1930.04.De la Revue des questions coloniales et maritimes.Compte rendu d'un discours d'Hypolite Worms

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Pour la prospérité de nos chantiers de construction navale

De toutes nos grandes industries, au milieu de l’activité générale, qui depuis longtemps déjà et fort heureusement est la marque caractéristique de notre pays, où le chômage est pour ainsi dire inconnu, il en est une seule qui laisse percevoir actuellement un fléchissement, et dont l'avenir comporte tout au moins de la vigilance : c'est la construction navale.
Déjà, au lancement du Lafayette, de la Compagnie Générale Transatlantique, à Saint-Nazaire, M. Fould, l'éminent président des Chantiers de Penhoët avait, en présence de M. Forgeot, ministre des Travaux Publics et de la Marine Marchande, appelé avec une énergie jointe à une puissante force de claire argumentation, l'attention du pays sur la situation présente des constructions maritimes, le ralentissement des commandes et l'urgence de mesures propres à mettre fin à une situation qui ne laisserait pas de susciter quelque préoccupation si une bienfaisante réaction ne se manifestait bientôt.
M. Fould était d'autant plus autorisé à se faire le porte-parole d'une industrie dont on peut dire qu'elle représente un des plus beaux compartiments de l'activité française, que, par une bonne fortune particulière, les chantiers de Penhoët sont indemnes de la situation dénoncée dans l'ordre général par leur président.
Depuis, M. Hyppolite Worms, directeur de la Compagnie de navigation Worms, propriétaire elle-même des Chantiers de la Seine Maritime, donc à la fois constructeur de navires et armateur, a démontré avec non moins de force l'urgente nécessité d'une aide aux chantiers maritimes, en un remarquable discours prononcé aux chantiers du Trait devant la Commission d'études de l'Association des Grands Ports Français.
M. Hyppolite Worms s'est tout d'abord attaché à dénoncer ce qu'il a appelé la « barrière artificielle » que certains politiciens ont eu la malignité de créer jadis entre la construction maritime et l'armement. Il est permis de penser en effet que, s'il n'y a pas entre ces. deux piliers de notre statut sur mer la collaboration intime, la solidarité absolue indispensables à leur prospérité, donc au bien du pays, une semblable lacune serait rapidement comblée s'il existait entre les deux sphères en présence une solidarité majeure d'intérêts : à la condition, cela va de soi, que l'armement français trouve dans nos chantiers de construction des prix de revient et une rapidité d'exécution au moins égaux à ce que leur offrent fréquemment les chantiers étrangers. En effet, en matière économique le souci financier prime, forcément et en quelque ordre que ce soit, le sentiment ou la Sympathie.
M. Hyppolite Worms s'est efforcé de faire ressortir la communauté d'intérêts qui doit exister entre l'armement et les chantiers de construction.
Axiome qui, au demeurant, n'a pas besoin d'être démontré. Nul ne saurait démentir le dirigeant des Chantiers de la Seine Maritime lorsqu'il affirme qu'il est de l'avantage de l'armement d'éviter au pays de payer à l'étranger un lourd tribut pour le transport de son importation et de son exportation par mer ; puis, de créer une source de profits pour la nation en prenant part au plus grand nombre possible de trafics mondiaux.
Il faut à l'armement des navires bien construits et à bon marché.
Comme l'a dit l'orateur, on ne saurait contester que le jour où notre industrie pourra, sans consentir des sacrifices qui la ruinent ou tout au moins l'empêchent de prospérer, fournir aux prix mondiaux, le problème de sa vitalité sera résolu et les buts recherchés, atteints. Aussi, M. Worms d'affirmer que tout se réduit à une question de prix de revient. Or cette doctrine ne s'accorde guère avec le rôle joué par ce que l'orateur appelait au début de son discours une « barrière artificielle » entre l'armement et les chantiers de construction.
À égalité de technicité et d'exécution, voici donc la base même de ce qu'il serait exagéré d'appeler un conflit, mais de ce qu'on peut qualifier de défaut de solidarité, donc de collaboration. On ne saurait en effet reprocher à un armateur, lorsqu'il a à passer une commande d'une unité quelconque, de s’adresser à l'étranger si celui-ci lui offre des conditions, des délais de livraison et de vente nettement plus avantageux que ceux à même de lui être procurés par les chantiers français : assertion que me confirmait dernièrement, péremptoirement, le grand chef d'une de nos plus grandes firmes maritimes, personnalité d'un patriotisme élevé, défenseur éminent de nos intérêts maritimes dans le monde.

