- 38 grenades sous-marines
- 2 appareils fumigènes
Moyens de sauvetage :
- 1 baleinière en fer
- 1 baleinière en bois
- 1 chaloupe à moteur (acquise le 11/6/1940, le moteur ne marchait pas)
- 1 youyou
- 1 grand radeau
- 5 petits radeaux
- Bouées couronne
- Ceintures de sauvetage



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