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Le problème se résume donc à examiner les raisons pour lesquelles notre industrie des constructions navales se trouve handicapée par rapport à ses concurrentes du dehors. Ces raisons, M. Hyppolite Worms les a développées avec une évidence et une netteté auxquelles il convient de rendre hommage. Elles se résument succinctement en ceci.
Chez nous, les matières premières sont trop chères : elles sont certes égales aux prix anglais ; mais, par contre, elles sont supérieures aux prix hollandais ou allemands. 11 serait indispensable que les métallurgistes consentissent certains sacrifices à l'endroit de la construction navale.
Il ne faut cependant pas se le dissimuler : ces sacrifices seront très difficiles à obtenir de la part d'une industrie qui, légitimement soucieuse de ses intérêts directs et pleinement alimentée par les besoins généraux, se résoudra difficilement à prélever sur sa fabrication un certain coefficient, sacrifié dans l'unique but de soutenir une autre industrie qu'elle considère à juste titre, si on se place à un point de vue purement commercial, comme un client ni plus ni moins intéressant pour elle que n'importe quel autre client.
C'est donc par des mesures d'État, et par elles seules, que le problème peut être résolu. M. Hyppolite Worms a parfaitement raison quand il affirme, par contre, que les tarifs de transport, en ce qui concerne les matières premières nécessaires aux chantiers, doivent être réduits, et qu'ainsi sera compensée la distance souvent excessive qui sépare les centres de production de matières premières des centres de fabrication, de transformation.
On a trop tendance chez nous à perdre de vue que l'industrie ferroviaire est une exploitation à double effet. Le premier, intrinsèque, en ce sens qu'il est tout naturel que les compagnies de chemins de fer s'appliquent à tirer de leur administration le maximum de rendement compatible avec les possibilités. Par contre, elles sont, de par leur statut même, un organisme public. Et si leurs conditions de fonctionnement viennent à peser, comme c'est d'ailleurs le cas actuellement, trop lourdement sur la vie générale du pays, il y a, de toute évidence, lieu d'envisager les modalités propres à conjuguer leur exploitation avec les nécessités nationales.
Or, dans le cas qui nous occupe ici, c'est, est-il permis d'affirmer, une nécessité de cette nature qui en est cause ; d'autant plus qu'il est tout à fait logique de considérer, comme l'a indiqué l'orateur, tout navire comme un article d'exportation et comportant par conséquent pour les chantiers une réduction des prix fermes appliqués aux profilés.
En ce domaine, aussi bien, tout s'enchaîne. La stagnation, pour ne pas dire autre chose, de nos chantiers entraîne un manque de spécialistes qui rend la main-d’œuvre onéreuse. « Faute de spécialistes », expose
M. Hyppolite Worms, il faut à la construction navale faire appel à des manœuvres dont le travail, grâce aux qualités de nos ingénieurs et de contremaîtres, fait honneur à l'adaptation française, mais dont le rendement est naturellement et inversement inférieur à celui que donneraient des ouvriers spécialisés.
Tout cela entraîne des délais de construction qui font que le navire coûte plus cher, des pénalités, des retards qui l'handicapent devant la concurrence étrangère. Sans compter que, ici comme partout en matière industrielle, au fur et à mesure que la production diminue, les frais généraux restent néanmoins sensiblement les mêmes : d'où une charge nouvelle et combien lourde pour les chantiers,
À ces conjonctures, enfin, s'en ajoutent d'autres, dont une des moins importantes n'est pas le coefficient des ordres passés à l'étranger, depuis la guerre, au compte des réparations. Si on peut même s'étonner d'une chose, c'est que le fameux plan Dawes n'ait pas pesé plus lourdement sur nos instruments de production dans tous les domaines par le redoutable facteur de concurrence à la production nationale qu'il porte en soi. Il n'en a pas moins constitué pour notre activité industrielle un grave danger dont la situation présente de nos chantiers donne, par la faiblesse vraiment déconcertante de nos lancements en ces dernières années par rapport à ceux de nos rivaux de l'extérieur, la plus nette démonstration.

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Autre point de vue non moins intéressant ni moins digne d'intérêt : les constructions neuves ne constituent pas à elles seules l'unique aliment de l'activité dans le domaine des constructions navales ; la réparation des navires joue un rôle considérable. Dans un récent article publié par Le Journal de la Marine, Le Yacht, notre distingué collaborateur et ami, M. G. de Raulin, étudiait lumineusement ce côté de la question.
Si l'outillage de nos principaux ports en cales sèches et en docks flottants se poursuit de façon satisfaisante, disait-il, à côté se place l'intervention des chantiers où doivent se faire les réparations. Ici encore interviennent deux facteurs majeurs : le prix de revient et la rapidité d'exécution. Cette dernière considération prend plus d'importance encore quand on considère ce que représente l'exploitation d'une grande unité.
Or, sous ce rapport, nous sommes encore handicapés. L'exemple récent du Paris en est la preuve : il était dans la grande cale sèche du Havre ; il en est sorti après consolidation de son avarie pour aller se faire réparer définitivement en Hollande ; et ce n'est pas la première fois que le fait se produit.
Si l'on songe qu'il a fallu, comme le fait ressortir avec raison M. de Raulin, payer une entrée et une sortie du bassin, dépenser du combustible pour le voyage aller et le voyage retour, tenir compte du temps perdu et de la valeur élevée du florin, et qu'en dépit de cette surcharge, la Compagnie Générale Transatlantique a eu avantage à envoyer son navire se faire réparer en Hollande, on se rend clairement compte de l'infériorité de réalisations devant laquelle on se trouve chez nous dans ces conditions.
À quoi bon en effet, doter à grand renfort d'énormes dépenses nos principaux ports de cales sèches et de docks flottants, si, lorsque des réparations importantes se présentent, c'est à l'étranger qu'il faut s'adresser pour qu'elles soient effectuées dans de bonnes conditions ? Cela tient-il au défaut des stocks ? Mais s'il est à peu près impossible dans les conditions actuelles pour un chantier de posséder un approvisionnement suffisant de tôles et de matières premières, une entente des constructeurs de navires sous ce rapport serait à même de parer à cette difficulté.
Aussi M. de Raulin préconise-t-il la création d'un magasin commun, dans des conditions à déterminer : comme, au surplus, la chose se pratique dans certaines grandes industries.
Si cette mesure n'a pas encore été réalisée, cela tient à l'indifférence de notre pays, c'est à cette indifférence qu'il faut faire remonter une semblable lacune, subsistant aujourd'hui encore en dépit de tant de leçons de l'expérience et de celles de nos concurrents. Au surplus, ces leçons n'ont point été perdues, faut-il croire, puisque Vile de France vient d'être réparé en dix jours, au Havre, d'une grave avarie éprouvée en entrant au port. L'honneur de ce tour de force revient, est-il juste d'ajouter, aux ateliers Béliard-Crighton et aux Chantiers de Normandie.
La Commission d'études de la marine marchande s'est préoccupée de cette situation ; elle a préconisé sinon provoqué le dépôt d'un projet deloi étendant l'entrée en franchise aux matières premières destinées à la réparation des navires. Ce qui, d'ailleurs, n'infirme en rien le principe de la communauté d'action dans la constitution d'un stock, sans négliger le concours que la marine nationale se déclare prête à fournir à l'armement en ses arsenaux de Cherbourg et de Toulon en particulier ; point demeuré, d'ailleurs, toujours en suspens.
Pourquoi aussi, demande M. de Raulin, ne pas, devant les obligations de la loi de huit heures, recourir au roulement par trois équipes ? En ce domaine, aussi bien, on se heurtera à l'infériorité de la spécialisation chez nous, cercle vicieux devant la raréfaction des travaux neufs, mais duquel on sortira progressivement grâce aux mesures précitées.
Et M. de Raulin de conclure : « Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il faut faire quelque chose et que ce quelque chose est entre les mains des ateliers de constructions navales. S'ils ne font rien, s'ils ne veulent pas entendre, ils ne devront pas s'étonner que les armateurs s'adressent aux chantiers étrangers. Mais, en tout cas, ne persistons pas dans la dissémination des efforts ». Nul ne saurait contredire la portée de cette assertion.
M. Hyppolite Worms, lui, voit le remède à cette situation dans une contribution de l'État, en particulier dans la protection. La thèse se défend ; elle trouve, au surplus, sa justification dans le mouvement de protectionnisme forcené que l'on constate aujourd'hui dans certains pays, en particulier aux États-Unis d'Amérique.
La loi sur le crédit maritime, la possibilité d'obtenir une diminution des charges fiscales doivent jouer leur rôle. Mais, à ces facteurs qui déjà sont essentiels, il en est un qui manque et dont M. Hyppolite Worms dénonce la carence : c'est l'opinion.

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L'orateur impute, avec combien de raison, la situation actuelle au défaut d'opinion, de cette opinion qui considère ces problèmes comme relevant exclusivement de la défense des intérêts privés, et qui n'a pas encore compris la portée de leur solidarité avec l'intérêt général.
Il est certain que c'est là un point sur lequel l'opinion est demeurée le moins avertie des questions maritimes. On ne saurait cependant contester que la connaissance des choses de la mer — et, parallèlement, de celles des colonies — a fait depuis quelques années dans notre pays de formidables et réconfortants progrès. Il n'est plus aujourd'hui de centre pédagogique où ces matières ne soient abordées. A l'heure actuelle, un quotidien qui ne réserverait pas une page à ces matières accuserait une infériorité dans sa rédaction. Beaucoup de grands journaux consacrent maintenant à la marine et aux colonies une page périodique. Aussi, en certains domaines a-t-on obtenu des résultats surprenants. C'est ainsi que voici seulement deux ou trois ans, les croisières touristiques maritimes, si longtemps négligées ou volontairement ignorées par l'armement, sont devenues une des branches les plus remarquables de son activité.
De cela je ne veux pour témoin que les deux pages de l'organe de la Ligue Maritime et Coloniale Française, Mer et Colonies, qu'il a fallu pour énumérer à titre de simple mention pour chacune d'elles les croisières organisées par toutes les grandes Compagnies de navigation françaises : Messageries Maritimes, Compagnie Générale Transatlantique, Chargeurs
Réunis, Compagnie Fabre, Compagnie de Navigation Mixte, Compagnie Havraise Péninsulaire, etc.
La Ligue, dont c'est d'ailleurs la raison d'être, tire sans fausse modestie une légitime fierté de ces résultats, pour une très large part dus à son action persévérante, énergique et pratique.
Il nous est, dirons-nous en terminant, tout particulièrement agréable de voir une personnalité aussi éminente et aussi autorisée que M. Hyppolyte Worms se préoccuper de l'action de l'opinion ; de cette opinion sans laquelle rien ne se fait ni ne se crée, dans une grande démocratie telle que la nôtre.
Est-ce une conversion ? Souhaitons-le, car nous avons souvenir que le très distingué armateur, jadis sollicité par nous, comme le furent tous ses confrères, de s'intéresser sous une forme, si modeste soit-elle, voire, pour le principe, comme simple adhérent à cent sous, à l'action de la Ligue Maritime et Coloniale Française, nous fit répondre que la stricte règle de sa maison était de n'intervenir, fût-ce dans la plus modeste mesure, en faveur d'une organisation quelconque en dehors de son propre cadre, et qu'il n'y avait pas lieu de déroger à cette loi, fût-ce en faveur de la Ligue.
Nous sommes, au surplus, vous vous en doutez du reste, cuirassés contre ces surprises. N'a-t-on point vu, à propos des bourses accordées aux jeunes filles du haut enseignement lors de nos croisières autour du monde, mises sur pied par nous avec le Journal, une de ces demoiselles, appartenant cependant aux plus hautes sphères de l'enseignement, se vanter de n'avoir pas payé sa cotisation à la Ligue Maritime et Coloniale, d'être par conséquent démunie de sa carte, et ajouter que, ne faisant pas partie de l'association, elle ne lui devait pas la moindre gratitude, ...quelle que fût la magnificence du présent à elle offert.
Ab uno...

Maurice Rondet-Saint

 

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